Les Centres locaux de
services communautaires : institutions de la société civile ?
par Gilles Beauchamp
Créés il y a vingt-cinq ans pour répondre à la fois aux
inquiétudes technocratiques devant la croissance rapide des
coûts des services hospitaliers, aux désirs de réforme des
pratiques professionnelles médicales et sociales ainsi qu'aux
pressions populaires demandant plus d'accessibilité, de
contrôles démocratiques et d'approche globale dans les nouveaux
services, les CLSC auront été dès le départ l'enjeu de
débats acerbes concernant l'orientation qu'il fallait leur
donner.
À la fois décriés par la gauche comme une "récupération
par l'État de l'expérience des cliniques populaires" et
par les pouvoirs publiques comme étant des nids "de
péquistes et de marxistes", le développement du réseau
des CLSC a été à plusieurs reprises bloqué, évalué,
ré-évalué, re-négocié. Il aura fallu près de 20 ans avant
que l'État québécois se décide enfin à compléter ce
réseau, et pendant les quinze premières années il fut
constamment question de le démanteler.
À ceux qui, de l'extérieur, condamnaient facilement ce réseau
comme une simple création des pouvoirs de l'État, on rappèle
à quel point, de 1972 à 1987 la Fédération des CLSC s'est
heurtée, parfois frontalement, aux désirs et propositions du
ministère. Cette indiscipline devant les projets de
développement proposés explique sans doute la lenteur, pour ne
pas dire le refus du ministère à compléter le réseau.
Ces institutions locales sont issues, pour la première
génération du moins (1972-1980), de processus de consultations,
de pressions menées par les communautés territoriales (environ
10 à 50 000 personnes). Institutions fortement enracinées dans
les communautés et dirigées par des conseils composés en
majorité de citoyens et d'employés1.
Ces institutions ont alors une mission très large et diffuse,
englobant tant des services médicaux et nursing que les soins à
domicile, les services sociaux aux familles, le soutien aux
organisations communautaires, les services en santé au
travail... La mission éducative, préventive des CLSC première
génération est vue comme centrale.
Ces institutions très autonomes, collées aux dynamismes locaux,
lieux d'expérimentation et de développements de nouveaux
services tissaient un réseau des plus diversifiés qui rendait
très difficile les efforts d'évaluation et de synthèse des
fontionnaires ministériels : comment faire la somme de ce
patchwork de services préventifs, communautaires et sociaux ?
Pendant que la première génération des CLSC expérimentait un
développement tout azimuts riche des mouvements sociaux actifs
dans els quartiers et territoires où ils furent d'abord
implantés, certains services jugés prioritaires ou essentiels,
notamment les services à domicile et les services nursing en
milieu scolaire, étaient développés à partir de structures
régionales (les DSC) en attendant que les CLSC se développent
sur tous les territoires. Plusieurs CLSC de la seconde
génération seront consitués d'abord du transfert de ces
ressources (et programmes). Un procédé qui réduisait
sensiblement la marge de manoeuvre de ces petits nouveaux qui
devenaient plus des véhicules pour des programmes déjà
normés. L'expérimentation et le développement autour de
besoins spécifiques des localités, avec les localités étaient
d'autant réduits que les budgets se réduisaient bien souvent
aux ressources et programmes transférés.
Sans doute les besoins de base, déjà identifiés ailleurs, se
retrouvaient-ils partout: c'était l'argument des fonctionnaires
ministériels pour s'épargner les coûts et l'épreuve de
processus locaux de mobilisation d'acteurs pour l'identification
de priorités. On peut comprendre que les populations locales
aient été désireuses de pouvoir compter sur les même services
que dans les territoires où existaient des CLSC. Cependant en
passant par dessus la "douloureuse" étape de la
définition, avec et par l'interaction avec le milieu, ne
risquait-on pas de se priver de leviers d'action pertinents et
puissants ?
La dernière vague, ou génération de CLSC se sera mise en place
au moment (ou peu avant) où les Régies régionales recevaient
le pouvoir de forcer les fusions d'établissements, notamment
avec des CHSLD. On peut craindre que la multiplication des
établissements à double ou triple vocation ait pour effet de
diminuer l'interaction avec leur milieu de ces institutions
devenues gestionnaires d'équipements de plus en plus lourds à
vocation de plus en plus éloignée de l'action des réseaux
communautaires et volontaires.
Le développement de ce petit réseau (représentant quelque 8 %
du budget du réseau de la santé) aura soulevé bien des
passions et débats. Sans doute certains craignaient d'y voir le
moyen d'imposer un nouveau mode de livraison des services
médicaux: les médecins, pratiquant en clinique privée et
rémunérés "à l'acte", se sont précipités pour
développer des centaines de "polycliniques" pour faire
concurrence aux CLSC. D'autres encore ont vu là un espace à
occuper, un renouvellement de l'intervention publique...
Des tensions entourant le développement de ce réseau qui
expliquent sans doute qu'il ait fallu attendre plus de 15 ans
avant de le voir compléter. À la fois cette longue période2 de mise en place et la diversité des
territoires en termes de pauvreté, de dynamiques sociales (des
quartiers centraux aux banlieues-dortoirs) expliquent la
disparité des institutions : certaines ayant développé une
forte vocation de développement social local, et d'autres se
voyant comme des cliniques médicales.
La question se pose encore aujourd'hui, après 25 ans de
développement: à qui appartiennent les CLSC ?
Certains (J.T. Godbout) ont parlé de double allégeance des
employés des CLSC : allégeance à l'État et à la communauté
locale. Je crois pour ma part qu'il serait plus juste de parler
d'allégeance professionnelle plutôt que d'allégeance à
l'État: les corporations de médecins, de travailleurs sociaux,
de nurses étant plus importantes pendant les premières années
pour définir l'action, somme toute très autonomes, des groupes
d'intervenants.
Il est vrai que les témoins et acteurs des premières
expériences de CLSC, en particulier les cliniques populaires,
ont vécu la transformation en CLSC comme une forme de
désappropriation, de mainmise de l'État sur une expérience
autonome, citoyenne et militante. Par ailleurs le degré
d'autonomie dont ont pu jouir les premiers CLSC, même sous le
"joug" du ministère, était très grand comparé aux
contraintes des CLSC de la "dernière vague".
La manière de poser le débat a évolué, même si le fonds de
la question est resté sensiblement le même : jusqu'où, en
fonction de quels principes, le CLSC peut-il, doit-il rester une
organisation autonome, perméable aux influences de son milieu
local, apte à nouer des alliances productives avec les acteurs
locaux ?
Ce qui apparaissait comme une originalité dans le paysage
institutionnel québécois il y a 25 ans, et qui se justifiait à
partir de principes de développement social et de santé
publique novateurs3, a depuis lors fait école: agir en relation
avec les milieux, inscrire l'intervention publique dans des
processus locaux de développement décentralisé, favoriser
l'empowerment des communautés locales... Ces principes sont
sujourd'hui reconnus comme essentiels par les organisations
internationales de développement (OMS). Ces mêmes principes, ou
encore des interprétations de ceux-ci, sont aujourd'hui mis en
oeuvre dans d'autres secteurs : création des CLD (centres locaux
de développement), mise en place de "comités
d'établissement" avec plus de pouvoirs dans les écoles...
Au moment où le principe semble gagner en popularité, on est en
droit de se demander s'il n'est pas édulcoré, vidé de sa
substance, au moins dans les CLSC: l'alourdissement des mandats,
les contraintes programmatiques de plus en plus étroites rendent
virtuelles les marges d'autonomie locale, et celles des conseils
d'administration au premier chef.
Mais le principe en jeu est-il vraiment celui d'une approche
communautaire, développementale de la part de l'intervention
étatique, un principe qui apparaissait novateur, effectivement,
dans le contexte d'une intervention publique qui, depuis la
Seconde guerre mondiale, s'était développé sur le mode
fordiste des grands ensembles, de la prduction de masse
standardisée ?
Le principe en jeu ne serait-il pas celui de la double nature,
des deux faces des institutions de la société civile : à la
fois un levier d'émancipation et de réalisation de droits OU un
moyen de gestion-réduction du social, de " du monde
vécu" (Habermas) ?
Poser le problème ainsi demande quelques clarifications mais
présente plusieurs avantages. Des clarifications concernant ce
que nous entendons par institution de la société civile. des
avantages en termes d'orientation de principes, de politiques.
Pour parler d'institutions de la société civile, au Québec, il
faut s'expliquer car l'acception générale, populaire du mot
"institution" implique presqu'une adéquation avec
l'État. Est-ce une réminiscence de l'influence althussérienne
qui voyait les institutions vues comme appareils idéologiques
d'État ? Ou si c'est le reflet de l'importance
particulière, quasi jacobine, que prend l'État au Québec ?
Toujours est-il que la société civile, entendue comme distincte
à la fois de l'État et du système économique, ne se limite
pas aux organisations du monde associatif (ou communautaire) mais
comprend plusieurs institutions (culturelles, religieuses,
scientifiques) dont l'autonomie, toujours relative mais
essentielle, est un objet renouvellé de débats et d'enjeux
politiques et sociaux.
L'orientation, la nature des interventions des institutions de la
société civile sont un terrain distinct de celui de la
gouvernance de l'État. Mais dans le contexte québécois où
l'État est quasi seul bailleurs de fonds des réseaux de la
santé et de l'éducation, il est facile d'assimiler la gestion
des affaires de l'État à celle d'institutions dont l' devrait
être jalousement défendue, au nom de l'efficacité de leur
action propre (de nature scientifique, culturelle, ou sociale)
autant qu'en regard des principes définissant les limites de
l'action d'un État démocratique.
Dans ce contexte, suivant qu'on accepte ou non la participation
d'une institution comme le CLSC à la société civile, les
enjeux d'interface avec la communauté locale seront formulés en
termes de démocratisation d'un appareil d'État ou d'autonomie
d'une institution de la société civile. Du point de vue
concret, de la qualité d'un service à rendre, la différence
n'est pas évidente.
On pourrait formuler ainsi l'alternative: Vaut-il mieux risquer
la bureaucratisation par un contrôle étatique éloigné,
standardisant, déqualifiant, conduisant à une sclérose et un
enfermement de l'institution sur des programmes peu adaptables
auxquels les clientèles devront se plier OU prendre le risque
d'une politisation locale, en contexte de grande autonomie,
politisation / opposition entre les logiques politiques des élus
locaux, soumises aux pressions et revendications immédiates et
les logiques professionnelles, à tendance à l'îlotement
autonomiste?
Le contrôle de l'action professionnelle, cheval de Troie de
l'intervention étatique
La complexité et l'autonomie du travail professionnel peut être
vue comme une raison de l'ascendant étatique imposé
graduellement sur les CLSC: la dynamique démocratique locale
n'ayant que peu d'emprise sur les logiques professionnelles
auto-supervisées.
Pourtant l'Université, comme lieu de conceentration des
compétences et débats professionnels n'ont pas amené
d'intégration de l'Université dans l'appareil d'État: au
contraire son autonomie est défendue ardemment au nom de la
logique scientifique, qui se doit d'être indépendante à la
fois du pouvoir et de l'argent (tout étant relatif par
ailleurs!).
L'orientation des services sociaux et de santé offerts par les
CLSC implique une interaction communicationnelle où clients et
professionnels établissent des contrats qui diffèrent, qui ont
pour but, le plus souvent, de mobiliser le potentiel d'autonomie
de leur client et de son milieu... Il ne s'agit pas
d'administrer, simplement, des programmes pré-établis, mais
bien de négocier, renégocier des ententes de service qui
évolueront en fonction de la situation, de la mobilisation du
milieu, en plus des facteurs biologiques ou sociaux
traditionnellement pris en compte lors d'une évaluation
clinique.
Si les professionnels-soignant-les-individus-et-leurs-familles
peuvent s'accomoder d'un statut d'inféodation à un appareil
d'État qui garantirait leur autonomie d'action dans le cadre de
programmes normés,
de même que les syndicats peuvent trouver leur compte à travers
une structure unique, mur-à-mur, garantissant par le fait même
des conditions de travail rigoureusement identiques sur tout le
territoire -- et une capacité de négociation décuplée,
on peut douter de l'effet positif de cette intégration sur la
capacité d'action autonome et de développement de la
communauté locale: le milieu perd ce qu'il pu avoir de pouvoir,
de capacité d'influencer cette institution locale dans la mesure
où celle-ci devient de plus en plus une simple succursale
distributrice locale de programmes régionaux et nationaux. À
l'interface de la communauté locale et de l'institution le
conseil d'administration cesse d'être un lieu de négociation et
d'interaction communicative permettant au milieu de déterminer
les orientations de cette ressource locale, mais il cesse aussi
d'être partie prenante des espaces démocratiques qui
définissent les enjeux et avenues qui baliseront le devenir de
cette communauté là. L'institution devenant déterminée par le
haut, par ailleurs, elle cesse d'être un potentiel mobilisable
dans le débat pour l'affirmation d'une identité locale, d'une
collectivité agissante par et pour elle-même. Le CLSC cesse
d'être un acteur du projet de développement social local, parce
qu'il s'est mis à l'abris de toute négociation avec le milieu:
pour être parti d'un projet local de développement, il lui
faudrait mettre dans le "des ressources" mobilisées
par ce projet une partie significative des siennes... Ce qu'il
fait... un peu. Certainement plus que l'école primaire ou
secondaire locale . Mais alors que l'école s'ouvre ( ou pense à
peut-être s'ouvrir un jour ) le CLSC se voit de plus en plus
étroitement programmé.
Mais qui a besoin, à qui profite l'autonomie locale du CLSC ? Ou
qu'est-ce que ça change de concevoir le CLSC comme faisant
partie de la société civile ?
Si le CLSC est perçu et défendu, maintenu comme une partie
vivante de la société civile, c'est dire que nous préservons
sa capacité à interagir intelligemment, de façon créatrice
avec son milieu, avec les familles, les organismes de la
communauté locale. Cette institution comme un levier de prise en
charge, de mobilisation des ressources du milieu vers son
développement social, le maintien de sa qualité de vie... et
non seulement comme un véhicule de distribution de services
définis ailleurs, selon des standards moyens, en regard de
valeurs et de cultures n'appartenant à personne.
Est-ce à dire qu'une telle façon de voir le CLSC le rendrait
irresponsable devant les bailleurs de fonds publics ?
L'imputabilité devant les décideurs, en regard des programmes
établis comme prioritaires par les appareils, ne devrait pas se
traduire par plus de rigidité, de distance ou d'imperméabilité
dans le milieu. Il faut trouver le moyen d'articuler
l'imputabilité verticale (en fonction des mécanismes
macro-sociologiques de solidarité et de contrôles
démocratiques) et celle horizontale, sans laquelle l'action
sociale et sanitaire produit plus de dépendance que de santé.
En conclusion
Tout n'est pas noir et blanc. Comme nous le disions en
introduction, le réseau des CLSC se révèle être fort
diversifié, pour des raisons historiques mais aussi en tant que
reflet de la diversité des milieux et localités. Il ne faudrait
pas que les CLSC perdent toute velléité d'indépendance, tout
sentiment d'appartenance à leur communauté locale, parce qu'ils
font parti du réseau des services sociaux et de santé. Une
articulation verticale efficiente du réseau de la santé est
certe importante pour assurer une distribution équitable des
ressources de la société.
Mais l'interaction intelligente, communicative entre des services
professionnels sensibles aux besoins en évolution dans une
société en redéfinition, et des citoyens qui s'impliquent,
interpellent et s'engagent parce qu'on leur reconnait une
légitimité.... ce sont les ingrédients d'une institution
responsable. Imputable grâce aux mécanismes de planification
régionale et de représentation politique, mais surtout
solidaire et responsable au sein d'une communauté locale
vivante, elle-même en procès de responsabilisation...
Le CLSC, institution née de la société civile, qui y demeure
encore enracinée.
Notes
1 Aujourd'hui encore, 5 des 11 personnes
du conseil d'aministration sont élues au suffrage universel du
territoire. Ces cinq personnes en cooptent deux autres; trois
employés siègent aussi au conseil .
2 une conjoncture passant, de 1972 à
1987, de la période de l'État-providence aux politiques
néo-libérales
3 issus des expériences de community
development et de luttes à la pauvreté des américains, mais
aussi dans les pays en voie de développement.
Voir le site des CLSC : http://clsc-chsld.qc.ca/