CIAC 2000 - Documents
 
Un bilan international de l'économie sociale dans le champ de l'insertion

par Louis Favreau, Université du Québec à Hull


 

Une équipe de chercheurs de la Chaire de recherche en développement communautaire (CRDC) de l'UQAH travaille depuis quelques années sur l'insertion, le développement économique communautaire et l'économie sociale. Engagé dans une recherche comparative avec huit pays européens, le coordonnateur de la CRDC, Louis Favreau, sociologue et professeur au département de travail social, a co-dirigé un ouvrage sur ces questions, ouvrage qui s'appuie sur des études de cas réalisées par des chercheurs dans chaque pays.  Il rend compte de cette recherche dans notre dossier du mois.
Issus des travaux de neufs pays, l'ouvrage intitulé Insertion et nouvelle économie sociale, un bilan international  a été publié chez Desclée de Brouwer à Paris en 1998 sous la direction de l'économiste belge Jacques Defourny, du Centre d'économie sociale de l'Université de Liège, de Louis Favreau, sociologue de la CRDC de l'UQAH et de Jean-Louis Laville du Centre national de la recherche scientifique (CNRS/CRIDA) à Paris. Déjà paru en espagnol, il paraîtra en italien et en anglais d'ici la fin de cette année. La contribution québécoise au projet a été fournie par Louis Favreau lui-même nourrie des travaux de membres de l'équipe scientifique de la CRDC et de membres de l'équipe d'économie sociale du Collectif de recherche sur les innovations sociales dans l'économie sociale et les entreprises(CRISES), dont il est le responsable.

La CRDC, tout comme l'équipe Économie sociale du CRISES à l'UQAH, centre leurs travaux sur l'observation et l'analyse des nouvelles réponses aux mutations du travail, de l'emploi et de l'État-providence qui se font jour. Ici, on pense à des initiatives telles que la signature d'un contrat de travail engageant la participation à un fonds d'investissement d'une centrale syndicale, l'émergence d'une entreprise d'économie sociale à la faveur d'une reprise d'entreprise ou la mobilisation d'une communauté pour sa survie et son développement autour d'une Corporation de développement économique communautaire (CDEC).
 

L'itinéraire de l'ouvrage et son questionnement de départ

L'économie sociale et l'insertion sont-elles de véritables solutions à nos problèmes de société? Peuvent-elles aplanir vraiment les difficultés liées à la crise de l'emploi  et s'attaquer efficacement à l'exclusion et au chômage? Si au Québec l'économie sociale a été notamment mise à l'avant-scène publique par le Sommet sur l'avenir de l'économie et de l'emploi du gouvernement Bouchard (1996) comme réponse possible à ces questions, l'intérêt de la comparaison, particulièrement avec l'Europe, s'en est trouvé accru.
    L'ouvrage est de nature à intéresser chercheurs, intervenants et décideurs préoccupés par les manifestations contemporaines de la question sociale (exclusion et chômage), par la pertinence ou non de l'économie sociale dans le développement d'une société comme la nôtre ou par le renouvellement des politiques publiques en la matière avec notamment l'arrivée des Centres locaux d'emploi (réforme Harel) et des Centres locaux de développement (réforme Chevrette).
    L'ouvrage est sous-tendu par une série de travaux de recherche échelonnés sur une période de cinq ans. Il avait été précédé de deux ouvrages, un premier sur l'économie sociale et ses composantes plus institutionnalisées (Defourny et Monzon Campos, 1992) et un second, plus exploratoire, sur l'économie solidaire  (Laville, 1994). Dans la foulée de ces travaux, des chercheurs de ce même réseau décidèrent d'examiner les composantes plus récentes autour de certains enjeux, notamment les initiatives locales et associatives de développement et d'emploi.

Comme le suggère l'expérience de ces neuf pays, sur 10 ou 15 ans, les initiatives locales d'insertion ont contribué à bien des égards à constituer de nouveaux réseaux socio-économiques combinant des dimensions marchandes et non marchandes. Mais quelle est l'ampleur exacte de ce phénomène dans chaque contexte national? Est-il l'expression d'une néophilanthropie ou d'un potentiel de développement de nouvelles régulations sociales (nouvelles formes d'identité et d'utilité sociale entre autres)? Témoigne-t-il d'une instrumentalisation par les pouvoirs publics des actions locales d'insertion ou d'une réponse inédite à des besoins sociaux? Enfin, est-ce là une contribution nouvelle à la vie démocratique?
    Pour asseoir véritablement la comparaison, l'étude internationale s'est appuyée sur une grille commune d'enquête autour de cinq qrands thèmes: 1) l'évolution du marché du travail et des politiques publiques de lutte contre le chômage; 2) les retombées économiques et sociales des initiatives associatives et coopératives d'insertion; 3) l'interface de ces dernières avec les politiques publiques; 4) le repérage de conditions facilitantes ou contraignantes vécues par ces initiatives; 5) des pistes possibles d'avenir. Se sont ajoutées des réflexions transversales et le développement d'une conclusion centrée sur les directions que prennent ces initiatives d'insertion et d'économie sociale.

Les résultats de cette recherche comparative: convergences et divergences.

Le premier grand constat issu de cette étude comparative a d'abord été à l'effet que l'insertion par le travail (ou par l'activité économique) n'est pas un phénomène isolé, spécifiquement québécois ou français par exemple. Non seulement, on la retrouve dans tous les pays mais elle affiche une constante: elle ne découle pas, à l'origine, d'une politique publique. Elle ne se réduit pas non plus à des mesures émanant des pouvoirs publics tels les programmes de formation à l'emploi, les subventions à l'embauche, le traitement ciblé de groupes de sans emploi comme le programme ABM en Allemagne, les contrats emploi-solidarité en France ou les programmes dits d'employabilité québécois et canadiens. Il s'agit, la plupart du temps, d'initiatives associatives et coopératives qui émanent de communautés locales jugeant insuffisantes ces différentes mesures ou ayant précédé ces mesures en occupant un créneau nouveau. Les coopératives sociales en Italie, les entreprises de formation par le travail en Belgique, les CDÉC au Québec ou les agences de développement coopératif local en Suède en fournissent de bons exemples.
    Ces initiatives ont assez souvent donné naissance à de nouvelles entreprises sociales, dites aussi de la nouvelle économie sociale, pour les différencier de l'ancienne. Parler ici de nouvelle et d'ancienne économie sociale renvoie non seulement à des générations différentes mais aussi à des acteurs et à des demandes sociales différentes.

Un second constat est qu'en amont, des mouvemements sociaux sont souvent les foyers animateurs (organisations de quartier, syndicats, groupes de femmes, etc.) ou évoluent dans leur sillage. Tandis qu'en aval, les mouvements sont d'un certain recours pour faire avancer une logique transversale combinant formation à l'emploi, création d'emplois et intervention sociale. Contexte: le chassé-croisé avec des politiques publiques, parfois facilitantes mais plus souvent qu'autrement contraignantes parce que cloisonnées et développées plutôt dans une logique de ciblage.

L'examen des monographies nationales nous aura également amener à reconnaître que ne se dessine pas un modèle commun d'entreprises sociales. Trois directions différentes, parfois opposées, parfois complémentaires ont pris forme.
    Une première direction des activités d'insertion aboutit à créer une économie que l'on pourrait appelle «intermédiaire». C'est un modèle d'insertion très présent dans les pays où la flexibilité est forte comme au Royaume-Uni. Avantage: la mise en oeuvre d'une formation professionnelle adaptée pour certains segments de la population, généralement des groupes en difficulté. Inconvénient: si ce mode d'intervention peut être un filet pertinent de formation, il s'accomode trop exclusivement du marché classique de l'emploi. L'intervention d'insertion ne vise alors qu'à créer un marché transitoire.
    Un deuxième mode d'intervention, se conçoit comme opérateur d'un secteur d'utilité sociale liée à des groupes particuliers de chômeurs, les chômeurs de longue durée dont, chez nous, une bonne partie sont des prestataires de la sécurité du revenu. Ici on lie l'indemnisation à une actitivité d'utilité sociale. C'est pour partie l'expérience française. Ce pourrait être une direction des CLE si leur travail d'insertion se séparait de celui des CLD, des CDÉC et des CDC. C'est la position inverse de la première: on ne mise pas sur l'économie de marché mais bien sur des activités économiques liée principalement au secteur public. Avantage: un marché protégé. Inconvénient: la dépendance à l'égard des politiques sociales et le risque de constitution d'un secteur parapublic d'emplois précaires.
    Enfin, un troisième scénario semble opérer dans certains pays, notamment en Italie et au Québec: l'insertion serait une «zone témoin», comme nous l'avons appellée, susceptible de générer un renouveau de l'économie sociale, en partie parce l'insertion s'inscrit dans une dynamique de développement local, qu'elle a une visée transversale, laquelle se traduit par une approche territorialisée, plus intégrée et de multi-activités.

Mais à quelles conditions ces initiatives peuvent-elles devenir pérennes ? Grosso modo, elles reposent sur trois ou quatre grandes conditions: 1) d'abord et en bonne partie sur la capacité des pouvoirs publics à reconnaître leur utilité (financement récurrent, flexibilité laissant place à l'innovation, reconnaissance de leur fonction citoyenne, etc.); 2) ensuite, sur une nouvelle culture associative, sur la capacité que ces associations et coopératives auront d'assumer davantage la dimension entrepreneuriale que leurs activités induisent; 3) puis, sur la capacité des grands mouvements disposant de fortes assises économiques (institutions financières coopératives, grandes coopératives agricoles, etc.) de soutenir le développement de l'économie sociale dans de nouveaux créneaux (aide à domicile, environnement, insertion des jeunes, etc.); 4) enfin sur la capacité du mouvement syndical à s'y investir par l'intermédiaire notamment de ses fonds propres.

Comment, à l'intérieur de cet ensemble, se dessine la contribution québécoise? Il se vit ici comme en Europe des contraintes similaires imposées par les pouvoirs publics. On observe cependant quelques spécificités: d'abord que l'insertion «à la québécoise» se conjugue -pas toujours mais très souvent- avec le développement local. De ce fait, les initiatives acquièrent plus de force et d'autonomie: primo, parce qu'elles sont soutenues par des agents de développement et des réseaux de quartier que favorisent l'action d'instances telles les CDÉC, CDC, SADC  stimulant ainsi des coopérations insoupconnées il y a 10 ou 15 ans entre les secteurs privé, public et associatif (Favreau et Lévesque, 1996); secondo, parce qu'elles ont accès à des financements propres comme l'a révélé une de nos recherches sur les fonds de développement locaux et régionaux  (Lévesque, Mendell et alii, 1996). Enfin, tertio, parce que l'expérience québécoise d'insertion peut en partie miser sur l'ouverture des grandes institutions d'économie sociale comme Desjardins (Lévesque et alii, 1997) et sur celle des grandes organisations syndicales (Boucher et Favreau, 1994).

De toutes ces expériences nationales, nous avons pu finalement déduire que l'insertion par l'économique n'est pas une réalité fortement institutionnalisée tout en ayant cependant dépassé le stade de la simple expérimentation. En toile de fond, existe une aggravation de l'effritement du salariat qui se traduit par un chômage de masse et la montée de la précarité. La «crise», dans son versant économique, n'apparaît donc plus comme passagère. Ces initiatives ne peuvent pas non plus être considérées comme provisoires. Elles sont là pour rester. Toutefois, si on tente une opération transversale aux neuf portraits nationaux, on peut dégager quatre registres de difficultés:
 — d'abord des difficultés à susciter des dynamiques participatives: considérer les bénéficiaires de l’insertion comme des membres associés est tout sauf évident avec certains segments de la population particulièrement défavorisés, soit parce qu’ils n’en veulent pas, soit parce que leur passage temporaire dans l’entreprise ne constitue pas un socle suffisant pour une telle participation.
 — ensuite des difficultés à développer un entrepreunariat, au moins en partie marchand, quand on hérite d’une culture du non marchand axée sur le financement public. Il est difficile d’apprendre à vivre la sanction du marché quand on peut encore compter sur des subventions.
 — puis, difficultés à naviguer entre les deux grands blocs institutionnels (marché et État) qui ont développé leurs pratiques et leurs règles en fonction de leurs logiques respectives et qui ont tendance à rejeter, broyer ou assimiler les corps étrangers. En témoignent les accusations de concurrence déloyale invoquées par certaines composantes du «privé» ou celles d'une privatisation rampante des services publics à travers l’associatif invoquées par des organisations syndicales du secteur public.
 — enfin difficultés à amener les politiques publiques à des logiques transversales quand la compartimentation des compétences et de budgets pousse à des logiques sectorielles ou de ciblage de populations précises ainsi qu’à des luttes d’influence entre les responsables publics.
    D'où les directions différentes prises par les unes et les autres pour tenter de les dépasser: voie de dépassement par le marché, une autre par la protection d'une intervention publique forte, l'autre par la mixité du financement et la solidarité des territoires. Dans le premier cas, la perspective d'une économie intermédiaire postulant que le but à atteindre pour tous après un itinéraire d'insertion est le recrutement dans une entreprise marchande, ne voit pas que l'entreprise en question est prise dans un ensemble de contraintes qui l'empêche de restaurer durablement la capacité de recrutement qui fut la sienne pendant «les Trente Glorieuses».
    Dans le second cas, la perspective d'un secteur d’utilité sociale puise sa force dans la volonté de ne pas abandonner les personnes les plus en difficulté en leur permettant de participer à la sphère économique. Mais cette nouvelle forme d'économie non marchande n'est accessible qu'à certains groupes avec pour limite le danger de l'enfermement dans une économie protégée, globlalement considérée comme palliative.
    Dans le dernier cas, la perspective de construction de nouveaux rapports entre solidarité et territoire permet d'élargir la gamme des actions possibles en combinant les trois dimensions de l’économie: marchande, non marchande et non monétaire. Mais ce recours à des logiques et des ressources qui sont habituellement séparées les unes des autres se heurte continuellement à l’architecture institutionnelle héritée du passé.
 

Économie plurielle et démocratisation: défi des initiatives d'insertion et de la NÉS

Ces trois perspectives révèlent donc des sensibilités différentes, qu'il importe de ne pas opposer au-delà du raisonnable. Les publics visés par l’insertion sont trop hétérogènes et les défis à relever trop complexes pour ne pas reconnaître l’utilité d’approches différenciées. Cependant, au lieu de se reconnaître complémentaires et d’admettre leurs propres limites, il se peut que ces perspectives s’affrontent et débouchent sur des conflits entre acteurs et partenaires de l’insertion. Chaque expérience nationale, pour des raisons trouvant source dans son histoire propre, a ainsi sélectionné des segments de l'insertion par l'économique. En France, par exemple, les initiatives auto-organisées et celles visant des emplois permanents n’ont pas eu accès au financement des postes d’insertion que d’autres ont obtenu de la part des ministères de l’Emploi et des Affaires sociales. L’insertion par l’économique paraît donc confrontée au risque de la fragmentation. Cet éclatement dans certains pays n’est pas sans rappeler le mouvement centrifuge qui a marqué l’économie sociale au XIXe siècle.
Toutefois, par delà la variété des perspectives et une certaine atomisation du monde de l’insertion, les expériences convergent pour réagir contre une réduction de l’économie au seul marché. Elles sont toutes issues du constat de l’insuffisance du marché pour assurer l’intégration sociale de tous par l’emploi. En opposition à la tendance au glissement vers une société régulée par le seul marché, leurs pratiques relèvent d’une économie plurielle dont le marché constitue une composante qui, tout en étant majeure, n’est en rien unique. C’est dans le cadre d’une économie plurielle, prenant en considération les composantes marchandes, non marchandes et non monétaires de l’économie réelle, qu’elles peuvent lutter contre une exclusion massive incompatible avec la démocratie.

Soumises à des tendances lourdes qui leur échappent en partie et soulevant des résistances récurrentes,  nombreuses sont les initiatives qui réussissent néammoins à contribuer au refaçonnage de l’État social. Leur présence encore modeste se renforcit avec le temps. Dès lors, il nous a été possible de formuler pour l'avenir l’hypothèse selon laquelle ces initiatives pourraient, au moins dans certains pays, en devenant plus fortement organisées, en étant tout à la fois autonomes et partenariales, générer des solutions inédites aux crises de l'emploi et de l'Etat-providence. La nouvelle économie sociale est susceptible d'occuper un espace intermédiaire à l'intersection de la relation entre l'Etat et la société civile, de l'économique et du social, du local et du national, sans perdre de vue une ouverture sur le monde. Ce faisant, elle représente une sorte de tremplin pour la transformation de l'économie et du social dans le sens d'un élargissement de la démocratie sociale et économique.
 

Des retombées d'une recherche internationale

Aujourd'hui, suite entre autres à ces travaux, la CRDC et le CRISES ont tendance à élargir leurs travaux en économie sociale pour y incorporer les notions de «gouvernance locale» et d'«intérêt général» de même qu'une attention aux rapports de cette économie sociale avec l'économie publique. Bref, nos travaux nous amèneront de plus en plus à traiter de la place de l'économie sociale dans un modèle renouvelé de développement de notre société.

De même des retombées sur le plan international sont en voie de se concrétiser par la mise sur pied d'une nouvelle équipe de chercheurs de différents pays. Ce groupe étudiera la question de l'économie sociale dans les pays du Sud après avoir étudié celle des pays du Nord, cette fois-ci avec un partenaire de taille, le Bureau international du travail (BIT). Ce dernier a effet inscrit l'économie sociale comme priorité pour tous ses départements et pour ses 55 bureaux régionaux sur l'horizon 1998-2003.