Gilles en vrac… depuis 2002

neurosciences et liberté (I)

Le débat sur la nature de l’esprit humain entre les déterministes-réductionnistes et les tenants d’autre chose (dualistes nouveau genre ?) a remplacé, poursuivi l’ancien débat dualiste / monistes ou encore idéaliste / matérialiste. Mais, à part remplir les étalages des libraires de parutions érudites, quels sont les enjeux de tels débats ? Cela fera-t-il vraiment une différence que l’une ou l’autre tendance l’emporte ? En fait les positions radicalement opposées sont souvent le fait de procédés rhétoriques : il a toujours été plus facile de valoriser son point de vue quand celui de l’adversaire conduit le monde au cataclysme !

Mais les méchants ne sont pas toujours ceux qu’on pense. Ainsi le caractère profondément dualiste, imposant une séparation essentielle entre le corps et l’esprit, du point de vue de Descartes, qu’on a critiqué avec raison, aura sans doute été le plus grand contributeur, facilitateur du développement de la position matérialiste / scientifique d’aujourd’hui : en isolant de manière quasi étanche le monde de la matière de celui des idées, de l’âme, cela aura permis de dégager l’expérimentation scientifique de la tutelle de l’Église et ainsi facilité le développement rapide des sciences et de la position matérialiste-moniste.

On pourrait penser que dans les sociétés d’aujourd’hui le point de vue matérialiste et scientifique a « vaincu » l’idéalisme… mais l’influence de courants tels le créationnisme, aux États-Unis, ou encore la persistance de conceptions néo-dualistes, parmi les philosophes de l’esprit (David Chalmer et son problème difficile de la conscience) et même certains scientifiques (Eccles) nous empêche d’affirmer une telle chose. Sans doute y aura-t-il toujours un débat sur ces questions, de même qu’il y aura toujours des oppositions entre forces politiques libérales-sociales et conservatrices-privées dans la perception et la gestion de nos sociétés : au delà du débat d’idées, et de la valeur heuristique et logique des arguments avancés, il y a aura toujours les intérêts, ancrés dans l’expérience des participants qui viendront orienter les discours et justifier les actions.

Il y  a quelques années, alors que je commençais à m’intéresser plus sérieusement à ces questions, j’étais porté à donner crédit à cette idée que la matière, les connexions synaptiques du cerveau… ne pouvaient vraiment expliquer l’expérience subjective. Il fallait autre chose pour décrire cette expérience : les qualia. Mais depuis lors, à mesure que se développait ma compréhension (toute partielle et limitée, certes) des mécanismes et processus biochimiques, moléculaires et électriques caractéristiques du fonctionnement neuronal, mon besoin d’avoir quelque chose d’autre pour expliquer la conscience et l’expérience subjective s’est évanoui ! Suis-je pour autant devenu un robot, une machine totalement déterminée et prévisible ? Non, pas tout à fait… Mais il n’est pas inutile pour l’être qui se veut libre, de bien comprendre les contraintes, limites et assuétudes qui le définissent.

La dimension subjective de l’expérience  — Quel effet cela fait, d’être une chauve-souris ?, par Thomas Nagel; ou encore l’expérience de pensée de Jackson « Imaginons que Marie, l’une des plus grandes neurobiologistes au monde spécialisée dans la vision des couleurs, est enfermée depuis sa naissance dans une chambre où tout est en noir et blanc. » — semble intraduisible et donne à certains des arguments en faveur d’une autre nature de la conscience, d’un autre substrat que matériel à cet esprit issu du fonctionnement du cerveau mais ne semblant pas s’y réduire. Comme si la reconnaissance du substrat matériel de la conscience allait en en faire disparaître l’élément essentiel, la liberté de l’agent pensant. Le philosophe Daniel Dennett, dans plusieurs de ses écrits et conférences, notamment dans son Théorie évolutionniste de la liberté, vient argumenter et démontrer qu’on peut être matériellement déterminé tout en continuant de jouir d’une certaine liberté constitutive de responsabilité morale.

Trop souvent le discours des philosophes de l’esprit limite la conscience au langage, au discours intérieur alors que de plus en plus la compréhension du fonctionnement cérébral nous amène à situer l’émergence de la conscience dans l’interaction du corps avec son environnement, dans le développement des pulsions, des besoins, des sens qui fondent l’acquisition des formes « supérieures » de la conscience humaine. Alors, pour revenir à la question posée plus haut : qu’est-ce que ça change que la cognition soit incarnée ou non ?

Le fait de reconnaître que la conscience humaine est à la fois déterminée matériellement et dotée d’une certaine liberté, peut justifier à la fois l’existence et la valeur des principes et procédés démocratiques, fondés sur la libre détermination des agents, tout en souhaitant limiter l’influence de certaines forces au moment des prises de décision : l’exemple récent (novembre 2010) de l’élection américaine où on a laissé libre cours aux puissances de l’argent et de la démagogie est un rappel cruel de la nature influençable de l’esprit humain (une fausseté répétée suffisamment souvent finit par être perçue comme vérité). Notre meilleure connaissance des mécanismes de fonctionnement du cerveau nous aidera sans doute à mieux définir les cadres et règles que nous imposons déjà aux campagnes publicitaires, aux démarches pédagogiques ou encore à certaines décisions politiques.

[à suivre…] Si ces questions vous intéressent je vous suggère fortement d’aller voir Le cerveau à tous ses niveaux, dont la dernière dimension (ou tuile) développée porte sur l’émergence de la conscience (aussi présentée à un niveau d’explication débutant et intermédiaire) .

J’ai aussi cumulé quelques liens vers des présentations vidéos (de 2-3 minutes à plus d’une heure) par plusieurs des philosophes cités ici, sur cette page intitulée Vidéos sur la conscience.

Novembre 2010

Commentaires

Une réponse à “neurosciences et liberté (I)”

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