07/08/2025

chronique habermassienne

Après avoir traduit et lu la douzaine d’articles du numéro spécial de la revue Philosophy & Social Criticism sur la Transformation structurelle de la sphère publique (2024), j’ai poursuivi avec les traductions d’un numéro spécial d’une autre revue (Theory, Culture & Society) sur un thème semblable  A New Structural Transformation of the Public Sphere? (2022), qui comprenait un article de Hartmut Rosa : Social Media Filters and Resonances: Democracy and the Contemporary Public Sphere1Dont j’ai réussi à trouver une version accessible, que j’ai traduit : Filtres et résonances des médias sociaux : démocratie et sphère publique contemporaine. Et voici les articles en libre accès de ce numéro de Theory, Culture & Society que j’ai traduits : Les transformations numériques et la formation idéologique de la sphère publique : communication hégémonique, populiste ou populaire ?; Réflexions sur la sphère publique contemporaine : entretien avec Judith Butler; Une nouvelle transformation structurelle de la sphère publique ? Introduction; Garder le secret – La sphère publique dans la société des plates-formes.

Plusieurs de ces articles promeuvent le renforcement des médias publics. Et le 16 juillet, un article du Devoir me fait connaître ce rapport du Centre for Media, Technology and Democracy : What Should the CBC Be? (89 pages). Ce rapport présente les conclusions d’une étude menée pendant deux ans qui s’appuie sur les meilleures pratiques en matière de médias de service public au Canada et dans 17 autres pays à travers le monde. Ma traduction DeepL : Que devrait devenir Radio-Canada ?2Enfin, ce n’est pas le titre que la traduction automatique a donné au document ! Une réflexion qui rejoint (en partie) celle publiée sur la BBC : Our Mutual Friend: The BBC in the Digital Age.

Un des auteurs de ce dernier texte, Daniel Hind, publiait en 2019 : British Digital Cooperative. Un appel à la souveraineté numérique (ou démocratie numérique, dans ce cas) pour contrer la position monopoliste des GAFAM. Une position (souveraineté numérique) défendue avec force plus récemment par Cecilia Rikap, Cédric Durand et al dans Reclaiming digital sovereignty.

Mais je n’en avais pas fini avec l’Espace public. Le livre éponyme de Thierry Paquot, a le mérite de présenter le texte de Habermas, chapitre par chapitre, résumant les arguments. Puis, les arguments des critiques : Nancy Fraser, Kluge et Negt… Mais Paquot se concentre, dans la plus grande partie de son petit livre, sur l’espace public urbain, les places publiques. Ce n’est pas inintéressant mais on est loin de Habermas.


Que conclure de cette plongée « habermassienne » ? Avant tout je dois déposer ici, ne serait-ce que pour n’en pas perdre la trace, quelques documents supplémentaires amassés en cours de route :

En 1962 Habermas était plutôt pessimiste (comme il l’avoue dans sa préface de 1992) devant la commercialisation des mass-médias, qui effaçait la dimension critique de l’espace public; en 1991, il était optimiste, devant le potentiel de communication critique ouvert par les médias numériques. En 2023, dans sa contribution Réflexions et hypothèses sur un nouveau changement structurel de l’espace public politique, il considère le danger des « fake news » : « aucun enfant ne pourrait grandir sans développer des symptômes cliniques« .

Maintenir une structure médiatique permettant à l’espace public de rester un espace inclusif et permettant à la formation de l’opinion et de la volonté publiques de conserver son caractère délibératif ne relève donc absolument pas du simple choix politique: il s’agit d’un impératif proprement constitutionnel. (Jürgen Habermas, Espace public et démocratie délibérative : un tournant, p. 119)


J’ai trouvé intéressant de revenir à cet article de septembre 20053Auquel je référais en octobre 2005, publié dans la revue en ligne First Monday : Habermas’ heritage: The future of the public sphere in the network society. J’en ai fait une traduction : L’héritage d’Habermas : l’avenir de l’espace public dans une société en réseaux. Intéressant parce qu’en 2005, il n’y avait pas encore de Facebook, ni de Twitter. Mais le web existait depuis dix ans déjà et avait donné lieu à des réflexions poussées (voir les références du texte « L’héritage… »). Il était encore permis d’imaginer une utilisation démocratique et « libératrice » de ces nouveaux médias numériques.

« Si l’utilisation de l’Internet s’étend aux groupes à revenus moyens, aux groupes à faibles revenus et aux femmes, elle pourrait encore offrir une réelle opportunité pour une plus grande participation, une communication démocratique et une véritable revitalisation de la sphère publique. » Alinta Thornton dit cela, en 1996.

Finalement, s’il n’y a pas UN espace public mais plusieurs… il y a quand même intérêt à ce que ces différents espaces puissent échanger, délibérer en s’appuyant sur un référentiel commun. Plusieurs des textes lus appelaient au renforcement des médias publics… comme une manière de riposter à la puissance des Google, Amazon et Microsoft.

Elon Musk, Mark Zuckerberg, Jeff Bezos, Peter Thiel, mais aussi Larry Page ou Reid Hoffman : autant d’individualités marquées par une double culture — celle du génie technique et de l’idéologie libertarienne. Dans leurs trajectoires, dans leurs discours, dans leurs choix, on lit une rupture nette : celle du renoncement à l’idéal d’un Internet commun pour embrasser une logique de conquête totale.

Au fond, ce n’est pas tant le pouvoir de ces entreprises qui pose problème, que le fait qu’elles ne reconnaissent plus aucune forme de contre-pouvoir. Leur domination s’est construite sur une idéologie de la performance, qui a fini par remplacer toute forme d’éthique. La régulation est perçue comme un obstacle, la critique comme une attaque, la responsabilité comme une option. Le renoncement ne se manifeste pas par un grand discours, mais par une série de petits gestes : une fermeture, un silence, une fuite en avant. Ils étaient les pionniers d’un monde ouvert. Ils sont devenus les maîtres d’un monde clos.

Débrancher les dieux – Manifeste pour une insurrection de la pensée

J’ai poursuivi mon exploration autour de ce que je formule, après coup, comme la responsabilité publique dans la définition des normes et de l’accès aux médias numériques.

Cédric Durand, avec sa plaquette reprenant trois conférences données à la demande de l’Institut La Boétie : Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ?, conclut en identifiant trois pistes. D’abord responsabiliser les Big Tech pour leurs effets; puis construire les communs numériques – communs de données mais aussi d’infrastructures – « Idéalement il faudrait nationaliser et socialiser les Big Tech » – à défaut de les nationaliser, il faut que l’État soit partenaire et ait accès aux documents et savoirs internes. Il faut aussi que les États hors des USA et de la Chine réunissent leurs efforts pour créer un « mouvement des non-alignés numériques« , seule manière de rassembler une puissance capable de confronter les forces monopolistes actuelles.

Par ailleurs, il y a quelque chose de naïf et contradictoire dans cette position de Durand qui reconnaît (avec Saito) qu’on ne pourra jamais avoir une connaissance complète de la nature tout en souhaitant, deux paragraphes plus loin, « faire un inventaire permanent de la nature ». En affirmant que « [l]’infrastructure numérique bâtie par ces grands monopoles constitue l’outil par lequel la société humaine peut être consciente d’elle-même à un niveau jamais atteint », je crois que Durand donne un peu trop d’importance et de puissance au numérique. Ou plutôt qu’il a une vision étroite, désincarnée (numérisée ?) de ce qu’est la conscience.


Un des articles que j’ai lu en dernier, qui m’apparaissait un peu bizarre avec sa référence aux secrets (Garder le secret) est peut-être celui qui me donne le plus à penser. À l’heure où l’on nous promet la lune (et mars en prime) grâce aux prouesses des LLM et autres intelligences basées sur les mots… cet article fait bien de nous rappeler qu’il y a encore plus de mots et de choses (images, inventions, objets…) cachés qu’il n’y en a d’accessibles

Notes

  • 1
    Dont j’ai réussi à trouver une version accessible
  • 2
    Enfin, ce n’est pas le titre que la traduction automatique a donné au document !
  • 3
    Auquel je référais en octobre 2005