18/07/2025

Les transformations numériques et la formation idéologique de la sphère publique : communication hégémonique, populiste ou populaire ?

Par Sebastian Sevignani.

Original : Digital Transformations and the Ideological Formation of the Public Sphere: Hegemonic, Populist, or Popular Communication?, paru dans la revue Theory, Culture & Society, Volume 39, numéro 4

Résumé

Cet article développe une théorie de la sphère publique idéologique à l’ère des médias numériques. Il décrit la sphère publique comme un processus de communication initialement ascendant puis descendant, qui comprend à la fois des publics polarisés et intégrateurs, organisés par des médias antagonistes et des médias de masse favorisant le compromis. Ce cadre permet de distinguer les flux de communication hégémoniques, populistes et populaires, ainsi que d’enregistrer les changements dans l’interaction entre les différents publics induits par les plateformes numériques. Les transformations numériques de la sphère publique donnent naissance à des flux de communication populiste antagonistes et individualistes en réseau qui exercent une pression constante sur l’hégémonie publique. Le défi consiste à trouver des moyens de renforcer les communications populaires qui permettent des processus d’apprentissage démocratique et l’épanouissement des compétences communicatives de tous les citoyens.


L’essor des médias numériques marque un changement structurel dans la composition de la sphère publique. La communication publique médiatisée par les médias de masse est socialement sélective, unidirectionnelle, linéaire, centralisée et non transparente, mais grâce aux médias numériques, elle se diversifie en processus de communication participatifs, interactifs, en réseau, décentralisés et transparents. Les médias numériques permettent une « auto-communication de masse » (Castells, 2007), dans laquelle la communication de masse et la communication interpersonnelle se mélangent, et ainsi de nombreux publics partiels peuvent se relier « organiquement » à un public d’intérêt général. Les médias numériques réduisent également les obstacles à l’accès à la sphère publique pour différentes expériences. Ainsi, la communication « amateur », les relations publiques et le journalisme (professionnel) s’entremêlent dans les médias numériques, ce qui rend plus difficile l’évaluation de la « qualité » des publications, par exemple en termes de véracité ou de généralisation. Les participants à la sphère publique numérique ne peuvent plus se fier aux processus éditoriaux et à leurs règles et procédures de compromis. La « qualité » doit faire ses preuves après la publication, au mieux dans le cadre d’un débat public. Les médias numériques des entreprises de médias classiques et des organisations établies partagent l’attention avec de nouveaux influenceurs. Des phénomènes tels que la « viralité » de contenus individuels, mais aussi la critique de la couverture médiatique de masse, indiquent que les publics (partiels) organisés par les médias numériques continuent de se chevaucher dans des systèmes médiatiques hybrides (cf. Chadwick, 2017).

Cette désintermédiation vise à briser le « paradigme du gardien » qui a longtemps dominé la conception de la formation de l’opinion publique. Selon ce paradigme, le journalisme professionnalisé, avec une production d’informations organisée de manière éditoriale, initialement sur la base matérielle d’un financement commercial par des taxes et de la publicité, a acquis une relative autonomie vis-à-vis de l’État et a fonctionné comme une autorité de filtrage décisive dans le processus de formation de l’opinion (cf. Herman et Chomsky, 2006). Les médias de masse modernes organisés de cette manière disposaient d’un accès exclusif et non public à leurs sources et diffusaient les informations à un public dispersé qui n’avait lui-même pratiquement aucune possibilité de réaction. Avec l’essor de l’internet et la canalisation de la communication numérique par des plateformes de médias sociaux à vocation principalement commerciale, basées sur la surveillance et l’exploitation de l’activité communicative (cf. Zuboff, 2019 ; Sevignani, 2022), la sphère publique est en train d’être réorganisée, tout comme les plateformes qui la médiatisent.

Si certaines voix perçoivent ce processus de désintermédiation et de réintermédiation de la sphère publique comme problématique, car il créerait une situation qui mettrait à rude épreuve les compétences communicatives des citoyens ordinaires, entraînant une perte de « l’édition épistémique » (Bimber et Gil de Zúñiga, 2020 : 710) et la perte de pertinence des critères de vérité ou des « fausses nouvelles », ou encore la rupture des liens sociaux au sein d’une sphère publique fragmentée où les médias de masse ont perdu leur fonction intégratrice (cf. Habermas dans Czingon et al., 2020 : 32f.) – d’autres voient des aspects positifs dans cette transformation. La chance populaire qui pourrait résider dans l’examen rétrospectif désormais plus pertinent de la « qualité » et de la « vérité » journalistiques est double : premièrement, relier ces critères à son propre monde d’expérience. Deuxièmement, une chance de se responsabiliser dans la sphère publique, c’est-à-dire d’acquérir et de développer des compétences communicatives abandonnées et d’apprendre à « s’approprier la parole » au lieu de se contenter d’un rôle de destinataire (cf. Habermas dans Czingon et al., 2020 : 32). Une sphère publique plus diversifiée et plus facilement accessible pourrait également avoir des effets revitalisants pour les démocraties, comme le soutiennent les théories d’une sphère publique polarisée (par exemple Mouffe, 2005). Dans cet article, j’apporte une contribution théorique pour distinguer les aspects positifs des aspects plus problématiques qui accompagnent la désintermédiation et la réintermédiation de la sphère publique.

Pour commencer, la sphère publique s’entend mieux comme une interaction entre des publics de portée et d’influence différentes. Dans sa forme singulière, il s’agit d’un « réseau de communication d’informations et de points de vue » qui « se fond[ent] en faisceaux d’opinions publiques thématiques » (Habermas, 1996 : 360), où « l’organisation de l’expérience sociale » (Negt et Kluge, 1993 : 3ff.) s’effectue dans un processus de communication structuré par des thèmes. Dans les publics de base de la communication interpersonnelle et de la rencontre directe, c’est-à-dire au « niveau de la rencontre » (Gerhards et Neidhart, 1990), les rôles fonctionnels entre les locuteurs et les auditeurs ne sont pas encore différenciés et changent constamment. Aux niveaux intermédiaires des « publics thématiques et assemblées » (Gerhards et Neidhart, 1990), les premières attributions de rôles fonctionnels se forment, des locuteurs importants apparaissent et des règles de communication explicites émergent. Des publics intermédiaires prototypiques se forment autour d’associations, d’initiatives citoyennes et de mouvements sociaux. Dans les publics complexes, tels que ceux créés par les médias de masse modernes, les rôles des porte-parole sont largement professionnalisés et les relations avec certains sous-publics sont bien rodées, ce qui rend le public de plus en plus abstrait et limité dans ses possibilités d’action. En m’appuyant sur ce modèle à plusieurs niveaux de la sphère publique, j’esquisse les éléments d’une théorie de la sphère publique idéologique et je me demande comment nous pouvons les utiliser pour évaluer de manière critique des aspects cruciaux de la transformation numérique actuelle.

Cet article se déroule en trois étapes : La théorie de la sphère publique idéologique s’inspire des perspectives habermasienne, pragmatique, scientifique et, en particulier, de la théorie de l’hégémonie et de l’idéologie (section I). Alors que la théorie de l’hégémonie de Gramsci conçoit les publics comme des lieux de lutte pour le leadership culturel (cf. Eley, 1992 ; Fraser, 1992) et souligne la nécessité de structures créatrices de consensus, une « théorie de l’idéologique » (Haug, 1987 ; Rehmann, 2013 : 241ff.) peut montrer que l’organisation de la sphère publique peut elle-même être idéologique. Elle déplace l’accent vers une conception critique et structurelle de l’idéologie. Certaines orientations des flux de communication contribuent à faire prévaloir la domination, ce qui rend la sphère publique idéologique au niveau structurel plutôt que de se concentrer sur des idéologies spécifiques, c’est-à-dire sur les contenus et les styles communicatifs qui y sont traités. Cette perspective structurelle nous permet non seulement de repenser le populisme en tant que phénomène de communication, mais aussi d’ouvrir un horizon critique au-delà de l’idéologie (section II). Pour transcender la sphère publique idéologique, nous avons besoin d’un processus démocratique de redistribution du pouvoir dans la société, qui dépend de processus d’apprentissage démocratique dans les publics favorisant l’épanouissement des compétences communicatives. Enfin, le cadre théorique développé est appliqué et examiné afin de comprendre la transformation numérique actuelle de l’interaction entre les publics. Cela modifie le flux idéologique de la communication vers de nouvelles formes de communication populiste, mettant l’hégémonie publique sous pression constante (section III). Le défi consiste à trouver des moyens de renforcer les communications populaires qui permettent des processus d’apprentissage démocratique et l’épanouissement des compétences communicatives de tous les citoyens.

I. Éléments de la théorie de la sphère publique idéologique

Les éléments conceptuels de la théorie de la sphère publique idéologique, qui sont parallèles au modèle à plusieurs niveaux de la sphère publique, comprennent, premièrement, le sens commun du peuple – qui fournit le cadre dans lequel les expériences dans des relations sociales antagonistes peuvent être faites et qui structure la rencontre des publics ; deuxièmement, l’organisation des publics thématiques et assemblés au nom de médias antagonistes ; troisièmement, les médias de masse complexes et favorisant le compromis ; et, quatrièmement, l’horizon culturel de la sphère publique bourgeoise. Permettez-moi de développer ces points.

Au premier niveau, le concept d’« expérience » est utile pour médiatiser les conditions structurelles et l’activité subjective, qui se composent d’éléments passifs d’expérience et d’éléments actifs de traitement. La référence à l’expérience permet de prendre en compte les conditions de la structure sociale dans la théorie de la sphère publique (cf. Negt et Kluge, 1993). Dans le processus de l’expérience, la signification subjective et la justification servent de médiateurs entre les conditions naturelles ou sociales et l’action humaine. Pour Gramsci (1971 : 326ff., 422f.), le sens commun – en tant que stock éprouvé, saturé d’expérience et sécurisé de formes de connaissances, de pensées et de sentiments – organise le « processus primaire de l’expérience ». Conformément au « principe de continuité » pragmatiste (cf. Dewey, 1997 : 33ff.), il se compose d’expériences sédimentées et représente le contexte dans lequel de nouvelles expériences peuvent être faites. Les éléments de la compréhension quotidienne proviennent de différentes sources, telles que les convictions traditionnelles et les expériences acquises au cours de la carrière sociale, les modèles de vie et les idées résultant de l’appartenance à certains milieux, groupes sociaux ou différentes attentes liées aux rôles, ainsi que les problèmes et les expériences résultant de contextes d’action concrets tels que la famille ou le travail. En outre, les interprétations socialement répandues et l’« opinion publique » perçue ont une influence sur elle. Certaines interprétations publiques semblent ainsi plausibles ou subjectivement acceptables, et on peut supposer qu’elles trouveront un écho plus large dans le public si elles peuvent s’articuler avec des éléments de la compréhension quotidienne et mettre plusieurs éléments dans un ordre « cohérent ». Par exemple, il est possible de concilier les problèmes sur le lieu de travail avec les connaissances traditionnelles sur la manière d’agir et les valeurs familiales. D’autre part, il doit être possible de dissocier les éléments qui ne cadrent pas et de réduire leur interprétabilité. Les sphères publiques sont alors formées par ceux dont la capacité d’action privée est perçue comme précaire parce qu’ils sont affectés par des conséquences problématiques dans une situation sociale particulière (cf. Dewey, 1946 : 3ff.) et qui tentent ensuite de retrouver ou d’accroître leur capacité d’action (cf. Holzkamp, 2013 : 19ff.). La sphère publique devient ainsi un mécanisme de résolution des problèmes pour les relations sociales interdépendantes, en ce qu’elle permet une prise de distance réflexive, une compréhension d’un problème ou d’une signification et d’une justification collectives, ainsi que la conception de stratégies de résolution des problèmes. La théorie pragmatique de la sphère publique part d’un problème constitutif, mais laisse dans l’ombre son émergence et la relation entre l’expérience du problème et les structures sociales.

Alors que Dewey situe les conflits uniquement entre d’anciens publics représentant des solutions établies à des problèmes et de nouveaux publics problématiques, il suppose des intérêts relativement homogènes au sein des publics en raison de la référence commune au problème constitutif. Les sociétés capitalistes se caractérisent toutefois par des mécanismes sociaux – tels que la classification, la subordination, l’exclusion, l’accumulation des opportunités et l’exploitation – qui lient le bonheur des forts à la souffrance des faibles (Boltanski et Chiapello, 2007 : 360ff.). Nous avons affaire à des relations sociales antagonistes entre des positions dans la division complexe du travail du capitalisme. En tant qu’« ordre social institutionnalisé » (Fraser et Jaeggi, 2018 : 52ff.), le capitalisme structure les préoccupations et l’action des sujets selon des « axes d’inégalité » qui se croisent, tels que la « classe », la « race » et le « genre » (cf. Winker et Degele, 2011). On peut supposer que dans de telles structures sociales antagonistes au capitalisme, des problèmes surgissent qui sont interprétés dans le contexte d’une compréhension quotidienne contradictoire et que des publics fondamentaux se forment en conséquence. Dans ces publics, les expériences de conflit et les problèmes qui y sont liés peuvent être articulés, partagés, façonnés ou interprétés, voire organisés et mobilisés (cf. Thompson, 1978 : 149f.).

Dans les Cahiers de prison, Antonio Gramsci décrit comment une classe – que l’on pourrait remplacer par un groupe qui fait certaines expériences au sein de la structure sociale antagoniste du capitalisme – peut « gravir les échelons » jusqu’à l’hégémonie, c’est-à-dire un leadership culturel fondé sur le consensus. Ce leadership culturel, parallèlement à l’occupation des appareils étatiques exécutifs et coercitifs, devient nécessaire pour une relation de domination stable dans les sociétés dotées d’une société civile prononcée. Pour réussir dans les luttes hégémoniques pour le consentement, les mouvements sociaux doivent se connecter à la compréhension quotidienne des gens en essayant de la structurer en hiérarchisant à nouveau les éléments existants dans leur sens commun (cf. Hall, 2011). L’hégémonie, comme nous le verrons ci-dessous, a une structure similaire au modèle familier à plusieurs niveaux de la sphère publique. « Ce qu’on appelle « opinion publique » est étroitement liée à l’hégémonie politique ; en d’autres termes, c’est le point de contact entre la « société civile » et la « société politique », entre le consentement et la force » (Gramsci, 2011 : 213). Dans leur discussion sur Gramsci, qui les conduit au « post-marxisme », Laclau et Mouffe (cf. 2001 : 65ff.) critiquent le fait que la théorie de l’hégémonie présuppose les identités (de classe) en termes économistes et soutiennent que ces identités ne peuvent émerger que dans le discours. Je suis d’accord avec eux, car les identités politiques (classes) ne découlent pas automatiquement des expériences – celles-ci devraient être organisées dans des sphères publiques. Contrairement à Laclau et Mouffe, je voudrais toutefois nuancer la distinction entre la situation dans la structure sociale qui donne lieu à l’expérience et les structures culturelles ou idéologiques dans lesquelles les expériences d’une situation donnée sont interprétées et articulées (cf. Hall, 1980) – en termes d’une théorie critique-pragmatique de la sphère publique, mais pas en termes d’une théorie post-marxiste du discours.

Gramsci soutient qu’au début du processus d’hégémonisation, un sentiment de communauté émerge des problèmes qui découlent de la position respective d’un groupe dans le processus de production. Nous pourrions étendre sa conception de la base d’une société à une structure sociale divisée par des axes d’inégalité multiples mais entrecroisés. Gramsci affirme qu’à partir de ce sentiment de communauté, une « solidarité d’intérêts au sein des structures fondamentales existantes » (Gramsci, 1971 : 181) peut se développer. Si ces points communs matériels sont organisés avec succès, des institutions spécifiques apparaissent, que j’appelle « médias antagonistes ». En termes de contenu et de financement, ces médias prennent clairement parti dans les relations antagonistes de la société, s’engagent dans des « relations publiques » pour des intérêts spécifiques et organisent des publics autour d’eux. Les médias antagonistes forment certes des hiérarchies fondamentales de contrôle, mais ils offrent à leur public la possibilité de développer des attitudes dans un contexte collectif. Parmi leur public, la compréhension et l’évaluation des problèmes sociaux deviennent plus cohérentes et peuvent être généralisées. Les ressources financières, culturelles et le capital social sont répartis de manière inégale entre les médias antagonistes, car ceux-ci sont encore « organiquement » liés aux positions de pouvoir dans la structure sociale. Les médias antagonistes tentent stratégiquement d’influencer « l’opinion publique » en leur faveur. Selon Gramsci (cf. 1971 : 5ff.), le lien avec le sens commun et son organisation sont assurés par des « intellectuels » dont le rôle est repris par des scientifiques, des spécialistes des relations publiques et des journalistes individuels qui produisent du contenu pour les médias antagonistes.

Cependant, pour devenir hégémonique, un groupe doit transcender ces « limites corporatives » (Gramsci, 1971 : 181) afin d’atteindre le « leadership culturel ». Ici, les intérêts propres « peuvent et doivent devenir les intérêts d’autres groupes subordonnés » (Gramsci, 1971 : 181). Les relations de pouvoir existantes peuvent être remises en cause de cette manière en formant un mouvement politique qui « réalise non seulement l’unité des objectifs économiques et politiques, mais aussi l’unité intellectuelle et morale, posant toutes les questions autour desquelles la lutte fait rage non pas sur un plan corporatif, mais sur un plan « universel », et créant ainsi l’hégémonie d’un groupe social fondamental sur une série de groupes subordonnés » (Gramsci, 1971 : 181f.). Dans cette phase hégémonique, il faut continuellement établir des « équilibres dans lesquels les intérêts du groupe dominant prévalent, mais seulement jusqu’à un certain point, c’est-à-dire sans aller jusqu’à l’intérêt économique étroitement corporatif » (Gramsci, 1971 : 181). À partir du modèle de Gramsci, qui consiste à « gravir les échelons » jusqu’à l’hégémonie, on peut établir une distinction fonctionnelle entre les « publics organiques », qui ont tendance à être exclusifs, orientés vers la formation de l’identité, l’assurance de soi et l’unification, et les « publics traditionnels », qui sont orientés vers les alliances, la généralisation et l’appropriation de réinterprétations de l’expérience. Le degré d’« organicité » exprime l’attachement à un groupe social et les expériences qui se justifient structurellement pour celui-ci.

Sur la voie de la leadership politico-culturel, il est nécessaire que les publicistes organiques développent des contenus généralisables et que les intellectuels traditionnels des médias de masse soient convaincus par ces contenus. Dans ce processus, les médias perdent leur caractère antagoniste spécifique au seuil de leur transformation en médias de masse. Dans ce processus ascendant, l’auto-socialisation communicative et les compétences en matière de résolution de problèmes sont transférées à des « instances socialement transcendantes » (Haug, 1987 : 61) – ce qui constitue, à mon avis, un prolongement important de Gramsci par la théorie de l’idéologie.

Au niveau des médias de masse, les problèmes de la vie en commun ne peuvent, en raison de la structure antagoniste des sociétés capitalistes, être médiatisés et résolus en termes de monde de la vie aux niveaux inférieurs avec leurs médias antagonistes. Les sphères publiques complexes sont en grande partie produites par les médias de masse et façonnées par les structures médiatrices du journalisme. Les personnes concernées cèdent leurs compétences en matière d’auto-socialisation communicative et de résolution de problèmes aux journalistes qui, parce qu’ils « planent au-dessus des choses » dans la division sociale du travail, peuvent assurer la médiation des problèmes insolubles du monde vécu. Des règles professionnelles et un habitus journalistique distinguent les acteurs des appareils idéologiques des médias et de la communication (cf. Althusser, 2014) des journalistes et publicistes organiques, des militants et des agents de relations publiques dans les publics thématiques et assemblés. Les médias de masse et leurs rédactions ne sont pas des terrains neutres, mais, pour rendre fructueux un concept de théorie critique de l’État pour l’analyse de la « densité et de la résilience » des institutions de la sphère publique, une « condensation matérielle des relations de pouvoir » (cf. Jessop, 2008 : 122ff.). Les médias de masse sont alors des institutions de compromis pour les positions antagonistes sous la domination de forces riches en ressources. Cela est particulièrement évident dans les critères de « qualité » journalistique et leur application pratique. En particulier, certains intérêts sont régulièrement absents du discours des médias de masse, sous la forme de « silences significatifs ». Par exemple, une étude comparative internationale de la couverture médiatique du livre très controversé de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, a identifié comme lacune majeure l’absence de conscience du fait que différents groupes d’intérêt se disputent la domination sur les questions de répartition (cf. Rieder et Theine, 2019). D’autres voix, telles que les positions favorables aux travailleurs, sont représentées dans les médias de masse, mais subordonnées aux positions favorables aux employeurs. Des discours tels que « sans croissance économique et sans profits, les intérêts des travailleurs ne peuvent être satisfaits (par la redistribution fiscale) » justifient cette condensation, qui a un effet de subordination. Les critiques du capitalisme apparaissent de temps à autre dans les rubriques des journaux consacrées aux arts et à la culture, mais rarement ou jamais dans les rubriques économiques ou boursières.

Enfin, la topographie de la sphère publique idéologique comprend non seulement les niveaux d’expérience, les médias antagonistes et les processus de communication ascendants et condensés autour des médias de masse, mais aussi des valeurs de compromis telles que l’impartialité, un discours libre de toute domination et l’éthique de la presse. Ces valeurs « placent de manière compensatoire [. . .] le commun au-dessus de l’élément de division » (Haug, 1993 : 197, cité dans Rehmann, 2013 : 258). C’est à partir de ces valeurs que les médias de masse et l’autonomie du champ journalistique se légitiment, mais dans ce processus, les valeurs créatrices de consensus sont également interprétées de manière influente, c’est-à-dire dans le sens de la condensation des relations de pouvoir mentionnée ci-dessus. Cela se reflète dans l’image que les journalistes ont d’eux-mêmes ou dans une « idéologie journalistique » (Deuze, 2005) qui s’engage en faveur du bien commun, de l’objectivité dans le reportage, l’autonomie, les notions d’actualité et de pertinence, ainsi qu’une orientation éthique et une signification propres à son travail journalistique. Des explications concrètes (basées sur des recherches empiriques) de l’écart fréquemment observé entre ces images de soi et leur pertinence pour l’action dans la pratique journalistique concrète peuvent éclairer la manière dont se déroulent les processus de condensation institutionnelle, par exemple à travers les processus décisionnels hiérarchiques dans les rédactions. Cependant, le niveau supérieur de ces valeurs créatrices de consensus forme une réalité culturelle qui lui est propre. Les niveaux inférieurs de la sphère publique peuvent s’y référer afin de contourner et de remettre en question les structures de compromis institutionnelles existantes en invoquant de manière alternative l’intérêt général. À l’instar du processus de consolidation institutionnelle et de formation de compromis décrit précédemment, une absorption et une représentation hégémonique des différentes exigences et articulations d’intérêts à travers des valeurs ont lieu ici dans le domaine culturel. C’est à ce niveau que la théorie post-marxiste du discours trouve sa justification dans une théorie de la sphère publique qui ne perd pas ses références aux théories critiques du capitalisme. Une revendication particulière assume le rôle d’une représentation universelle qui ordonne et intègre de nombreuses revendications, assurant ainsi la cohérence d’un système de signification. Ce faisant, cette revendication devient un « signifiant vide » (cf. Laclau, 2007 : 36ff.) en ce qu’elle perd progressivement son contenu concret et sa référence « organique » à ses origines au sein des groupes sociaux et à leurs interprétations spécifiques. La chaîne de revendications ainsi ordonnée et unifiée par une valeur idéologique acquiert son unité toujours instable grâce à la démarcation commune de ses éléments par rapport à un extérieur qui les nie. L’Autre nié est ainsi identifié à un état général de carence. Les forces sociales mènent des batailles culturelles pour l’occupation légitime des valeurs et la compatibilité des revendications avec ces valeurs dans la sphère publique idéologique. Avec les valeurs compromissoires, cependant, un autre niveau de l’idéologique, un « monde céleste », s’élève ainsi au-dessus du « ciel terrestre » (Haug, 1987 : 95) des médias de masse. À mon avis, le terme « sphère publique bourgeoise » (Habermas, 1989 : 89ff.) est, certes lu de manière subversive, approprié pour conceptualiser cet élément de la sphère publique idéologique.

Selon Habermas, la sphère publique bourgeoise était en effet une idéologie, car sa création était un projet exclusif de la bourgeoisie montante. En même temps, elle implique également un idéal ou, en termes de théorie de l’hégémonie, un « signifiant vide » capable d’organiser un consentement social plus large. La sphère publique était initialement limitée à la bourgeoisie, mais tout le monde croyait pouvoir atteindre ce statut, et l’idée de la sphère publique promettait de manière séduisante « la dissolution de la domination en une contrainte facile à accepter, qui ne prévalait sur aucun autre terrain que celui de la perspicacité convaincante de l’opinion publique » (Habermas, 1989 : 88). Cependant, la sphère publique bourgeoise se caractérise par le fait que, comme le soulignent Negt et Kluge à propos de Habermas, « la lutte principale doit être menée contre toutes les particularités » (1993 : 10). Dans cette sphère, toutes les différences socio-économiques sont abstraites de telle sorte que les travailleurs exploités et les capitalistes apparaissent comme des personnes privées libres et égales. Elle convient donc comme terme collectif pour désigner les valeurs communicatives de compromis vers lesquelles s’orientent les médias de masse. Elle tend à être universelle et équilibrée et peut ainsi créer idéologiquement une cohésion dans une communauté qui est toutefois fragmentée (de manière intersectionnelle) dans le capitalisme. Si l’on s’engage dans cette sphère, on reconnaît simultanément la légitimité et l’égalité d’autres positions, par exemple une position syndicale est soutenue par une position patronale. La « capacité à parler de manière abstraite de toutes les situations » (Negt et Kluge, 1993 : 48), que l’on observe fréquemment dans les talk-shows politiques des médias de masse avec un casting « équilibré », signifie que les impulsions et les expériences politiques qui peuvent encore avoir un effet organisateur et mobilisateur aux niveaux inférieurs de la sphère publique sont désamorcées.

Tant qu’il existe une société civile relativement distincte, la théorie de la sphère idéologique est non seulement sensible aux transformations numériques (cf. section III), mais aussi aux différences culturelles entre les systèmes médiatiques, par exemple entre les modèles plus polarisés-pluralisés, démocratiques-corporatistes ou libéraux (cf. Hallin et Mancini, 2014). Les médias de masse, leurs rédactions et les acteurs journalistiques individuels ne représentent la « sphère publique bourgeoise » que dans une mesure variable. Ainsi, la radiodiffusion publique dans ses principaux formats revendique une représentation plus adéquate que les médias de masse avec des lignes éditoriales marquées. Ces derniers agissent également comme des médias antagonistes dans certains endroits. Contrairement au système médiatique allemand, par exemple, dans le contexte du système médiatique américain, qui a connu une « montée en puissance des nouveaux médias partisans » (Hallin, 2019 : 8), tels que Fox News ou (encore plus partisan) Breitbart, l’autonomie et donc la capacité des médias de masse à créer un consensus peuvent sembler surestimées. Cependant, le cadre théorique proposé indique que la création de consensus n’est qu’un élément nécessaire du tableau d’ensemble et ne présuppose pas son importance relative ; il permet plutôt d’enregistrer les différences dans l’interaction entre les publics (en déplaçant l’accent de la recherche empirique vers les flux d’information et de communication, cf. par exemple Gruszczynski et Wagner, 2017 ; Ognyanova et Monge, 2013 : 84f.) et peut ainsi alimenter un courant critique de la recherche sur les systèmes médiatiques critiques qui compare les sphères publiques à travers les cultures aux quatre niveaux mentionnés.

II. Flux de communication au sein et au-delà de la sphère publique idéologique

Un tel modèle de la sphère publique a le mérite de permettre d’identifier différents flux idéaux-typiques de communication publique et de les utiliser pour évaluer la qualité des différents systèmes médiatiques qui organisent l’interaction entre les publics. La distinction entre ces directions des flux de communication au sein de la topographie structurelle à quatre niveaux peut éclairer les stratégies générales des mouvements sociaux pour gagner en influence publique. Nous pouvons identifier :

  • Premièrement, il existe une communication qui circule verticalement de bas en haut, c’est-à-dire à partir des expériences de sens commun organisées par des médias antagonistes en tant que représentation médiatique de masse de la sphère publique bourgeoise, puis qui redescend pour organiser les niveaux inférieurs.
  • Deuxièmement, il existe une communication qui circule également verticalement, mais qui contourne les intermédiaires, tels que les médias antagonistes ou les médias de masse, afin de s’adresser directement à la sphère publique bourgeoise. Cela affecte les changements « d’en haut » au sein des intermédiaires médiatiques de masse créateurs de consensus, ainsi que les flux de communication qui reviennent de là vers les niveaux inférieurs de la sphère publique.
  • Troisièmement, la communication peut également circuler horizontalement aux niveaux inférieurs, entre le niveau du sens commun et celui des médias antagonistes organisateurs. Ici, la superstructure idéologique est progressivement reprise.

La première direction du travail « de bas en haut » de la sphère publique a été illustrée dans la section précédente, où j’ai décrit l’émergence de la sphère publique idéologique comme un processus ascendant qui laisse les citoyens dans une relative subalternité. Cependant, comme nous nous intéressons à la compréhension de la sphère publique en tant qu’interaction dynamique entre différents publics, il existe au moins deux autres directions de flux de communication qui remettent en cause l’hégémonie. Je propose de différencier davantage les flux de communication populistes et populaires. Je m’explique.

La théorie structurelle de la sphère publique idéologique contribue à notre compréhension du populisme, un concept très controversé et donc sujet à interprétation. Le terme « populisme » est largement utilisé pour désigner la politisation de divers groupes sociaux, parfois de manière péjorative, parfois de manière bienveillante. L’existence et la perception d’une crise de l’hégémonie et de la représentation semblent être le point de départ des stratégies populistes. Ces stratégies visent à contourner les instances de représentation existantes et à articuler une critique des élites d’une manière compréhensible pour de larges couches sociales. Récemment, certains auteurs ont proposé une nouvelle approche du populisme, le présentant comme un phénomène de communication (cf. de Vreese et al., 2018 ; Aalberg et al., 2018 ; Waisbord, 2018). Par exemple, Engesser et al. (2017) situent le populisme dans un modèle de communication politique : les acteurs populistes (qui ?) ont une stratégie politique (pourquoi ?) visant à influencer les citoyens et utilisent à cette fin certaines idéologies populistes (quoi ?) présentées dans un certain style de communication populiste (comment ?). Si je pense qu’il est utile de comprendre le populisme comme un phénomène de communication, la théorie de la sphère publique idéologique peut compléter cette vision centrée sur les acteurs et les styles (par exemple, la colère et l’indignation sont utilisées à des fins de mobilisation et ces affects sont souvent canalisés vers une forme de leadership charismatique). Elle le fait en mettant l’accent sur l’interaction entre les publics et les flux de communication, et en prenant ainsi du recul par rapport aux activités populistes au sein des publics pour se concentrer sur l’interaction entre les différents niveaux de la sphère publique. La nouvelle approche proposée du populisme, compris comme une orientation spécifique des flux de communication « venant d’en haut », intervient lorsque l’hégémonie, c’est-à-dire les compromis existants, entre en crise et doit être renégociée.

La sphère publique bourgeoise, qui est façonnée par des valeurs favorisant le compromis telles que l’impartialité, la diligence journalistique et la recherche de la vérité, peut être sollicitée par les niveaux inférieurs de la sphère publique, contournant les représentants actuels des médias de masse, afin d’apporter des changements dans les rédactions et les équilibres de compromis. Cela peut partir des groupes sociaux dominés, mais aussi des groupes sociaux dominants et de leurs médias antagonistes, qui pensent pouvoir se passer de plus en plus de la formation de compromis condensée dans les médias de masse pour affirmer plus directement leurs propres intérêts. Si cela se produit à plus grande échelle, l’ordre public hégémonique existant est en crise. Le populisme vise à contourner les élites idéologiques dans le but de les remplacer, car il s’agit d’une part d’un mouvement anti-establishment, mais d’autre part, il ne remet pas en cause le consensus fondamental avec la structure économique et politique d’une société (cf. Priester, 2017 : 50). Cela apparaît clairement, par exemple, lorsque les partis de droite accusent la presse de diffuser des « fausses nouvelles ». Ce faisant, ils se réfèrent aux valeurs de la sphère publique bourgeoise, telles que la diversité, la participation, la représentation équilibrée, la tolérance et la vérité, et cherchent à les redéfinir. Ils entendent mettre les médias de masse sous pression et modifier l’équilibre des compromis qui se sont cristallisés dans les rédactions. Bien qu’elles remettent en cause le libéralisme, ces narrations populistes ne sont pas exclusivement conflictuelles, mais intègrent des éléments libéraux tels que la « souveraineté populaire » ou la « liberté de la presse » de manière métaphoriquement détournée (cf. Gadinger, 2019 : 142). Les normes épistémologiques des débats publics peuvent être érodées par des stratégies de ce type, dont les effets graves doivent être étudiés plus en détail, mais je dirais qu’elles n’échappent pas nécessairement à la structure idéologique de la sphère publique. Les courants populistes étant une communication « venue d’en haut » (des dirigeants qui s’expriment au nom de la sphère publique bourgeoise), il est important de comprendre qu’il s’agit uniquement d’un sentiment de proximité pour les citoyens, et non d’une communication directe, multidirectionnelle et horizontale. Ainsi, le statut élitiste de certains communicateurs n’est pas remis en cause.

Stuart Hall (cf. 1980, 2011) s’est efforcé de distinguer qualitativement les mouvements sociaux populistes des mouvements sociaux populaires. À cet égard, la pensée de Hall contraste avec celle de Laclau, qui fait référence au populisme de manière positive et n’opère pas cette distinction (cf. Colpani, 2021). Laclau a tendance à assimiler la lutte politique au populisme, puis à établir une distinction critique entre, d’une part, le populisme inclusif et ouvert et, d’autre part, le populisme exclusif qui met fin à la politique (cf. Panizza et Stavrakakis, 2020). Il est intéressant de noter que, du point de vue du maintien de l’hégémonie, la distinction entre communication populaire et communication populiste est également sans importance, car ces deux types de communication, en mobilisant contre les compromis condensés dans les médias de masse, menacent la structure hégémonique qui a été mise en place. Cependant, dans le premier cas, le défi est lancé « d’en haut » (communication populiste) et dans le second cas « d’en bas » (communication populaire). Suivant l’intuition de Hall, comment pouvons-nous différencier la communication populaire de la communication populiste ? La théorie de la sphère publique idéologique fournit une orientation à cet égard en posant deux questions interdépendantes : l’interaction des publics au sein d’une société est-elle susceptible de conduire à des relations sociales plus égalitaires, et quels processus d’apprentissage communicatif contribuent à ces relations sociales plus égalitaires ?

Les relations sociales antagonistes donnent naissance à la sphère idéologique ; ainsi, des relations sociales plus égalitaires – c’est-à-dire une modification des relations sociales en faveur des exploités et des opprimés – atténuent la nécessité de transférer le processus de résolution des problèmes et de recherche d’un consensus à un niveau idéologique spécialisé et socialement transcendant. Cela modifierait également la forme d’organisation des expériences à travers les médias au deuxième niveau de la sphère publique. Les médias antagonistes pourraient alors devenir plus « agonistiques » (Mouffe, 2002) dans ce processus et faire partie de la résolution horizontale des problèmes politiques. La perte de leur caractère antagoniste permettrait à certains d’entre eux de jouer le rôle de médias de masse, qui seraient alors légitimés non pas par une notion contre-factuelle de la sphère publique, mais représenteraient les différences entre des égaux sociaux. Toutefois, la qualité du processus et les stratégies pour y parvenir sont cruciales. Une forme d’apprentissage public qui organise le sens commun contradictoire est nécessaire, ce qui rend impossible le maintien du sens commun et de la construction du sens tels qu’ils existent actuellement. Cela exige plutôt des intermédiaires qui organisent le sens commun et remettent ainsi, dans une certaine mesure, en question la construction du sens par les personnes concernées. C’est la qualité de ces processus d’apprentissage qui est déterminante, surtout si l’on part du principe que la communication et certaines formes d’apprentissage subjectif sont étroitement liées. L’impossibilité et la qualité des processus d’apprentissage communicatif dans des contextes publics spécifiques sont un problème qui mérite certainement une réflexion approfondie (cf. par exemple Biesta, 2014). Je souhaite ici esquisser comment cette question peut être abordée du point de vue de la théorie de la sphère publique idéologique. Ce faisant, je pourrais également contribuer à affiner le problème du populisme en tant que phénomène de flux de communication en posant la question suivante : quels sont les processus d’apprentissage impliqués dans les interactions distinctes entre les publics ?

L’émergence et la reproduction permanente de l’idéologique, c’est-à-dire le transfert de compétences communicatives à des instances sociales transcendantes, telles que les médias de masse créateurs de consensus, reposent sur le besoin fondamental des sujets d’acquérir une capacité d’agir à tout moment et dans toute situation sociale. La capacité d’agir « désigne la capacité humaine à acquérir, en coopération avec d’autres, le contrôle sur les conditions de vie de chaque individu » (Holzkamp, 2013 : 20). Cela dit, le sujet peut aspirer à l’action de deux manières fondamentalement différentes : soit en agissant dans les conditions existantes en acceptant les limites imposées par les relations de pouvoir actuelles, soit en élargissant son champ d’action en coopération (cf. également Engeström, 2015). Comme l’affirme Holzkamp, « si je tente d’obtenir une certaine liberté d’action dans le cadre de relations de pouvoir données, je nie en quelque sorte cette liberté moi-même, car elle m’est accordée par des autorités particulières et peut être révoquée à tout moment. Dans une telle situation, pour des raisons de sécurité et de satisfaction à court terme, je porte atteinte à mon intérêt général à long terme » (2013 : 24).

La sphère publique idéologique et ses flux de communication ascendants puis descendants établissent une « structure de compétence/incompétence » (Haug, 1987 : 73) qui confère aux sujets une capacité d’agir, mais qui, en même temps, garantit les conditions génératrices de conflits des relations sociales antagonistes dans le capitalisme qui restreignent cette capacité. En renonçant à leurs capacités de communication et en ne saisissant pas les opportunités d’apprentissage qui leur permettraient de les développer, condition préalable à l’élargissement coopératif de leur capacité d’agir, les sujets acquièrent des « capacités de subalternité » (Haug, 2010 : 1390) dans les flux de communication « venant d’en haut ». Cette capacité d’action communicative restrictive permet aux sujets d’être informés dans leur vie quotidienne et d’avoir ainsi un contrôle au moins partiel sur les contextes sociaux qui affectent leurs propres préoccupations. Cependant, cela s’accompagne de la perte de capacités communicatives et de qualités d’apprentissage telles que la « paternité » au lieu d’un simple rôle de destinataire (cf. Habermas dans Czingon et al., 2020 : 32), par exemple pour vérifier la véracité et l’exactitude des informations et pour exprimer ses propres opinions et sentiments. Ces capacités communicatives en déclin sont toutefois nécessaires pour reconstruire et se faire une image de la structure de la société de manière coopérative, pour comprendre sa propre position et sa situation dans la structure sociale et pour organiser de manière cohérente ses expériences dans les communications « venant d’en bas ».

En revanche, le débat public pourrait ouvrir la voie à une capacité d’action communicative généralisée. Dans ce cas, une image du contexte social pourrait émerger grâce à la comparaison avec les opinions et les expériences des autres. Il s’agit bien sûr d’un processus complexe car, bien que les conditions sociales et les significations soient objectivement données, elles ne deviennent pertinentes pour les actions des sujets que lorsqu’elles deviennent les prémisses de leurs propres justifications d’action. La sphère publique ne crée donc pas un accès direct à la compréhension des conditions sociales. Dans l’échange public, des sujets ayant des justifications différentes pour leurs propres actions se rencontrent dans des conditions données et, sur cette base, une compréhension au sens d’un point de vue méta-subjectif peut être atteinte grâce à l’explication de leurs prémisses (c’est-à-dire les significations des conditions qui sont actualisées dans chaque cas pour leurs propres actions). Un tel point de vue est finalement possible parce que les gens dépendent les uns des autres et vivent dans des conditions sociales qui les relient. La compréhension publique dans ce sens ne signifie pas le consensus ; elle peut aussi signifier la clarification d’intérêts opposés réels, mais elle présuppose que la justification subjective de chaque action soit prise au sérieux sans condition, ce qui ne doit pas être interrompu par le passage à une perspective externe (cf. Holzkamp, 2013). La voie vers une action généralisée dépend de flux de communication qui viennent « d’en bas », oscillent aux niveaux inférieurs, mais ne renversent jamais cette direction principale. En principe, les flux de communication « d’en bas » mettent en mouvement certains processus d’apprentissage, tandis que les flux de communication « d’en haut » maintiennent les personnes dans la subalternité.

La brève discussion sur l’impossibilité et la qualité des différentes formes d’apprentissage communicatif et d’action dans les sphères publiques nous amène à une compréhension plus claire des flux de communication hégémoniques, populaires et populistes. Les flux de communication hégémoniques offrent un espace pour un apprentissage élargi des capacités communicatives au sein et entre des médias antagonistes visant à l’autonomisation d’un groupe ou d’une classe sociale collaborant avec d’autres groupes ou classes sociales dans la mesure où des tiers sont impliqués. Cependant, les relations sociales antagonistes qui persistent entraînent des restrictions dans l’apprentissage communicatif, au plus tard lorsqu’un groupe ou une classe devient la force hégémonique. Si l’hégémonie repose sur la représentation exclusive de la sphère publique bourgeoise, elle est vouée à la subalternité communicative non seulement de ceux qui ne sont pas inclus dans les médias de masse hégémoniques, mais aussi de ceux qui sont représentés mais qui ont transféré leurs compétences communicatives aux élites médiatiques.

Les flux de communication populaires permettent des formes d’apprentissage généralisé des capacités communicatives entre médias antagonistes, qui perdraient alors progressivement leur caractère antagoniste. En fin de compte, la subalternité communicative n’est plus nécessaire pour acquérir une capacité d’agir et tout le monde serait inclus dans le processus d’apprentissage communicatif. Les publics populaires ont une valeur épistémique et praxéologique : ils visent à comprendre de manière critique les relations de domination et d’exploitation. Cela implique, premièrement, une prise de conscience de sa propre position dans une société (fragmentée) et du fait que l’on partage cette position avec d’autres. Deuxièmement, dans les publics populaires, l’enchevêtrement de chacun dans des relations sociales antagonistes peut devenir évident et, sur la base de ces connaissances, ils permettent une discussion évaluative sur les pratiques qui élargissent l’autonomie de manière durable, c’est-à-dire, en raison de la socialité fondamentale de l’autonomie individuelle, nécessairement d’une manière moins antagoniste. Les mouvements populaires tentent de changer la sphère publique à partir des niveaux inférieurs, entre le sens commun et les médias antagonistes. Pour cela, les expériences doivent être organisées de manière autodéterminée, ce qui inclut la création d’intermédiaires alternatifs tels que des clubs, des partis, des associations, etc. et des publics organisés autour d’eux. Leur objectif est de changer les relations de pouvoir social en faveur des dominés et des exploités, mais pas d’obtenir une nouvelle représentation de la sphère publique bourgeoise. C’est le cas des stratégies hégémoniques classiques qui érigent l’idéologie au lieu de la niveler. La communication populaire ne consiste pas principalement à invoquer des politiques « imaginaires », mais à s’autonomiser afin de favoriser la formation et le raffinement des besoins et des capacités, y compris communicatives, nécessaires à l’auto-socialisation.

La communication hégémonique et populaire implique un apprentissage communicatif auprès d’autres personnes ayant des opinions et des positions sociales différentes, ce qui rend les deux parties plus démocratiques à cet égard. Cependant, l’apprentissage communicatif impliqué diffère qualitativement selon les effets idéologiques. Dans les projets hégémoniques qui émergent dans la sphère publique idéologique, les gens apprennent avant tout à identifier leurs propres intérêts et à faire des compromis et des alliances dans ce contexte. Les personnes défavorisées peuvent acquérir une capacité d’action et l’étendre. Cependant, il existe un risque que cela prenne finalement une forme précaire et restrictive, à savoir que la capacité d’action nouvellement acquise soit à nouveau retirée. Une position hégémonique qui a été atteinte peut être remise en cause. Les sujets impliqués dans de tels projets apprennent à céder leurs propres compétences communicatives à d’autres qui agissent dans les instances socialement transcendantes de la sphère publique idéologique. Ou, dans le cas d’une carrière journalistique, ils apprennent progressivement, à partir d’un communicateur « organique », à jouer le rôle d’un communicateur « traditionnel » au sens gramscien. Ils développent ainsi un habitus orienté vers une situation de bien commun imaginaire et contrefactuelle.

Les flux de communication populistes encouragent un apprentissage restreint des capacités communicatives dans les médias antagonistes. Ces médias visent à renforcer le pouvoir d’un groupe ou d’une classe sociale au détriment d’autres groupes ou classes sociales en mettant entre parenthèses la création de consensus par les médias de masse. Les relations sociales antagonistes préservées qui dépendent de la subalternité communicative limitent le processus d’apprentissage peu après que les intérêts ont été organisés par les médias antagonistes. La communication populiste renonce à l’apprentissage communicatif populaire et aux processus d’apprentissage de la recherche de compromis associés à la montée en puissance des institutions de la sphère publique idéologique. Les opinions et les relations sociales entre les citoyens ne doivent pas nécessairement se transformer ou, comme le dit Cas Mudde, les populistes « ne veulent pas changer leurs valeurs ou leur « mode de vie » » (2004 : 546).

En résumé, tout mouvement anti-idéologique nécessiterait un processus d’apprentissage social qui favorise l’autodétermination durable dans la communication populaire. Dans ce sens, le terme « populaire » ne désigne pas l’exploitation stratégique, mais le nivellement pratique des relations de pouvoir qui rend plausible la distinction populiste entre le « peuple » et l’« élite » (médiatique) ; il vise la « redistribution [du] pouvoir politique vers le bas » (Colpani, 2021 : 14). Pour cela, cependant, la communication purement populiste se heurte au problème de la remise en cause des relations sociales inégales qui orientent en permanence les flux de communication vers le haut, vers un arrangement idéologique, et poussent les flux de communication populaires vers l’hégémonie ou le populisme.

III La transformation numérique de la sphère publique

À la suite des brèves remarques formulées dans l’introduction de cet article, nous sommes désormais prêts, sur le plan conceptuel, à nous demander comment la théorie critique multi-niveaux de la sphère publique idéologique peut être appliquée pour comprendre les transformations actuelles induites par les médias sociaux numériques en termes d’intégration sociale, d’organisation des expériences et de flux de communication. L’essor des médias numériques a érodé le paradigme du « gardien » du système des médias de masse. Cependant, il s’est accompagné d’un mouvement de réintermédiation par le biais de plateformes de réseaux sociaux à vocation principalement commerciale telles que Facebook, Twitter ou Weibo. En tant que « méta-médias »1Mais quand FB boycotte les nouvelles en provenance des mass-medias… il cesse d’être un méta-média GB, celles-ci servent désormais d’intermédiaires entre un large éventail de communicateurs et de destinataires et offrent une plateforme à la multitude de médias numériques antagonistes et aux médias de masse traditionnels, mais aussi à des individus non organisés. Bien que les acteurs de la sphère publique se soient multipliés et que certains nouveaux acteurs aient gagné en importance au détriment de certains anciens, l’attention inégalement répartie dans la sphère publique numérique désormais appelée « longue traîne » a prévalu. Comment cette désintermédiation et cette réintermédiation de la sphère publique affectent-elles sa qualité idéologique ?

Au niveau des médias de masse et de l’intégration sociale, l’essor des plateformes numériques est avant tout une réintermédiation économique horizontale et non idéologique verticale. Cela affaiblit l’influence de la création de consensus qui s’exerce traditionnellement dans les médias de masse grâce à leur rôle de gardien. Certes, les plateformes numériques organisent des processus de sélection et la production de pertinence, mais cela suit une logique différente. Ici, les processus de sélection visent une pertinence spécifique-individuelle plutôt que générale-sociale, et les publics sont construits comme des consommateurs à satisfaire plutôt que comme des citoyens à informer. Contrairement aux médias de masse, les médias sociaux commerciaux ne se compromettent pas (pour l’instant) et ne se condensent pas en instances idéologiques socialement transcendantes (cf. Napoli et Caplan, 2017). Ils ne disposent pas de rédactions et n’effectuent pas de contrôle de qualité au sens journalistique strict ; cela ne peut être le cas que lorsqu’ils y sont contraints par la loi, par exemple pour prévenir les crimes de haine et interdire les contenus manifestement passibles de poursuites. Toutefois, cela reste à négocier sur le plan politique et à approfondir. Des cas plus récents, tels que la suspension du compte Twitter de Donald Trump (après sa défaite à l’élection présidentielle), pourraient indiquer une direction différente et conduire à des processus de « capture des médias » (cf. Nechushtai, 2018) par le biais de plateformes, y compris en termes de fonctions idéologiques traditionnellement remplies par les médias de masse. Cette évolution devra être suivie de près à l’avenir.

Deux transformations tout aussi importantes ont lieu au niveau des médias antagonistes et de l’organisation des expériences et du sens commun, car des individus non organisés ont fait leur entrée dans la sphère publique via les réseaux sociaux. Des processus de recommandation algorithmiques explicites et implicites, c’est-à-dire le filtrage, le tri et la personnalisation en fonction des intérêts commerciaux (et peut-être de plus en plus politiques) de l’individu et de la plateforme, déterminent les possibilités de contact communicatif (cf. Stark et al., 2021). Au sein de ces bulles de filtrage, les individus, en fonction de leurs préférences, peuvent être confrontés à des médias antagonistes et à des médias de masse, qui peuvent alors influencer la formation de leur opinion et co-organiser leurs expériences. L’intersection des bulles de filtrage peut conduire à des processus de formation d’opinion dynamiques au sein de groupes dans des environnements d’information personnalisés, et à la création de chambres d’écho qui peuvent s’opposer à des perspectives alternatives et contrastées ou à des chambres d’écho rivales. Celles-ci sont souvent perçues comme hostiles et remplissent ainsi la fonction de renforcer la position de chacun. Les nouveaux et anciens médias antagonistes (et les médias de masse partisans) se développent au sein des chambres d’écho, souvent au détriment de l’influence équilibrée des médias de masse. Outre cette importance relative accrue des médias antagonistes dans l’interaction transformée des publics, il existe une deuxième transformation cruciale : la mise en réseau des opinions privées. Les réseaux sociaux permettent au sens commun contradictoire d’entrer directement dans la sphère publique, ce qui équivaut également à une explosion quantitative des offres de communication. En tant qu’opinions privées, elles expriment un sens commun qui n’est pas organisé par une forme d’apprentissage communicatif antagoniste ou équilibrant. Même les médias antagonistes et de masse peuvent être mis en réseau de cette manière individualiste, mais ils apparaissent alors sur la plateforme comme et à côté d’opinions privées et non comme des points focaux de leurs propres publics (salles de résonance ou équilibrés).

Dans ce contexte, se concentrer uniquement sur les technologies de communication numérique et les tendances à l’agrégation, à la polarisation potentielle, à l’explosion quantitative et à l’individualisme en réseau peut suffire à expliquer la désintermédiation au sein des systèmes médiatiques, mais cela reste finalement limité pour expliquer la qualité de la réintermédiation – et donc la transformation numérique de la sphère publique (idéologique) dans les systèmes médiatiques hybrides. Je dirais qu’il est tout aussi important de comprendre que le caractère commercial des plateformes de réseaux sociaux définit les principaux paramètres de leur structuration socio-technologique ou « curation » (Dolata, 2019) de l’activité communicative et des opportunités sur les plateformes. Partant de cette hypothèse, les analyses politico-économiques (par exemple Fuchs, 2014, 2021) suggèrent qu’il existe de fortes interdépendances entre les motivations lucratives des plateformes de réseaux sociaux et l’accélération, l’explosion quantitative et la superficialité de l’activité communicative. Leurs modèles commerciaux basés sur la surveillance, qui visent une publicité personnalisée et ciblée (cf. Sevignani, 2022), suivent une logique d’offre qui privilégie les stimuli communicatifs qui correspondent parfaitement aux préférences collectées des utilisateurs. De plus, l’attention sur les réseaux sociaux est une marchandise (par exemple, les « histoires sponsorisées » sur Facebook), ce qui favorise ceux qui disposent de ressources financières importantes dans la lutte pour attirer l’attention (par exemple, les partis politiques dominants et les grandes entreprises). Les médias de masse et antagonistes existants investissent leurs ressources inégalement réparties, par exemple l’attention et l’argent, pour étendre leur portée grâce à des stratégies sur les réseaux sociaux afin d’accumuler un « pouvoir de communication » (Castells, 2007). Compte tenu des fondements technologiques et de l’organisation politico-économique de la désintermédiation et de la réintermédiation de la sphère publique, nous sommes confrontés au défi de donner un sens aux tendances convergentes de la logique marchandisée d’accumulation de l’attention, d’agrégation et de polarisation potentielle, d’explosion quantitative, d’accélération, de personnalisation et d’individualisme en réseau. Les outils conceptuels de la théorie de la sphère publique idéologique peuvent être utiles dans ce contexte.

La logique marchandisée de l’accumulation de l’attention reproduit des relations sociales antagonistes en soutenant les puissants et en désavantageant les opprimés2Mais c’est souvent avec l’assentiment et pour le plaisir de ces derniers ! GBet les exploités. Il en résulte une inégalité potentiellement plus extrême entre les médias antagonistes et donc soit une répartition plus inégale des chances d’atteindre l’hégémonie et l’influence des médias de masse, soit une pression populiste « d’en haut » sur ceux-ci. C’est pourquoi les réseaux sociaux, dans leur forme capitaliste prédominante actuelle, ne sont pas susceptibles de provoquer une reprise de la sphère publique idéologique et de libérer les flux de communication populaires. La réduction des obstacles à la participation à la sphère publique, qui permet une explosion quantitative de la communication associée à des contenus personnalisés, ce qui correspond à la logique d’agrégation des réseaux sociaux, favorise de manière similaire toutes les formes de communication hégémonique, populaire et populiste. Si l’agrégation s’accompagne d’une polarisation, les flux de communication populistes sont alors plus susceptibles d’être déclenchés que les flux de communication hégémoniques ou populaires, car l’apprentissage démocratique auprès d’autres personnes ayant des opinions différentes est inhibé. L’accélération des réseaux sociaux rend également plus difficile l’apprentissage et favorise le maintien à un niveau superficiel des échanges communicatifs.

En ce qui concerne l’affinité élective très discutée entre les réseaux sociaux et le populisme (cf. Gerbaudo, 2018), il est vrai que tous les populistes n’utilisent pas les réseaux sociaux de la même manière et que l’on ne peut pas affirmer que les réseaux sociaux favorisent simplement les leaders populistes (cf. Moffitt, 2018), mais on peut soutenir que les réseaux sociaux soutiennent les flux de communication populistes. Gerbaudo suggère que « les réseaux sociaux ont favorisé la montée des mouvements populistes également en raison de la logique d’agrégation inhérente à leurs algorithmes et de leur capacité à focaliser l’attention d’une population autrement dispersée. Les forums de discussion sur les réseaux sociaux ont fourni des espaces de rassemblement où les « foules solitaires » engendrées par l’hyperindividualisme de la société néolibérale ont pu se regrouper, où les atomes des réseaux sociaux dispersés ont pu être reforgés en une nouvelle communauté politique – en une « foule en ligne » de partisans » (2018 : 750).

Cependant, la personnalisation axée sur la surveillance et la publicité contribue non seulement à l’agrégation, mais aussi à l’effet inverse de l’individualisme en réseau, qui donne naissance à une nouvelle forme de communication populiste numérique qu’il ne faut pas sous-estimer. L’apprentissage restreint dans un environnement médiatique antagoniste est encore plus limité, voire interrompu, si les opinions privées sont mises en réseau sans aucune organisation de l’expérience et du sens commun par le biais de médias antagonistes. Les médias antagonistes partisans, qui ont trouvé un nouvel espace de résonance autoamplificateur dans l’environnement des médias sociaux, ne sont plus les seuls à pouvoir influencer plus directement l’opinion publique et la formation de la sphère publique bourgeoise en contournant la création de consensus dans les médias de masse. En dessous des médias antagonistes, le sens commun contradictoire devient également plus visible publiquement. Sans l’intermédiation des médias antagonistes et des publics qu’ils organisent, l’examen de la qualité journalistique et de la vérité, ainsi que la construction du sens en général, risquent de se dérouler uniquement dans la sphère privée. Cela correspond à une communication dans le mode de l’action restrictive et à une acceptation de facto des relations sociales antagonistes, car on renonce à un processus intersubjectif de compréhension, avec ses effets épistémiques et praxéologiques potentiellement émancipateurs. Dans ce contexte, Jodi Dean (cf. 2009 : 25ff.) soutient que cette communication individualiste en réseau est subjectivement motivée par la perspective de participer à un contexte de communication potentiellement mondial et par l’espoir que sa propre contribution fasse encore la différence parmi le grand nombre de contributions. Dans le même ordre d’idées, Gustafsson et Weinryb discutent de l’affinité avec l’autorité typique du populisme. Dans la communication numérique, le leader charismatique se glisse dans son propre ego et ses possibilités de connexion médiatisées numériquement : « Je peux juger ce qui est important, je peux juger ce qui est vrai, je peux juger qui et ce qui est faux, stupide et mauvais. Je suis le juge suprême des défauts de notre société et, sans souhait de coordonner l’action collective dans le respect des processus organisationnels bureaucratiques, je peux exiger le changement à n’importe quel prix tant que j’encourage les autres et que je suis encouragé en retour » (Gustafsson et Weinryb, 2020 : 436).

Pour conclure cette discussion et l’exploration conceptuelle de la théorie de la sphère publique idéologique, nous pouvons affirmer que le gain relatif en importance des médias antagonistes et des opinions privées des individus en réseau signifie que les flux de communication hégémoniques sont affaiblis et que l’hégémonie existante est plus facilement mise sous pression dans le système médiatique hybride. Les effets hégémoniques résultant des tentatives de modification du bloc hégémonique, sans passer par le fastidieux processus ascendant de création d’un consensus et même sans que les relations de pouvoir social et la répartition des ressources des médias antagonistes aient à changer en conséquence, sont beaucoup plus faciles à obtenir. La transformation numérique de la sphère publique a donné naissance à un « régime de l’immédiateté » (Werner, 2018) dans lequel les forces hégémoniques doivent constamment réagir aux attaques lancées par une communication populiste antagoniste et individualiste en réseau. Étant donné que nous ne pouvons pas et, d’un point de vue critique, émancipateur et anti-idéologique, ne devons pas contrer les dimensions participatives de la désintermédiation et des médias numériques, le défi actuel consiste à développer des théories, des politiques et des infrastructures médiatiques pour renforcer la communication populaire.


Note: Cet article fait partie du numéro spécial de Theory, Culture & Society intitulé « A New Structural Transformation of the Public Sphere? », édité par Martin Seeliger et Sebastian Sevignani.


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Notes

  • 1
    Mais quand FB boycotte les nouvelles en provenance des mass-medias… il cesse d’être un méta-média GB
  • 2
    Mais c’est souvent avec l’assentiment et pour le plaisir de ces derniers ! GB