Société civile, CLSC et mouvement communautaire
Question académique ou byzantine, la question de l’appartenance des CLSC (centre local de services communautaires) à la société civile peut revêtir quelqu’importance pour qui s’intéresse, par exemple, à la gestion et à l’orientation des ressources d’un CLSC; ou encore aux relations que le CLSC, cette institution locale de santé primaire et de services sociaux-communautaires, entretient avec son milieu.
Le Québec s’est doté d’un réseau de CLSC. De façon originale et audacieuse il a innové en voulant intégrer les services sociaux individuels et collectifs aux services médicaux et de nursing. Mais est-ce vraiment «le Québec» qui a innové?
La réalité fut toute autre : il a fallu quinze ans avant que le Ministère accepte la formule CLSC. Quinze ans de batailles des communautés locales pour obtenir un CLSC ou en influencer la définition. Quinze ans de lutte de la Fédération des CLSC afin de contrer les tendances réductrices du Ministère à n’y voir qu’un réseau de services à domicile et de cliniques médicales en région. Dans le contexte québécois d’une certaine propension à intégrer à l’État des pans entiers de la société civile, notamment les écoles et hôpitaux (durant les années 60-70) qui étaient entre les mains de communautés religieuses critiquées, peu adaptées aux exigences du «monde moderne», on peut sans doute voir la création des CLSC comme une création de l’État. Certaines portions du marché ont aussi durant cette période été intégrées à l’État : Hydro-Québec étant le fleuron de ce « bras économique ».
Les CLSC n’ont pas été « étatisés » de cette manière car cette institution n’existait pas encore! Mais aussi sans doute parce que les communautés ont eu plus de pouvoir sur ces nouvelles institutions locales qu’elles n’en n’avaient jamais eu sur les écoles ou les hôpitaux.
Naturellement les CLSC ne sont pas tous très « ouverts et démocratiques ». Certains directeurs généraux, lors des dernières élections, se vantaient de n’avoir pas eu plus de candidatures que de postes à combler – des candidatures qu’ils avaient eux-mêmes choisies – ce qui leur évitait d’avoir des élections, et leur donnait un conseil bien à leurs mains.
Mais tous les organismes communautaires sont-ils des modèles de démocratie, de membership large et représentatif? Ceci n’excuse pas cela mais en relativise la critique : la démocratie n’est pas une fin en soi, mais le plus souvent un moyen de gérer un groupe, une association, une institution, un État.
Les CLSC ne sont pas non plus des modèles de souplesse, d’inventivité, de chaleur humaine dans les services et l’accueil, de mains tendues et de collaboration. Mais certains d’entre eux tentent, bien imparfaitement sans doute, de tendre vers ces modèles. C’est déjà un point, sur lequel discuter et argumenter – mais c’est une ouverture. Et une telle ouverture ne passe pas que par la voie de la représentation. Cette qualité du service d’un CLSC (ou des services d’un groupe communautaire, à ce chapitre) ne passe pas d’abord par la qualité de la représentation mais par la qualité du personnel assurant le service. L’institution offre un service avant que d’offrir un véhicule de représentation. Il est cependant probable qu’au début, au moment fondateur et parfois dans des moments critiques de l’évolution de l’institution, la dimension représentative ait eu une importance déterminante (1). Par ailleurs, ne sommes-nous pas dans un de ces « moments critiques » ?
Si la qualité du service dépend du personnel c’est à la clientèle, aux usagers d’en apprécier le degré et la pertinence. Et cette appréciation se manifeste directement, dans la relation entre usagers et prestataires du service (c’est d’ailleurs sur la base de cette relation cordiale, accordée, que repose une grande part de l’efficace de la relation d’aide en éducation, enseignement, soins et conseils).
À travers la relation directe avec les individus, les familles, les groupes du milieu s’exerce une influence, un pouvoir du milieu sur le personnel, son orientation, ses choix. Ce pouvoir est-il plus important que celui qu’exerce le conseil d’administration de l’institution? Probablement, à moins de conditions extraordinaires (moments critiques); plus important que celui de l’État en tant que payeur? Sans doute que non… l’État, ou encore la compagnie d’assurance dans un autre contexte, possède ce pouvoir ultime de retirer, «désassurer» le service ou encore de l’ étendre.
Nous parlons ici de services primaires en santé, en éducation, en soutien et développement social qui se doivent d’être complémentaires aux ressources et valeurs déjà à l’œuvre dans les familles et les milieux de vie. Cette complémentarité n’est pas donnée, elle est recherchée, construite, par les acteurs en présence.
Et pour le mouvement communautaire,
y a-t-il une «question de la société civile» ?
Dans sa manière de transiger avec l’État, le mouvement communautaire peut contribuer à renforcer la société civile, mais il peut aussi participer de son affaiblissement.
Les CLSC, écoles, petites municipalités et conseils de quartier dans les grandes, sont toutes des institutions locales dont l’appartenance à la société civile est en question : il y a de fortes tendances à intégrer verticalement ces appareils aux politiques de l’État et ministères, « tout simplement ». Cela peut sembler plus clair à certains mais une telle orientation présente de fâcheux effets secondaires, pervers. Comme de vider de tout sens les pouvoirs des conseils d’établissements et autres lieux d’interaction et d’ajustement entre ces institutions et leur milieu; autre effet non désirable, cette fixation sur cette seule logique verticale réduit l’espace d’autonomie, de liberté, d’initiative dans ces institutions et transforme les professionnels en techniciens, les décideurs en « sous-fifres ». La nature de l’action et la dynamique interne des institutions locales de la société civile intéressent au premier plan les acteurs du mouvement communautaire parce qu’ils ont à se concerter avec ces dernières pour agir auprès d’une même clientèle, dans un même milieu. Alors suivant que le partenaire institutionnel soit intégré à l’État ou non, cela lui donnera plus ou moins de marge de manœuvre pour harmoniser son action avec celle du groupe communautaire.
Les relations entre le mouvement communautaire et l’État sont en général tendues – cela est inévitable et sain.
Si les relations entre les institutions de la société civile et le mouvement communautaire sont aussi tendues … nous avons un problème.
Ou bien la mouvance communautaire, souvent le premier lieu d’expression et d’apprentissage à la citoyenneté, enseigne par son discours et ses actes que les institutions de la société civile sont des lieux sur lesquels on ne peut guère exercer d’influence directe, sont des espaces fermés, intégrés au système de l’État (et à ce titre influençables essentiellement par le biais des mécanismes démocratiques parlementaires) – ou bien elle participe de la défense et du maintien de la capacité d’action autonome et civile de ces institutions. Dans ce cas les citoyens sont encouragés à occuper tous les espaces publics et utiliser les pouvoirs d’influence auprès des institutions de la société civile et ainsi prendre toute la place démocratique qui leur revient.
Naturellement les organisations communautaires font elles-mêmes partie de la société civile. Aussi la défense et la promotion de l’autonomie et des responsabilités de la société civile devant l’État peut participer de la lutte pour l’autonomie actuellement menée par le mouvement communautaire devant un État qui désire le reconnaître, le soutenir mais aussi l’encadrer, le définir.
Inscrire son action dans le cadre de la société civile, c’est affirmer et définir des limites au pouvoir de l’État, ces limites s’étendant plus largement qu’au seul pourtour du mouvement communautaire(2). Si l’on réduit la société civile au seul mouvement communautaire et syndical parce qu’on a fait passer du côté de l’État tout ce qui s’appelle institution, on se retrouve devant une bien petite société dominée par un bien gros État. Mais aussi avec des institutions passives, bâillonnées, dirigées d’en haut et de loin. A-t-on vraiment trop d’espaces publics pour qu’on se permette ainsi d’en oblitérer?
Institutionnalisation du mouvement communautaire ?
Tout processus d’institutionnalisation doit-il conduire à l’étatisation ?
Cette question n’est pas sans intérêt à la veille d’une politique de reconnaissance financière et d’intérêt publique des ressources communautaires.
Ne pourrions-nous tirer des leçons du long et conflictuel processus de reconnaissance des CLSC qui s’est étendu sur plus de 15 ans... Ce processus doit-il inéluctablement conduire à l’oblitération de toute autonomie locale-régionale au nom de l’application de politiques nationales ? Définies par qui ces politiques, et au nom de quoi ?
À travers l’établissement de politiques de financement moins précaires, mieux reconnues, se dessinent des emplois plus permanents... des ressources humaines plus qualifiées, expérimentées, professionnelles.
Par contre, est-ce à dire qu’une telle reconnaissance des ressources communautaires à travers des politiques nationales, appliquées régionalement par chaque ministère, conduira à l’implantation de réseaux du style CLD, CJE, réseaux possédant encore moins d’autonomie que les CLSC ? Comment éviter que l’établissement de normes et programmes nationaux ne vienne figer la capacité d’initiative et d’innovation des organismes ?
Au nom de la préservation d’une souplesse innovatrice faudrait-il que les réseaux communautaires se délestent de toute responsabilité sur des ressources et services au fur et à mesure où ceux-ci s’institutionnaliseront ? Ou les ressources communautaires apprendront-elles, inventeront-elles des moyens de marier capacité d’innovation, vitalité démocratique et capacité de gestion de ressources plus importantes, moins précaires, professionnalisées.
Comment situer dans ce contexte les objectifs et processus d’apprentissage et d’empowerment à l’œuvre dans ces mêmes groupes communautaires : s’exprimer, prendre la parole, s’engager... mais aussi apprendre à interagir avec d’autres, avec d’autres organisations; apprendre à établir son plan d’action à soi – mais aussi à négocier la reconnaissance de ses propres intérêts, la reprise de ses propres objectifs par les autres ? Autrement dit prendre du pouvoir immédiatement dans, sur son organisation mais aussi, à travers lui, en gagner sur les systèmes plus éloignés, sur l’environnement plus large. L’empowerment c’est, aussi, apprendre à se servir du pouvoir des autres: à travers les mécanismes et ficelles des grandes institutions et organisations; en reconnaissant les enjeux, les intérêts et acteurs à l’œuvre dans les espaces publics accessibles et pertinents; par la construction ou la réforme des institutions de la société civile.
Préserver la marge de manœuvre locale, régionale et sectorielle est un moyen nécessaire mais non suffisant pour favoriser le maintien du processus d’empowerment à l’œuvre dans la « mouvance communautaire ». En plus de cette capacité locale ( ou sectorielle) d’action, cette autonomie de leadership, il y a l’alliance entre producteurs et usagers, sur laquelle repose une grande partie de la capacité d’innovation et de progrès des ressources communautaires, qui doit être préservée. Et cette alliance si précieuse risque d’être malmenée alors que les instances collectives centralisées gagneront en moyens financiers et organisationnels dans un processus accéléré d’institutionnalisation.
Préserver cette alliance entre usagers et producteurs implique, paradoxalement, de reconnaître l’autonomie de chaque partie : associations professionnelles, sectorielles, syndicales du côté des producteurs... mais aussi soutien aux usagers qui risqueraient d’être relégués au rang de consommateurs par la seule logique des emplois devenus permanents...
L’établissement d’espaces publics autonomes, de nouveaux espaces démocratiques permettront la formulation de nouvelles règles, de nouveaux codes pour les acteurs nouvellement reconnus. Il faut éviter le plus possible que ces règles et normes, inévitables dans le processus d’institutionnalisation, soient établies derrière des portes closes.
Gilles Beauchamp,
dimanche 16 avril 2000
(1) Bien que dans le cas d’un réseau d’établissements qui fut étendu par l’État à tout le territoire, cette dimension représentative puisse être quasi absente à certains endroits : certaines communautés n’ayant jamais eu à demander et encore moins défendre ou définir une telle institution.
(2)
Ne peut-on dire aussi que la société civile contribue à limiter le développement
autrement « sans limites » du marché ?