Paul Krugman, Comprendre les inégalités : quatrième partie
Traduction de Oligarchs and the Rise of Mega-Fortunes. Paul Krugman, Understanding Inequality: Part IV – 2025.07.28
Il s’agit de la quatrième partie de la série « Comprendre les inégalités » de Paul Krugman, chercheur senior au Stone Center, publiée initialement dans sa lettre d’information Substack.
Par Paul Krugman

Part des 0,01 % les plus riches dans la richesse totale, d’après le GC Wealth Project.
Qui a dit cela ?
Si, dans ce pays, il existe des hommes assez puissants pour contrôler le gouvernement des États-Unis, ils le contrôleront ; ce que nous devons déterminer maintenant, c’est si nous sommes assez puissants, si nous sommes assez hommes, si nous sommes assez libres pour reprendre possession du gouvernement qui est le nôtre.
Non, ce n’est pas Bernie Sanders ni Alexandria Ocasio-Cortez. C’est une citation tirée de The New Freedom, le programme électoral de Woodrow Wilson lors de l’élection présidentielle de 1912.
Wilson était un raciste odieux, même pour son époque, et sa réputation en a souffert à juste titre. Mais il était également progressiste en matière de politique économique. Et j’ai toujours été frappé par le fait qu’au début du XXe siècle, un homme politique pouvait déclarer que la concentration des richesses constituait une menace pour la démocratie sans être considéré comme un marxiste radical et anti-américain. Wilson a remporté cette élection !
Les hommes politiques, même progressistes, sont beaucoup plus timides de nos jours. Pourtant, nous vivons à nouveau une époque où certains hommes sont assez puissants pour contrôler le gouvernement américain, et c’est en grande partie le cas. Pendant un certain temps, Elon Musk a exercé plus de pouvoir sur le fonctionnement du gouvernement américain que n’importe quel membre du cabinet ou élu, à l’exception de Donald Trump lui-même. Musk est actuellement sur la touche, mais l’administration Trump regorge de milliardaires et de personnes qui reçoivent leurs ordres de milliardaires. Le Congrès semble sur le point d’adopter une loi, le One Big Beautiful Bill Act, que les milliardaires adorent même si le grand public déteste toutes ses principales dispositions. (Note de l’éditeur : cette loi a depuis été adoptée.)
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Voici le dernier article d’une série consacrée aux inégalités ; voici les parties I, II et III. Aujourd’hui, je vais me concentrer sur la concentration extrême des richesses, c’est-à-dire la montée d’une oligarchie américaine. J’aborderai les points suivants :
- Suivre la montée de la richesse extrême
- Comment nos oligarques modernes sont-ils devenus si riches ?
Je reviendrai plus tard sur les conséquences politiques et sociales de la concentration extrême de la richesse et sur la manière dont elle sape la démocratie.
La richesse extrême
Dix personnes sont assises dans un bar. Il s’agit plus ou moins d’Américains moyens, c’est-à-dire des personnes dont les revenus et la richesse se situent près du milieu de la distribution globale, de sorte que leur valeur nette moyenne est d’environ 250 000 dollars.
Puis Elon Musk entre dans le bar. Les personnes qui étaient déjà là ne sont pas devenues plus riches, mais la richesse moyenne des personnes présentes dans le bar est désormais d’environ 40 milliards de dollars.
La morale de cette parabole est que la richesse moyenne ne nous apprend pas grand-chose sur la situation des États-Unis, car une grande partie de cette richesse est concentrée entre les mains d’une poignée de personnes.
Pour être clair, je parle ici de richesse, c’est-à-dire de la valeur des actifs d’une personne, et non de revenu, c’est-à-dire du montant qu’une personne gagne au cours d’une année, qui pour la plupart des gens consiste principalement en leur salaire. Les revenus sont également répartis de manière inégale, beaucoup plus qu’il y a quelques décennies. Mais la richesse est vraiment concentrée entre quelques mains. Même les Américains de la classe moyenne possèdent généralement le capital immobilier de leur maison, l’argent de leur plan d’épargne retraite 401(k), et pas grand-chose d’autre. Mais une grande partie de la richesse du pays est détenue par quelques milliers de personnes.
Et la part de la richesse détenue par cette super-élite a explosé depuis les années 1980.
Le graphique en haut de cet article montre le pourcentage de la richesse américaine détenue par les 0,01 % d’Américains les plus riches. La ligne continue est une estimation de la World Inequality Database, le groupe de Thomas Piketty à Paris. Les lignes ombrées sont d’autres estimations compilées par le GC Wealth Project, un projet de recherche international basé au Stone Center on Socio-Economic Inequality du Graduate Center de l’université de New York (CUNY), où je travaille. Comme je l’expliquerai brièvement, estimer la richesse des plus riches est une entreprise délicate. Il existe certaines divergences entre les estimations, mais presque toutes les études s’accordent à dire que non seulement les riches sont devenus beaucoup plus riches depuis 1980, mais que leur richesse a augmenté beaucoup plus rapidement que celle des ménages ordinaires.
À propos, les lignes du graphique qui montrent des augmentations relativement faibles de la concentration de la richesse parviennent à cette conclusion en ajoutant certaines prestations de retraite, notamment la sécurité sociale, aux estimations de la richesse des classes moyennes et inférieures. Il s’agit là d’un débat méthodologique qui n’a pas sa place ici. Quoi qu’il en soit, cela n’a aucune incidence sur le fait qu’il y a eu une augmentation considérable de la richesse des plus riches.
Revenons au graphique : il est important de comprendre qu’il s’agit d’un graphique représentant 0,01 % de la population, soit un dix millième. Certaines personnes utilisent encore l’expression « les 1 % » pour désigner les riches, mais il suffit de quelques millions de dollars pour faire partie des 1 % les plus riches. Cela peut sembler beaucoup pour la plupart des gens, mais ce n’est guère plus que de la petite monnaie pour les véritables riches. Les grandes fluctuations de la richesse concernent seulement quelques milliers, voire quelques centaines de personnes.
Il est difficile d’estimer la richesse des super-riches, et ce pour plusieurs raisons. L’une d’elles est que le nombre de super-riches est très faible, ce qui pose un problème pour les méthodes d’enquête sur lesquelles nous nous appuyons principalement pour mesurer les inégalités de revenus. Les méthodes d’enquête ne permettent pas de suivre un groupe très restreint qui contrôle néanmoins une grande partie de la richesse nationale. En interrogeant 10 000 personnes, vous pourriez – pourriez – atteindre un membre des 0,01 %. Un échantillon beaucoup plus large ne permettrait probablement de recenser que quelques personnes très riches, ce qui ne serait pas suffisant pour garantir que l’échantillon est représentatif de la réalité des inégalités de richesse aux États-Unis.
Les statisticiens qui travaillent sur cette question sont bien conscients de ce problème et utilisent diverses stratégies pour le surmonter. Néanmoins, les estimations des très grandes fortunes sont moins fiables que nous le souhaiterions.
En outre, certains super-riches échappent à l’impôt en cachant une grande partie de leur fortune dans des paradis fiscaux offshore. Gabriel Zucman, l’un des meilleurs experts dans ce domaine, a écrit un livre révélateur sur ce sujet intitulé The Hidden Wealth of Nations.
Bien qu’il existe certaines divergences quant à l’ampleur de la concentration des richesses aux États-Unis depuis 1980, tout ce que nous observons autour de nous indique que nous vivons dans un monde où une poignée d’oligarques possèdent des richesses inimaginables il y a encore quelques décennies. Et ils n’hésitent pas à les exhiber.
Il n’y a pas si longtemps, de nombreux conservateurs tentaient de nier l’augmentation des inégalités aux États-Unis. Dans le même temps, certains super-riches essayaient de faire profil bas : lorsque Forbes a publié son premier classement des 400 Américains les plus riches, certains ont supplié de ne pas figurer dans la liste. Mais aujourd’hui, nous vivons dans un monde où prolifèrent les superyachts et les « super-mariages », Jeff Bezos louant une grande partie de Venise pour ses prochaines noces. Plus important encore, c’est un monde dans lequel, comme l’avait prédit Woodrow Wilson, il existe des hommes assez puissants pour contrôler le gouvernement.
Sommes-nous en train de revivre l’âge d’or, cette période entre la guerre civile et la Première Guerre mondiale où les chemins de fer, l’exploitation minière, l’industrie et le secteur bancaire ont donné naissance à une nouvelle classe de super-riches ? Oui. Certes, les données disponibles suggèrent que les plus grandes fortunes de l’âge d’or, ajustées en fonction de l’inflation, étaient probablement plus importantes que leurs équivalents modernes. Autrement dit, John D. Rockefeller était probablement plus riche qu’Elon Musk et Andrew Carnegie plus riche que Jeff Bezos. Pourtant, d’après ce que nous pouvons en juger, les quelques centaines ou quelques milliers d’Américains les plus riches contrôlent plus ou moins la même part de la richesse nationale que leurs homologues vers 1900. Et comme je le démontrerai dans de prochains articles, l’impact politique et social de nos oligarques modernes pourrait être encore plus néfaste que celui des barons voleurs à leur apogée.
Que s’est-il passé ?
L’économie du « winner-take-all »
L’histoire de la transformation de l’Amérique en oligarchie est complexe et n’a pas été étudiée de manière aussi approfondie qu’elle le mériterait. Je reconnais ne pas être un expert en la matière, mais je lis et discute avec de véritables experts. Je suis donc peut-être un peu plus disposé que ces véritables expertsà raconter une histoire simplifiée, voire simpliste.
Selon moi, l’essor de l’extrême richesse depuis les années 1980 s’est déroulé en deux phases. La première phase, du milieu des années 80 au milieu des années 2010, a été largement marquée par l’ingénierie financière, en particulier les rachats d’entreprises et les rachats par endettement. C’était l’époque de Gordon Gekko ou, si vous préférez les personnages réels, de Henry Kravis et Barbarians at the Gate.
La deuxième phase de la montée de l’oligarchie en Amérique a été centrée sur la technologie, en particulier sur la manière dont les effets de réseau (que j’expliquerai dans un instant) créent des quasi-monopoles qui, dans un sens méta, s’apparentent aux monopoles qui ont sous-tendu les plus grandes fortunes de l’âge d’or.
À quoi ressemblait la richesse dans les années 1980, avant la forte augmentation au sommet de la distribution ? S’il y avait quelques Américains très riches dans les années 1980, ils étaient loin d’être aussi riches que les super-riches d’aujourd’hui. Et les sources de richesse au sommet étaient relativement diverses et, je dirais, prosaïques.
Voici la liste établie par Forbes des 10 Américains les plus riches en 1987, avec les sources de leur richesse :
- Sam Walton (commerce de détail)
- John Kluge (médias)
- Ross Perot (technologie)
- David Packard (technologie)
- Samuel Newhouse (médias)
- Donald Newhouse (médias)
- Lester Crown (industrie manufacturière)
- Rupert Murdoch (médias)
- Warren Buffet (investissement)
- Leslie Wexner (commerce de détail)
Parmi les 10 premiers en 1987, deux fortunes ont été fondées sur le commerce de détail traditionnel, quatre sur les médias traditionnels (journaux, magazines et publicité), deux sur les technologies traditionnelles (fabrication d’ordinateurs et traitement de données), une sur l’investissement traditionnel et une sur l’industrie manufacturière.
Il est à noter que dans les années qui ont suivi, les sources de richesse extrême, du moins aux États-Unis, sont devenues à la fois moins diversifiées et plus exotiques. La raison en est claire. En 2016, Caroline Freund et Sarah Oliver ont publié une étude systématique intitulée simplement The Origins of the Superrich (Les origines des super-riches). Une section de leur article était intitulée sans détour « La richesse extrême est alimentée par la finance aux États-Unis ».
Elles ont notamment souligné la croissance extraordinaire du nombre et de la richesse des milliardaires des fonds spéculatifs tels que Carl Icahn et Paul Tudor Jones :
Source : Freund et Oliver
Comment les magouilles financières ont-elles rendu quelques personnes si riches ? Les réponses varient selon les personnes. Les financiers eux-mêmes et leurs défenseurs affirment bien sûr qu’ils ont apporté une nouvelle efficacité à des entreprises qui étaient devenues grasses et paresseuses. « La cupidité est une bonne chose ». Cependant, il n’y a aucun signe de ces gains d’efficacité supposés dans, par exemple, la croissance de la productivité américaine. En d’autres termes, rien dans les données économiques globales ne permet d’étayer l’affirmation selon laquelle les raiders ont rendu les entreprises américaines plus efficaces.
J’ai toujours été plus convaincu par l’argument avancé par Andrei Shleifer et Larry Summers dans un article publié en 1988 intitulé «Breach of trust in hostile takeovers» (Abus de confiance dans les OPA hostiles).
Ce que Shleifer et Summers ont soutenu (selon mon résumé, et non le leur), c’est que pendant une génération ou plus après la Seconde Guerre mondiale, les entreprises américaines n’étaient pas simplement des mécanismes visant à maximiser la valeur pour les actionnaires. Elles étaient plutôt le type d’institutions décrites par Peter Drucker dans son ouvrage classique Concept of the Corporation : des organisations qui équilibraient les intérêts de diverses « parties prenantes », notamment les clients, les travailleurs et les fournisseurs, ainsi que les actionnaires.
Mais ensuite sont arrivés les Gordon Gekko, qui ont réussi à augmenter les profits à court terme en rompant, dans les faits, les contrats implicites que les entreprises avaient conclus avec leurs différentes parties prenantes, notamment en réduisant les salaires et les avantages sociaux. Ils ont pu le faire en partie grâce à un changement de contexte politique qui a privé les travailleurs en particulier de leur pouvoir.
Depuis le début des années 2010, cependant, l’histoire de l’extrême richesse a changé. Voici le top 10 Forbes pour 2024, avec leurs entreprises :
- Elon Musk (Tesla)
- Jeff Bezos (Amazon)
- Mark Zuckerberg (Facebook)
- Larry Ellison (Oracle)
- Warren Buffett (Berkshire Hathaway)
- Larry Page (Google)
- Sergey Brin (Google)
- Steve Ballmer (Microsoft)
- Bill Gates (Microsoft)
- Michael Bloomberg (Bloomberg)
À l’exception de Buffett, toutes ces fortunes sont issues des technologies de l’information. (Certes, Bloomberg a quelques activités dans les médias, mais sa position dépend de ses machines Bloomberg, indispensables.)
Pourquoi certaines entreprises technologiques ont-elles rendu leurs fondateurs incroyablement riches ? La réponse, comme je l’ai déjà suggéré, réside dans les effets de réseau : les gens sont incités à acheter auprès de ces entreprises parce que beaucoup d’autres le font.
Ainsi, si vous avez une vie bien remplie, il faut beaucoup d’efforts pour ne pas commander sur Amazon, qui propose une livraison rapide pour une vaste gamme de produits. Si Amazon peut se permettre cela, c’est parce qu’il dispose d’un immense réseau de centres de distribution à proximité des principaux marchés. Et il peut maintenir ce réseau de distribution parce qu’il a énormément de clients.
D’une manière légèrement différente, il est difficile de ne pas utiliser Microsoft Office, car tout le monde le fait. Pour échanger des informations, il faut savoir utiliser Excel, PowerPoint et Word, ce qui rend leur utilisation naturelle (même si je ne connais personne qui les aime).
Le fait est que beaucoup, voire la plupart des super-riches d’aujourd’hui, doivent leur fortune à leurs participations dans des entreprises qui sont de facto des monopoles grâce aux effets de réseau.
Je dois dire qu’Elon Musk est, d’une certaine manière, l’exception qui confirme la règle. Tesla n’a pas construit le type de domination autonome du marché dont jouissent Amazon ou Microsoft. Son action est toutefois cotée comme si elle avait atteint cette position, ou était sur le point de le faire, sans doute grâce au génie de Musk.
Je reste sceptique. On n’accumule pas une fortune colossale sans un certain talent pour les affaires, mais le génie est probablement beaucoup moins important que la chance : être au bon endroit, avec la bonne idée, au bon moment. Cela soulève la question de savoir comment maintenir les incitations à l’innovation sans créer autant d’oligarques. Mais cela aussi devra attendre de futurs articles.
Un dernier point : les empires technologiques construits sur les effets de réseau sont soumis à leur propre forme de « rupture de confiance » qui, selon Shleifer et Summers, a joué un rôle clé dans la création des méga-fortunes financières. Cory Doctorow a inventé le terme « enshittification » pour décrire ce processus, qu’il décrit comme suit :
Tout d’abord, les entreprises sont bonnes envers leurs utilisateurs. Une fois que les utilisateurs sont attirés et fidélisés, les entreprises les maltraitent afin de transférer la valeur vers les clients professionnels, ceux qui paient les factures de la plateforme. Une fois que ces utilisateurs professionnels sont fidélisés, la plateforme commence à leur mettre la pression également, en extrayant de plus en plus de valeur générée par les utilisateurs finaux et les clients professionnels jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le strict minimum, la valeur minimale nécessaire pour que tout le monde reste fidèle à la plateforme.
Je pense que tous ceux qui utilisent beaucoup les technologies de l’information peuvent attester de la justesse de cette description. Amazon, par exemple, est actuellement poursuivi par la FTC pour des pratiques anticoncurrentielles qui nuisent à la fois aux consommateurs et aux vendeurs tiers.
Pour l’instant, cependant, je suis moins préoccupé par la façon dont les oligarques de la technologie détruisent l’expérience utilisateur que par la façon dont ils détruisent notre démocratie. Ce sera le sujet de la semaine prochaine.
Pour en savoir plus
- Comprendre l’inégalité – 7e partie – les cryptos
- Richesse et pouvoir. Paul Krugman, Comprendre les inégalités : Partie VI
- La financiarisation prédatrice. Paul Krugman, Comprendre les inégalités : Partie V
- Les oligarques et la montée des méga-fortunes. Paul Krugman, Comprendre les inégalités : Partie IV
- Une diversion à la Trump. Paul Krugman, Comprendre les inégalités : Partie III
- L’importance du pouvoir des travailleurs. Paul Krugman, Comprendre les inégalités : Partie II
- Pourquoi les riches se sont-ils éloignés du reste de la population ? Paul Krugman, Comprendre les inégalités : Partie I
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