Chapitre 1. Pratiquer le social aux frontières

Pratiquer le social aux frontières:
une problématique multiple

 


Une question... préalable

La première question qu’on est en droit de se poser en regard de notre objet d’analyse pourrait être formulée ainsi: en quoi le fait d’être rattachées à une institution comme un CLSC peut-il affecter les pratiques d’organisation communautaire?

Le seul fait de pouvoir poser la question en ces termes, sans sourciller, en 1991, est le signe d’une grande évolution du contexte socio-politique et des mentalités. Il y a quelques années, la question que les sociologues s’aventurant sur ce terrain avaient tendance à poser était plutôt: est-il possible de faire de l’organisation communautaire en CLSC?

Le contexte dans lequel les premiers CLSC furent mis sur pied, comme nous aurons l’occasion de l’illustrer dans la dernière partie du présent chapitre, peut expliquer, partiellement, le caractère radical de cette dernière question.

D’un point de vue théorique, ou général, on pourrait penser que si l’influence du cadre organisationnel, de la culture d’entreprise comme on dit maintenant, doit être prise en compte, on ne devrait pas lui accorder plus d’importance que, par exemple, si l’on étudiait les pratiques des infirmières ou des médecins en CLSC. Et cet effet est très certainement présent, comme une étude de Renaud (1978b) l’a montré de façon irréfutable en ce qui concerne les pratiques médicales de diagnostique de cas (simulés) de céphalées tensionnelles, qui ont été comparées suivant les lieux de pratiques (CLSC et cliniques privées).

D’un point de vue pratique, cependant, et comme toujours, la situation se complique. Premièrement il existe peu d’autres lieux institutionnalisés où se pratique l’organisation communautaire, à part les CLSC dans le système socio-sanitaire public. Il y avait bien quelques postes en CSS (centre de service social), mais ceux-ci ont été transformés en postes de travailleurs sociaux cliniques. Ce qui fait que les pratiques d’organisation communautaire qui existent, en dehors des CLSC, le sont dans des contextes forts différents d’une institution: ce sont des groupes communautaires, des mouvements sociaux, où la part de militantisme, de bénévolat se mêle intimement à celle du travail salarié.

Aussi peut-on comprendre que la question se soit posée, à savoir s’il était possible de pratiquer l’organisation communautaire en CLSC. Sans doute question semblable fut-elle posée, au début de ce siècle, au moment où les professions d’infirmière et de travailleur social se sont graduellement détachées de pratiques auparavant bénévoles.

La question se complique encore plus en regard du fait que les clients des organisateurs communautaires ne sont pas des individus, ou des familles, comme c’est le cas pour les infirmières ou travailleurs sociaux, mais le plus souvent des organisations, et même quelque fois quelque chose de vague et d’indéfini qu’on appelle la communauté. Et si on précise que les organisations-clientes peuvent quelques fois avoir des intérêts divergents et même contradictoires avec l’organisation-CLSC, surtout dans le contexte d’émergence des CLSC, où les débats entourant la programmation et l’orientation des services des nouveaux CLSC ont quelques fois été conflictuels, on comprend mieux alors le doute que certains pouvaient avoir concernant la possibilité de faire de l’organisation communautaire en CLSC.

Qu’est-ce donc que l’organisation communautaire?

Pour certains, l’organisation communautaire c’était essentiellement des pratiques d’actions sociales orientées vers la mobilisation des populations démunies, dans le but de rendre ces dernières conscientes et aptes à faire les pressions, mener les luttes nécessaires au rétablissement de plus d’équité, plus de justice et d’un meilleur partage des richesses dans la société. Les tenants de cette définition de l’organisation communautaire, il y a dix ou quinze ans, avaient tendance à concevoir les CLSC comme des organismes de contrôle social qui avaient été mis sur pied pour récupérer les luttes populaires et endormir les consciences. Ils étaient donc persuadés que l’organisation communautaire en CLSC était impossible.

D’autres étaient partisans d’une conception de l’organisation communautaire qui visait le développement harmonieux de la communauté locale, grâce à une implication des gens dans l’action et dans la solution de leurs problèmes. Les groupes d’entraide et le développement des personnes par l’éducation allaient amener une amélioration de la qualité de vie des gens. Ce type de développement communautaire était certainement possible dans les CLSC, mais il était perçu par les tenants de la première conception de l’organisation communautaire comme n’en étant pas vraiment, ou plutôt comme une manifestation du contrôle social, d’une gestion sociale des inégalités alors qu’il fallait travailler à habiliter les gens à réduire à la source ces mêmes inégalités.


Une troisième conception de l’organisation communautaire  était celle des planificateurs, qui développaient des programmes pour des clientèles faites de consommateurs et de bénéficiaires. Ces organisateurs pouvaient quelques fois mobiliser les gens, mais étant donné qu’ils étaient employés par de grandes structures étatiques, ou de gros commanditaires, ils étaient plutôt portés vers l’analyse rationnelle de données et l’implantation de programmes d’éducation et de croissance personnelle. C’est à cette troisième conception que l’on a le plus souvent rattaché les organisateurs communautaires de CLSC, sans doute d’abord à cause de leur rattachement institutionnel.

Les trois définitions que nous venons d’esquisser sont inspirées du paradigme en trois modèles de Jack Rothman (1987). Il y définit une pratique d’action sociale, correspondant à la première que nous avons décrite, une pratique de développement local, correspondant à notre seconde, et une troisième qu’il nomme “planning social”. Naturellement la définition originale de Rothman est beaucoup plus complexe que cela, et nos trois définitions ont quelque peu l’air de caricatures. Pourtant c’est à de telles caricatures que l’établissement de grilles et de typologies comme celle qu’on retrouve en annexe conduisent. L’identification de tendances-types, ou de polarisations entre un modèle porté sur le conflit et un autre sur le consensus, entre le petit groupe de tâche et l’action politique, oblitère le fait que dans la réalité d’une intervention communautaire complexe, qui s’étalera souvent sur plusieurs années, il  y aura succession des rôles et de stratégies: le “mixing and phasing” des modèles, dit lui-même Rothman. Une telle modelisation facilite peut-être l’exposé théorique, dans le cadre d’un cours ou d’une introduction à l’organisation communautaire, mais elle tronque la réalité, surtout si le contexte en est un de lutte idéologique vive, où on se préoccupe plus de stigmatiser celui qui fait de la “mauvaise” organisation communautaire qu’à comprendre la complexité des pratiques concrètes. Nous croyons que c’est à de tels raccourcis que nous avons eu droit quand les premières recherches ont été faites sur l’organisation communautaire en CLSC en 1979-80. Ces recherches ayant été fondées sur des relevés quantitatifs, il était sans doute inévitable que l’on se replie sur des catégorisations de ce type.

L’organisation communautaire que nous comptons analyser s’est pratiquée dans un CLSC particulier, qui ne peut sans doute être pris comme représentant de sa classe! Tant du point de vue du nombre d’intervenants impliqués que du milieu communautaire actif dans lequel ces pratiques ont été développées. Tout au plus peut-on parler d’une fraction des premiers CLSC, mis sur pied en milieux urbains populaires, qui ont pu connaître des conditions similaires de développement. Cependant n’avons nous pas l’intention de généraliser à partir de notre étude de cas, tout au plus de dire ce qui a été possible, dans ces conditions  particulières.

Pour revenir à nos questions de départ, oui, nous croyons que l’organisation communautaire en CLSC est possible. Plus que cela nous croyons qu’une pratique intégrée de l’organisation communautaire a été possible dans ce CLSC, c’est-à-dire une pratique qui a su articuler les différentes tendances ou modèles de l’art suivant les besoin du milieu et de la conjoncture, en les adaptant au contexte organisationnel qui était le sien.

 

A. À la frontière de la société civile et de l’État

Une naissance mouvementée

Décriés par les uns comme étant des nids de péquistes et de marxistes ou encore des complots de l’État visant la récupération des initiatives populaires, encensés par les autres comme le joyau de la réforme de la santé (celle des années ‘70),  les premiers CLSC ont été pendant plusieurs années objets de controverses. Encore aujourd’hui, ils sont “uniques au monde”, tant par leur façon d’articuler le social et le médical, le curatif et le préventif, que par le degré de participation des citoyens qu’on a inscrit dans leur structure locale et fédérative d’administration.

La naissance de cette nouvelle institution correspondait à une période de mobilisations sociales intenses où militants et professionnels progessistes remettaient en question, parfois radicalement, les pouvoirs et structures socio-politiques en place. Époque de croissance du mouvement socialiste, et de ses diverses écoles et tendances, auxquelles participaient une grande partie des professionnels de l’organisation communautaire ainsi que des militants des groupes communautaires. Jusqu’où ce nouveau lieu de pouvoir allait-il servir à renforcer les pouvoirs alternatifs, à contester les pouvoirs dominants de l’argent et des professions traditionnelles? Jusqu’où allait-il servir de masque aux manoeuvres de rationnalisation de l’État capitaliste?

La place de l’action communautaire a souvent été au coeur des controverses: le premier comité d’évaluation des CLSC, mis sur pied par le ministère des Affaires sociales, en 1975, s’est divisé sur cette question. Le groupe minoritaire, composé de deux professeurs de travail social, Jacques Alary et Frédéric Lesemann, suggérait dans son rapport de maintenir et renforcer les services communautaires des CLSC (Alary et Lesemann, 1975). Le rapport majoritaire (Champoux, 1975) suggérait plutôt d’intégrer ces pratiques à un module social, chargé de l’intervention clinique (individuelle et de groupe) et de l’intervention communautaire. Ce second rapport mettait par ailleurs l’accent sur la vocation de prestation de services des CLSC, et mettait en veilleuse leurs objectifs de  changement social. La Fédération des CLSC adoptait, en 1976, la position du rapport minoritaire en refusant une proposition du ministère qui visait à compléter en cinq ans le réseau des CLSC sur le modèle développé par le rapport Champoux (majoritaire).

Les groupes communautaires des quartiers populaires qui avaient participé à l’élaboration de cliniques communautaires qui furent remplacées par des CLSC, ou même ceux qui avaient simplement participé à l’évaluation des besoins précédent l’implantation d’un CLSC sur leur territoire furent généralement choqués par la place que prirent les professionnels, une fois les institutions mises sur pied.

Un compromis entre forces sociales

Dans leur étude réalisée dans le cadre de la commission Rochon, Paul R. Bélanger, Benoît Lévesque et Marc Plamondon (Bélanger et al., 1987) ont fait ressortir la nature de “compromis institutionnalisé” du CLSC. Un concept repris de Delorme et André qui transforme passablement la perspective antérieure des Appareils d’État. Ce concept amène l’idée de compromis entre forces sociales:

“dans la mesure où aucune des forces en présence ne parvient à dominer les forces adverses à un degré qui permettrait d’imposer totalement ses intérêts propres, le compromis finit par en découler au terme d’un processus dont la durée n’est pas la même pour l’enseignement et la sécurité sociale” (Delorme et André, 1983; 672)

Dans le cas qui nous occupe, le compromis s’est établi entre des forces sociales qui voulaient un centre communautaire au contrôle populaire, des forces technocratiques qui voulaient offrir des services de santé à moindres coûts, et des forces syndicales-professionnelles qui voulaient elles aussi le maximum de pouvoir.

Un compromis qui prend forme d’institution, c’est à dire qui devient peu à peu extérieur, et stable par rapport aux acteurs:

“la mise en place d’une forme d’organisation créant des règles, des droits, des obligations pour les parties prenantes, imposant une discipline à l’égard de l’institution qui prend alors les apparences d’une donnée objective pour chaque acteur, individu ou groupe, par rapport à laquelle se trouvent progressivement adaptés des comportements et des stratégies.” (même source)

Bélanger et al. articuleront leur lecture du développement des CLSC autour de deux types de rapports sociaux: les rapports de travail et les rapports de consommation. Le CLSC sera ainsi défini comme un double compromis, dans un rapport de forces en évolution: d’une part entre les travailleurs et les patrons (l’État, les directions  locales), le compromis en ce cas prenant forme de convention collective; d’autre part entre les producteurs de services et les usagers, le compromis prenant alors la forme des programmes et services. Les auteurs rendent bien compte avec cette approche de deux mouvements de centralisation qui se sont développés. La centralisation des rapports de travail autour d’une convention collective négociée provincialement, avec pour conséquence la perte de pouvoir des acteurs locaux. La centralisation des rapports de consommation, avec le développement de “rapports catégoriels de consommation” (relations entre réseaux communautaires ou de clientèles provinciaux et l’État), qui viennent remplacer des “rapports communautaires” qui s’étaient développés localement entre producteurs et usagers.

En articulant classes sociales et mouvements sociaux, les deux grands acteurs de la sociologie critique contemporaine, cette approche est sans doute, d’un point de vue macro-sociologique et historique, la plus apte à rendre compte de l’évolution et des crises qui ont secoué le développement du réseau des CLSC. Cependant elle nous apparait difficile à utiliser pour décrire les transactions concrètes entre acteurs locaux qu’une étude micro-sociologique se donne pour objet. De plus, en dehors des crises, il y a le “quotidien” où le compromis n’est plus vécu comme tel mais comme règle, comme mode de production et d’échange entre l’institution et le milieu.

Une double nature

Dans la mesure où le CLSC tente d’articuler son action aux actions volontaires et communautaires du milieu; dans la mesure où il supporte par son action l’émergence de forces démocratiques autonomes, de groupes de citoyens; dans la mesure où il participe aussi (surtout dans les années ‘70) à certains mouvements sociaux de critique et de remise en question des pratiques professionnelles et institutionnelles (hébergements plutôt que maintien à domicile, pratiques curatives sans prévention ni éducation...), les CLSC participent en quelque sorte de la nature des mouvements sociaux constitutifs, animateurs de la société civile. La composition mixte de leur conseil d’administration, impliquant usagers, travailleurs et représentants du milieu local en nombre majoritaire, contribue potentiellement à ouvrir le CLSC sur les dynamismes qui agitent la communauté.

Par ailleurs un CLSC n’est pas une organisation populaire, ni volontaire et encore moins un mouvement social. Il est d’abord une organisation de services rattachée au réseau public québécois de la santé et des services sociaux. Un rattachement qui, cependant, sera durement négocié par le ministère, celui-ci retardant pendant plus de dix ans l’achèvement du réseau. Soit jusqu’à ce qu’il soit assuré de pouvoir mieux contrôler les cibles d’action et champs d’intervention des CLSC, suite au dépot du “rapport Brunet”, en 1987.(Rapport du Comité de réflexion et d’analyse des services dispensés par les CLSC , dirigé par le docteur Brunet.)

La Fédération des CLSC se définit elle-même, dans Le CLSC de demain: véritable instance locale, comme se situant à la frontière, dans un espace qui participe à deux ensembles: le réseau institutionnel et les ressources communautaires. Son document s’accompagne même d’un petit graphique (Fédération, 1986). (Voir Figure 1)

Une telle définition n’est pas sans inquiéter les ressources communautaires, qui voient là d’abord un empiètement d’une institution sur leur terrain plutôt qu’un espace de communication (Lamoureux et Lesemann, 1987).

La réalité est, quant à nous, indéniable: il se passe effectivement des choses à la frontière entre l’État et la société civile. Et si les ressources communautaires se trouvent du coté du mouvement, du côté civil de cette frontière, les CLSC sont pour leur part immédiatement de l’autre côté, du côté étatique. Il y a une porosité, une transformation graduelle de cette frontière. Alors qu’hier il y avait une nette différence entre ce qui était public et ce qui ne l’était pas, aujourd’hui émergent toutes sortes de réseaux intermédiaires, de ressources d’intérêt public qui ne sont pas nécessairement du réseau public, et cela nous rappelle qu’il y a quelques dizaines d’années seulement, les hôpitaux, les écoles n’étaient pas, pas encore étatisés.

Ce qui ne veut pas dire que les ressources communautaires d’aujourd’hui sont vouées, nécessairement à l’étatisation. Mais plutôt que les formes par lesquelles l’intervention étatique et l’intérêt public se manifestent se sont diversifiées alors qu’elles s’articulaient de plus en plus à des modes autonomes d’intervention relevant de la société civile, de l’action volontaire. À la fois les interventions et institutions de l’État furent influencées par les pressions et les demandes formulées par les mouvements sociaux, et l’action de ceux-ci fut grandement influencée par les modalités, équipements et programmes de financement développés par l’État. La relation entre l’État et les mouvements sociaux urbains s’est révélée profondément dynamique. (Hamel, 1991; 53)

Certains ont décrit cela comme un processus de civilisation du politique et de politisation du social (Donzelot, 1990). Hamel parle de formes nouvelles de démocratisation.

Les mouvements sociaux ont participé activement à la transformation des rapports entre l’État et la société civile, dont l’enjeu était l’élargissement des formes et des modes d’expression de la démocratie locale. (Hamel, 1991; 28)

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B. Du côté du mouvement

Nous avons connu au Québec, au sein des groupes populaires des années ‘70, la bataille idéologique entre groupes de services contre groupes de luttes. La question s’est transformée mais elle traverse encore le mouvement communautaire qui se divise encore quelques fois entre son pôle de promotion ou d’action sociale et un pôle plus instrumental, de production de services. Nous parlons de pôles, mais on pourrait tout aussi utiliser le terme rôle, puisque les deux dimensions cohabitent le plus souvent au sein d’un même organisme. L’articulation de ces deux dimensions des mouvements sociaux n’est pas simple, ni pour les acteurs, sur le terrain, qui ont quelques fois l’impression de vendre leur âme pour assurer la survie de leurs organisations, ni pour les théoriciens, qui n’ont pas encore développé de théorie compréhensive largement acceptée de cette dialectique communautaire et sociale.

Mobilisation de ressources et identité

Pour comprendre ce qui se passe de l’autre côté de la frontière CLSC, du côté du mouvement, de la société civile, nous devrons faire une courte incursion sur le terrain de l’analyse et des théories des mouvements sociaux.

Comme le souligne Hamel (1991), les théories des mouvement sociaux sont loin d’être unifiées. Certains auteurs ont cependant tenté une synthèse des modèles théoriques. Cohen (1985) est de ceux-là. Suivons-là quelques instants sur le parcours accidenté de l’évolution des théories de l’action collective.

Les conceptions classiques de l’action collective insistaient sur l’opposition institution-non-institution, et une certaine irrationalité était prêtée aux mouvements d’action collective. L’acteur typique de cette forme d’action est la foule. On y décrit la logique d’action comme une réponse à un besoin, à une crise, une réponse le plus souvent spontanée, irrationnelle. Ce courant théorique, formulé plus en termes de psychologie individuelle (ou “de masse”) que de sociologie, allait être critiqué par les tenants de la théorie de mobilisation de ressources et d’action stratégique, la Ressource Mobilization Theory (RMT).

Dans ce cadre, l’acteur (individuel ou collectif) est défini par sa rationalité: il emploie des moyens stratégiques, des ressources, pour obtenir des gains. Organisation et rationalité sont les mots clés d’une telle école.

Un autre paradigme de l’action collective, “Identity-oriented”, d’affirmation identitaire, conteste la seule logique d’action instrumentale-stratégique  déployée par l’école de RMT. Les valeurs, les normes, l’idéologie, les projets, la culture et l’identité sont réintroduits comme des caractéristiques essentielles, irréductibles aux  seuls intérêts matériels ou politiques. S’appuyant sur Pizzorno, Touraine et Melucci, Cohen définit le paradigme identitaire de l’action collective. Les nouveaux mouvements sociaux, suivant Touraine, sont des interactions orientées par des normes entre des adversaires en conflit, opposant des modèles sociétaux et des interprétations différentes d’un champ culturel partagé (ma traduction) (Cohen, 1985; 695).  Les mouvements sociaux tourainiens se développent sur les “champs de bataille” de la société civile. Tout comme la société civile, ces mouvements peuvent être écrasés par un État totalitaire. Alors que des conceptions “néo-utilitaristes” de l’action collective peuvent centrer le développement de celle-ci sur l’État, ou encore sur un modèle privé, entrepreneurial de l’action, ce sont des approches diamétralement opposées à celle de Touraine.  Les mouvements sociaux visent une expansion, un élargissement de la société civile, contre les forces du marché et de l’État.(André GORZ parle des “forces hétéronomes".)

Cohen prend ses distances par rapport à Touraine lorsque celui-ci, désirant fonder théoriquement l’émergence d’une société post-industrielle, société programmée, en rupture avec les sociétés antérieures, est amené à exclure du champ d’action des mouvements sociaux les considérations d’interaction stratégique et de mobilisation institutionnelle.

Les mouvements sociaux sont saisis, par Cohen, comme des réactions défensives contre les forces et projets technocratiques qui visent à réifier le monde vivant (Habermas), tout en comportant une dimension offensive, visant à reprivatiser le contrôle des institutions sociales et de l’action culturelle. Les mouvements sociaux sont des processus d’apprentissage et de formation d’identité qui, éventuellement, peuvent être institutionnalisés. Ils impliquent un potentiel d’élargissement des espaces publics.


Nouveaux espaces démocratiques

Sur cette dernière piste nous suivrons quelques instants Melucci (1989) qui s’attache à décrire le développement de nouveaux espaces démocratiques qui sont caractéristiques des nouveaux mouvements sociaux.

Ces nouveaux mouvements sociaux s’organisent en formes temporaires, ad hoc, qui permettent à l’action de se développer par moments de mobilisation entrecoupés de phases de latence. Cette façon de concevoir l’action collective permet une plus grande intégration de la vie privée et de l’engagement public, politique, contrairement aux anciens modèles de militance. Le sens de l’action n’est plus situé en dehors de l’action, dans un idéal lointain, mais vécu au présent, dans le quotidien.

 Les mouvements sociaux agissent à la fois à un niveau pré-politique et méta-politique, en ce sens que les questions de la vie quotidienne ou celles, sociétales (choix écologiques, de développements technologiques, de relations entre les ethnies et nations...) sont de nature indécidables, ou incontrôlables de façon stable par les structures traditionnelles des partis politiques et structures administratives. Ce sont des questions à redébattre continuellement. Ce qui amène Melucci à définir les nouveaux espaces démocratiques comme des espaces neutres politiquement, où les intérêts différents peuvent interagir sans se détruire (clash head on), où les acteurs sont présentés plutôt que représentés, où les décisions et pouvoirs des technostructures administratives sont rendus visibles, et peuvent être questionnés.

Là où nous ne suivons plus tout à fait Melucci, c’est quand il définit les nouveaux mouvements sociaux comme centrés sur l’information plutôt que la production de biens et services. Il rejoint en cela la position de Touraine qui sépare la confrontation des modèles culturels des problèmes stratégiques liés à la gestion et au développement des ressources.


Économie communautaire

Nous sommes plutôt d’avis, avec Cohen, qu’il y a une unité possible entre l’affirmation identitaire de modèles culturels et la mobilisation stratégique de ressources. Nous appuyant sur Laville (1989), nous dirions que le développement de services de proximité constitue un terrain favorable, dans le domaine de la production, à l’expression des nouveaux mouvements sociaux. Cette économie de proximité est le champ de prédilection du développement d’activités qui conviennent particulièrement à des populations exclues des mécanismes normaux du marché du travail. “Une économie mixte, à la fois marchande et non marchande, et solidaire, intégrant des échanges non monétaires relevant de la réciprocité et du don au sein de réseau de sociabilité” (Laville, 1989; 325).

Il apparait “de moins en moins souhaitable de traiter séparément des stratégies de reconversion des structures de production, d’un côté, et des modèles de gestion du social, de l’autre” (Hamel, 1991; 33). C’est à l’expérimentation de cette articulation que se sont consacrées plusieurs initiatives communautaires des dernières années, parmi lesquelles les corporations de développement économique communautaire (CDEC).

Localité, communauté locale

La localité, la communauté locale, constitue un espace favorable au développement des nouveaux mouvements sociaux.  

Cette localité n’est pas en soi, de par sa seule limitation géographique, suffisante pour définir une communauté locale. La communauté n’est pas faite de voisins mais d’associés dans une entreprise sociale (Reynault, 1989). Ce sont les pratiques collectives, les règles établies ensemble, puis respectées, ou remises en question mais suivant certaines règles, règles de dramaturgie sociale (Goffman), de communication interactive (Habermas) qui établissent les communautés. On pourrait ajouter que la proximité, l’échelle humaine, la liaison public-privé sont des caractéristiques du local favorisant l’émergence de nouveaux espaces démocratiques, de nouveaux partenariats interinstitutionnels (Laville).

Administration locale ou communauté locale

D’un côté le social et l’économique ont commencé de s’apprivoiser. Louis Favreau décrit cette démarche dans le sens de l’élargissement graduel d’un espace géré différemment, allant des groupes d’éducation et de pression populaires vers des sphères de plus en plus nombreuses d’action, dont l’action de développement économique constitue le dernier bastion investi.

De l’autre, la relation plus “traditionnelle”, ou mieux connue, entre le social-communautaire et le social-étatique s’est développée aussi, permettant une reconnaissance plus ouverte, affichée par l’État de partenaires sociaux autrefois négligés ou méprisés. Cette reconnaissance ouvre la porte, cependant, à une négociation, une tension, entre la récupération-instrumentalisation du social-communautaire et l’ouverture plus grande, la démocratisation plus poussée des processus technocratiques de planification-administration. Pour reprendre les termes de Lamoureux et Lesemann:

La question déterminante est de comprendre si, à travers le soutien à ces stratégies locales, communautaires, du milieu, les acteurs concernés produiront des services à coût moindre pour les populations maintenant dépendantes d’un sous-système public, ou s’ils vont réussir à subvertir la logique professionnaliste et les mécanismes aliénants du Welfare State (Lamoureux et Lesemann, 1987; 68)

Trois enjeux importants ressortent, selon ces auteurs, sous forme de trois niveaux d’opposition, trois alternatives:

- Ou bien il y a reconquête de la société civile, élargissement de la démocratie, approfondissement du politique et participation à ce que Lefort ("L'invention démocratique", 1981, Paris, Fayard) appelle “l’invention démocratique”, démonopolisation, resocialisation (...) ou bien on assiste  à une nouvelle emprise du mode de gestion technocratique de la société, à une reconduction du statut quo, une métabolisation-intégration des dynamismes communautaires à la rationalité centralisatrice.

- Ou bien le local,  le communautaire sont des systèmes d’action, des espaces sociaux signifiants, des lieux dans l’espace où se manifestent les sujets, les acteurs historiques, ou bien ils ne sont que le premier palier administratif d’un système qui tient sa légitimité de l’autorité monopoliste de l’État.

- Ou les crises provoquent enfin une reconnaissance de la présence, la spécificité, des potentialités et de l’efficacité des multiples systèmes locaux et communautaires, ou nous faisons face à une politique comptable, offensive de la logique administrative dans le cadre d’une économie duale.

Les mêmes auteurs concluent cette partie de leur étude :

L’État-providence n’est pas l’ogre qui exproprie, désapproprie systématiquement des capacités sociales. Nous ne croyons pas aux déterminismes structurels inébranlables qui bloqueraient les expérimentations multiples mises en oeuvre tant à l’intérieur de l’appareil gouvernemental, des institutions, des professions, que dans les lieux et mouvements communautaires, et dont l’enjeu ultime est le contrôle du processus démocratique. (..) Il ne s’agit pas d’opposer au communautaire étatique un “vrai” communautaire qui serait celui des solidarités de base, des relations de voisinage, de l’entraide spontanée...


Vers un nouveau partenariat

La table est mise, pourrait-on dire, pour qu’enfin les acteurs communautaires et publics se rencontrent. Mais la polarité des enjeux, la dynamique encore à l’oeuvre des contraintes budgétaires et des tendances technocratiques au contrôle (pour ne nommer que celles-là) ne permettent pas de préjuger des résultats de cette rencontre. Certaines conditions sont nécessaires à l’établissement d’un véritable partenariat entre institutions et ressources communautaires, au premier rang desquelles se trouve le respect, par la reconnaissance des compétences et spécificités. Comme le note Henri Tremblay, dans son étude sur les ressources communautaires

Le premier pas à franchir réside sûrement dans une reconnaissance réelle de l’interdépendance des deux réseaux. Cette interdépendance comporte la double exigence d’identifier ensemble les besoins et de planifier ensemble les services. Cette reconnaissance est préalable à l’adoption d’un protocole de partage des responsabilités et des tâches, qui aurait peu à voir avec la signature à la pièce d’ententes de services. (Tremblay, 1987; 118)

 Si cette formulation a l’avantage d’être simple et claire, elle n’en est pas pour autant facile à réaliser. Il n’est pas du tout certain que le réseau public et les professions dominantes soient encore prêts à identifier les mêmes besoins que le réseau communautaire. Toute la question de la prévention, sur laquelle on s’entend pour reconnaître un rôle important aux ressources communautaires, est par ailleurs de plus en plus secondarisée, reléguée par le réseau hors du champ des priorités (voir rapport Brunet). De plus, si cette façon de poser la question des relations réseau public / réseau communautaire recouvre une partie de réalité, elle part du point de vue du système, de la problématique de l’offre de service. “Les fonctions de production des services et de socialisation des personnes résument bien l’essentiel des activités des ressources communautaires.” (Tremblay, 1987; 116) Du point de vue du mouvement communautaire, l’interface avec l’État ne se négocie pas qu’avec le réseau des services, mais aussi avec les instances politiques de la société. C’est au nom de tous les jeunes que le Regroupement des organismes jeunesse veut parler. Au nom des femmes que l’R des femmes s’exprime... Et non pas uniquement au nom de la fraction de ces femmes, ou ces jeunes ayant un besoin immédiat de support. Là encore l’opposition est claire entre “Mobilisation sociale ou mobilisation des relations sociales autour du sujet malade ou isolé” (Lamoureux, 1987).

On peut croire, avec O’Neill, que “la tension autonomie-contrôle entre les organismes communautaire et l’État ne peut cependant pas se résoudre facilement sans que l’une ou l’autre des parties n’abandonne une partie de sa légitimité, et ceci, non seulement au Québec mais partout dans les pays développés”. (O’Neill, 1991; 109) Abandonner une partie de sa légitimité sans que cela signifie un assujettissement à l’autre, cela peut se faire par la reconnaissance commune d’un tiers, d’un arbitre, ou encore par l’établissement d’un espace commun, d’un nouveau jeu, où les règles ne serait pas “pipées”. C’est ce qu’on peut espérer de la prochaine régionalisation, avec une certaine appréhension cependant, en regard des difficultés rencontrées par les ressources alternatives en santé mentale dans leur participation récente à un exercice de planification régionale concertée.

C. Du côté de l’institution-organisation

Après avoir situé d’une façon générale nos deux grands protagonistes (les mouvements sociaux et les CLSC), nous avons voulu comprendre la dynamique organisationnelle qui était à l’oeuvre dans l’institution CLSC. La sociologie des organisation étant vaste et nos objectifs limités, nous nous sommes concentrés sur certains aspects de certaines théories de l’organisation qui nous apparaissaient particulièrement  utiles pour expliquer le rôle spécifique que l’organisation communautaire a pu jouer dans l’organisation CLSC.

Un service frontière

Le contexte organisationnel des premières années des CLSC fut marqué par un environnement relativement hostile et changeant, dans lequel l’organisateur communautaire a joué un rôle de relais, de marginal-sécant (Crozier-Friedberg).

Une organisation n’existe jamais seule, dans le vide. Elle est liée à son environnement par toutes sortes de voies et de relais. Ces relais constituent une forme organisée et stable de maintien de la communication entre l’organisation et son milieu: ce peut être l’association de parents d’une école, ou encore le réseau des représentants d’un produit. Dans la mesure où ces relais permettent à l’organisation de mieux contrôler et s’ajuster à son environnement, ils sont “réducteurs d’incertitude” et sont un lieu de pouvoir.

La maîtrise des rapports avec ces relais permet de contrôler une source d’incertitude capitale pour la survie de l’organisation, et confère un pouvoir considérable à ceux qui en sont capables ou chargés. Toute la structure de pouvoir interne de l’organisation peut s’en trouver affectée (Friedberg, 1988; 58).

Vue sous cet angle, une organisation n’est pas définie strictement par ses frontières, mais comme un ressort probable. C’est-à-dire “la nature et l’extension de la population individuelle et groupale intéressée par les effets de l’organisation et susceptible d’y réagir”. L’élasticité de l’organisation consiste alors en sa capacité de “mobiliser ou démobiliser les membres de son ressort”.(Citations de Robert Pages, tirées de Friedberg, 1988, page 58-59.)

En plus d’être actif auprès de groupes sociaux qui représentent les clientèles actuelles ou potentielles des CLSC, le service d’organisation communautaire tire aussi du pouvoir d’une autre forme de relation à l’environnement. Par sa liaison avec des mouvements sociaux plus larges, visant la promotion des intérêts de certaines catégories sociales (femmes, jeunes, personnes âgées...), ou encore critiquant les méthodes traditionnelles d’action professionnelle (approches curatives, individuelles et de haute technologie, génératrices de dépendances et d’effets pervers) l’organisation communautaire, mais aussi d’autres acteurs internes, gagnent en pouvoir sur l’organisation CLSC.

Après Pineau (1980), on pourrait qualifier le travail de l’organisation communautaire comme celui d’un service-frontière. Un service qui, durant la première période de développement du CLSC assure la liaison avec un  milieu passablement hostile et changeant. La grande autonomie dont jouit ce type de service dans l’institution lui permet d’entrer en relation avec celui-là même qui conteste l’institutionnel. Un service-frontière transigeant une reconnaissance mutuelle entre réseaux d’action bénévoles et communautaires et services de l’institution, dans les domaines, par exemple, de la santé au travail et du maintien à domicile, comme nous le verrons plus loin.

Ouvert sur la communauté

Alors que la dynamique du milieu se transforme elle-même pour engager des relations de plus en plus diversifiées avec les institutions et appareils du réseau public, qu’elle multiplie concertations et partenariats, le rôle de service-frontière du CLSC tend à se déplacer pour servir les négociations de l’ensemble du milieu aux frontières des multiples institutions et programmes publics: milieu/écoles, milieu/sécurité du revenu, milieu/économie locale...

Le fondement juridique ou organisationnel d’une telle définition d’un service frontière est fragile et contredit, notamment, les orientations restrictives prescrites par le rapport Brunet. Cependant une telle approche participe, croyons-nous, d’une définition de l’organisation-service-public-local comme système ouvert, qui serait le corollaire de l’émergence des nouveaux espaces démocratiques locaux et de l’interaction que l’institution CLSC entend avoir avec eux.

Naturellement, définir l’institution CLSC comme un système ouvert n’empêche pas qu’elle soit rattachée à un ensemble organisationnel plus vaste: le réseau socio-sanitaire québécois. Cela implique seulement que ce rattachement ne conduise pas à une fermeture du réseau public sur lui-même. Cela implique que l’institution CLSC non seulement inscrive sa relation au milieu comme une relation à son environnement, à sa clientèle, incluant ainsi le milieu dans “son système”, mais aussi qu’il s’inscrive lui-même dans la dynamique de ce milieu, de cette communauté locale qui transcende et déborde la somme des dynamiques institutionnelles qui y interviennent.

Cette nécessité d’une ouverture des systèmes institutionnels à ce qui se passe à côté, au delà des mandats spécifiques est particulièrement évidente, et commence à être reconnue, dans les quartiers et régions défavorisés. Là où les clientèles à problèmes multiples sont nombreuses, cela signifie que l’atteinte des objectifs socio-sanitaires, économiques, culturels et éducatifs poursuivis par les institutions et forces sociales locales ne sera possible qu’à travers une articulation synergique étroite de leurs actions: un partenariat interinstitutionnel (Laville).

L’obligation fait loi, dit l’adage. Nous trouvons là un fondement, sinon juridique du moins, éthique à l’affirmation et la défense d’une conception de l’organisation-CLSC en tant que système ouvert.

 

 D. Pratiques d’organisation communautaire en CLSC

Après avoir placé les grands acteurs sociaux et contextes organisationnels susceptibles d’influencer, de déterminer les pratiques d’organisation communautaire en CLSC, nous ne pouvions éviter de situer notre démarche par rapport à un certain nombre de recherches réalisées sur ce même thème. Nous entendons examiner tout d’abord quatre études quantitatives, puis deux études qualitatives, et enfin un document politico-administratif réalisé par un comité de la FCLSCQ auquel le regroupement des intervenants communautaire en CLSC a participé.


Des études quantitatives

Au moins quatre études, de nature quantitative, portant spécifiquement ou partiellement sur l’organisation communautaire en CLSC ont été réalisées depuis le début des années 80. Deux d’entre elles furent réalisées au début de cette période. Elles sont marquées par l’époque, où les pratiques professionnelles étaient d’emblées classées technocratiques. Les deux autres furent réalisées vers la fin de cette décennie relèvent plus de recherches-actions. L’une s’inscrit dans une démarche politico-administrative (les travaux du comité Brunet), alors que l’autre est à resituer dans la foulée de construction d’un regroupement professionnel des organisateurs communautaires de CLSC (RQIIAC).

Les études de La France et Lesemann (1980) et celle de Doré et Larose (1979) tentent de mettre en lumière les différentes formes et orientations (paradigmes) de cette pratique nouvellement institutionnalisée. Ce sont les valeurs promues par les intervenants qui préoccupaient les auteurs de ces études. À tel point que les aspects techniques ou plus instrumentaux de la tâche (comme le développement de services, ou “l’idéologie de la croissance personnelle”) sont des pratiques qui tombent hors-paradigme. Suivant une application par Doré de sa grille paradigmatique aux données recueillies par Lafrance et Lesemann dans les CLSC de la région de Montréal, près de la moitié (48%) des intervenants se situent suivant une pratique de politisation ou de pression. Autant d’intervenants cependant pratiquent hors-paradigme (30%) ou une pratique intégrative (18%). Plutôt que d’être situées sur un continuum allant de pratiques proches de la relation d’aide individuelle (case-work) vers des pratiques inscrivant le sujet, l’acteur dans son environnement le plus large, le plus politique, les modèles de pratique s’opposent les uns aux autres suivant qu’ils recèlent plus ou moins de potentiel de transformation sociale, celle-ci étant associée particulièrement à la transformation politique de la  société.

Pratiquer l’organisation communautaire en milieu CLSC c’est se situer dans la tendance “technocratique-professionnelle”. Suivant Lafrance et Lesemann, l’organisation communautaire s’est divisée en trois courants, au cours des années 70: l’un s’est tourné vers une approche technique-professionnelle, l’autre vers l’action politique et le troisième a poursuivi une action militante-progressiste. En concluant leur étude réalisée auprès des organisateurs communautaires en CLSC de la région de Montréal, ils affirment n’avoir rencontré que la première de ces trois tendances. Cette façon de montrer les courants d’action comme opposés plutôt que “en phase” dans une action à plus long terme fut sans doute renforcée par la méthode de l’étude quantitative qui trace un “portrait” instantané des pratiques.

Dès 1968, Jack Rothman identifiait un paradigme à trois modèles normatifs: le développement local, le “planning social”, et l’action sociale (Rothman, 1987). On pourrait voir une modélisation similaire, adaptée à l’organisation communautaire en CLSC, dans l’intervention de Jocelyne Lavoie, organisatrice communautaire de CLSC, faite devant la commission Rochon (Commission d’enquête sur la santé et les services sociaux du Québec, 1985-88) :

Une conception de l’organisation qui légitime, encourage et soutien au moins trois formes d’intervention communautaire. Celle en soutien aux programmes prioritaires des CLSC, consistant à former et soutenir divers groupes d’entraide mutuelle ou de bénévolat, de regroupements d’usagers, à sensibiliser les intervenantes et intervenants des établissements aux réalités du milieu, aux diverses méthodologies d’intervention; celle, davantage tournée vers tous les groupes et associations du milieu, nécessitant un soutien matériel, technique et professionnel; celle, enfin, d’action plus globale, sur diverses problématiques sociales importantes avec divers regroupements de citoyens. (rapporté par Lamoureux, 1987; 67)


Une démarche politico-administrative

L’étude de Jobin (1986), réalisée pour la Fédération des CLSC dans le cadre des travaux du comité Brunet, se concentre sur le nombre d’intervenants par CLSC, les modes de rattachements administratifs, les clientèles ou problématiques cibles. On ne peut en dégager d’information sur l’orientation des pratiques, sinon qu’elles supportent des groupes dans le milieu, et qu’elles n’assument pas la responsabilité d’autres acteurs. On y apprend que 26.1 % des ressources communautaires des CLSC sont affectées à un vague secteur socio-économique. Le logement occupe près du tiers de ces efforts, l’emploi près du quart, les loisirs socio-culturels le cinquième et le transport 10%. L’intégration culturelle occupait en 1986 moins de 4% des efforts consacrés au développement socio-économique local,  c’est à dire moins de 2% des ressources communautaires totales. Au colloque de 1990 (du RQIIAC) cette problématique avait gagné suffisamment en importance pour réunir un atelier d’une vingtaine d’intervenants. Le rapport Brunet insistera à propos de l’action communautaire (mais aussi des pratiques de prévention) pour restreindre le champ de l’intervention au “socio-sanitaire”, ce champ étant déterminé en fonction des “groupes à risque retenus par les CLSC”. Quand on sait que quatre des cinq groupes à risques sont déjà déterminés par le MSSS (suivant en cela les recommandations du rapport Brunet), il ne reste qu’une marge de manoeuvre très relative et limitée pour les CLSC de s’adapter aux dynamiques locales. Le même rapport prenait soin, de plus, de recommander que “l’action communautaire ne se substitue pas aux divers agents de développement socio-économique” (MSSS 1987; 87), en matière de création d’emploi, formation de coopérative, radio communautaire...

On peut se demander pourquoi le rapport tient tant à orienter l’action communautaire en CLSC, puisque seulement 14% des CLSC recensés par Jobin ont dit qu’ils assumaient la responsabilité d’autres acteurs. Si on applique ce faible pourcentage aux quelques 26% des interventions qui étaient affectées “aux secteurs de l’activité socio-économique”, ce n’est alors qu’environ 4% des ressources communautaires (qui ne représentent, dans leur ensemble, que 3% du personnel des CLSC!) qui sont visées par une telle recommandation! Pourquoi tant de précision? S’agit-il d’établir un interdit en termes de secteurs?

Moins qu’un interdit catégorique, c’est une orientation, une tendance qui est indiquée par le rapport Brunet. Comme on dit en politique, c’est un signal qui est lancé. Une tendance qui se trouve renforcée par les conditions de réalisation des pratiques d’organisation communautaire: là où il n’y a qu’une seule ressource communautaire (ce qui est la moyenne d’effectifs par CLSC pour ceux mis sur pied après 1980, suivant Jobin(1986)), les quatre clientèles prioritaires ont vite fait d’orienter toutes les interventions communautaires.

Suivant la dénomination de Rothman, on peut croire que dans de telles conditions, c’est la capacité d’action sociale qui se trouve réduite, les autres priorités étant axées d’emblée vers des pratiques de développement ou de planning...

Affirmation professionnelle: notre étude de 1988

La seconde étude quantitative (Hurtubise et al., 1989), réalisée en 1988 par une équipe de professeurs et de praticiens, dont j’étais, visait à mieux faire connaître/reconnaître les pratiques d’organisation communautaire en CLSC, et à contribuer, dans le cadre du RQIIAC, à l’identification d’objectifs de formation permanente. (Voir le résumé de cette étude, par Hurtubise, dans le numéro 83 de la revue Intervention (1989)).

 Le groupe de recherche de 1988, composé de trois intervenants communautaires en CLSC (un de Montréal, un de Québec et une du Lac-St-Jean) et de trois professeurs (un de Montréal, un de Hull et un de Québec) répondait en quelque sorte à une “commande militante” de la part du RQIIAC, qui préparait alors son premier colloque de fondation.

Il s’agissait, dans un temps relativement court, en vue de la tenue d’un colloque, qui eut lieu en mai 1988, de tracer le portrait des pratiques en organisation communautaire en CLSC. L’idée de la recherche avait été d’abord lancée en février 1987, comme stratégie de mobilisation, de sensibilisation. Cette idée a tout de suite intéressé des professeurs en travail social qui étaient conscients que les données disponibles sur ce champ de pratique commençaient à dater (79-80, enquêtes de Doré et de La France). Cette enquête s’inscrivait aussi, d’un point de vue scientifique, dans le questionnement général sur les pratiques communautaires qui avait cours, pas seulement dans les CLSC. L’idée même d’un colloque/regroupement en action communautaire en CLSC venait d’ailleurs du colloque tenu à Victoriaville, en octobre 1986, où plus de 400 intervenants communautaires du Québec (parmi lesquels une quarantaine des CLSC) étaient venus se “Faire signe de changement”.

En plus de fournir des informations pertinentes relatives aux besoins et aux objectifs de formation continue des intervenants, informations utiles à la fois aux promoteurs du RQIIAC et aux formateurs universitaires, cette étude aura “rafraîchi” le portrait collectif des pratiques. Cette mise à jour apparaissait d’autant plus importante que les décideurs et politiciens avaient encore en tête l’image, plutôt folklorique, de l’organisateur communautaire avec “chemise à carreaux et bottes de travailleur”! (Ce qui nous fut confirmé, même en 1990 et 1991, par l’entrevue avec Jeanne-d’Arc Vaillant, directrice de la FCLSCQ, et à la lecture de la transcription des échanges à la commission parlementaire sur la Loi 120, à  propos du mandat communautaire des CLSC. Voir  Inter-action communautaire nos 14 et 18.) Pourtant, même en 1980, les tenants d’une pratique de mobilisation/conscientisation ne regroupaient, au mieux, que la moitié des intervenants. Il faut croire que c’est une moitié qui fut plus bruyante que celle pratiquant l’approche plus intégrative et consensuelle!

En 1988, les pratiques de pression et politisation ne sont reconnues comme modèles de pratiques que par 17% des intervenants. Ce sont les pratiques référant à l’organisation de services et à des services et entreprises communautaires qui rejoignent le plus d’intervenants, avec respectivement 34% et 29% des répondants.

Les données tirées de l’enquête permettaient de confirmer ce qui avait été dit par Jobin, mais qui n’avait eu que peu d’impact sur le rapport Brunet: les pratiques d’organisation communautaire étaient très majoritairement orientées vers les clientèles prioritaires du ministère, avant même que celles-ci n’aient force de loi.

Un malaise ressortait, relativement à l’encadrement professionnel, jugé insuffisant ou absent par 60% des intervenants. Ceux-ci jugeaient d’ailleurs cette supervision de qualité médiocre, dans 26% des cas.  Nous n’avons pas, faut-il préciser, demandé aux cadres ce qu’ils pensaient de la qualité de leurs intervenants!

On identifiait que les pressions semblaient plus fortes sur les dossiers à caractère socio-économique, sous forme de directives en vue de fermer des dossiers, mais aussi sous forme de contraintes “naturelles” amenant la dissolution des organismes en question. Cela semblait confirmer l’orientation adoptée par le rapport Brunet, tout en limitant l’ampleur du phénomène: après tout, la grande majorité des dossiers recouvraient les grandes problématiques prioritaires, et les dossiers à caractère socio-économiques étaient typiques de l’intervention en milieu défavorisé.


Cette étude “ponctuelle à large spectre” ne permettait pas d’aller en profondeur sur des questions complexes telles la dynamique communautaire des milieux d’intervention; la nature des pratiques et des processus concrets engagés sur les terrains... D’autres études ont pu être engagées depuis (notamment par Hurtubise et Favreau), avec une approche plus qualitative des pratiques d’organisation communautaire en CLSC.

Deux études qualitatives

Les deux études suivantes, de nature qualitative, ont été réalisées , l’une par un vieux routier du mouvement communautaire: Louis Favreau, et l’autre par un observateur, depuis la première heure, de la scène des CLSC: Jacques T. Godbout. Bien qu’aucune de ces études ne porte exclusivement sur l’organisation communautaire en CLSC, elles y font référence de façon substantielle.

L’action communautaire à la conquête de nouveaux espaces à gérer

Dans sa monographie portant sur le mouvement communautaire à Montréal, Favreau (1989) intègre les pratiques communautaires en CLSC dans celles du mouvement communautaire, situant globalement l’enjeu de celui-ci en termes d’espaces démocratiques, mais aussi d’espaces économiques de production à développer, à conquérir. Ce texte est d’autant plus intéressant qu’il analyse le  mouvement communautaire à partir de trois quartiers de Montréal, dont Hochelaga-Maisonneuve. Il y situe le CLSC comme un des trois pôles de développement communautaire du quartier.

Lors de son allocution au colloque de 1988 en organisation et travail communautaires en CLSC Favreau (1988) établit un véritable “programme” pour l’action communautaire des années 90.

Pour lui le mouvement communautaire n’est plus à l’heure du repli (comme ce fut le cas au début des années 80) mais de la relance, autour de nouveaux enjeux, de nouvelles figures de l’action communautaire: le développement économique communautaire, le désarmement, l’écologie...

L’appareil d’État n’est pas une machine bien huilée, mais il est traversé de contradictions qui rendent la situation instable. Contradictions et instabilités qui permettent de faire germer des alternatives communautaires. Ces pistes stratégiques s’orientent dans trois directions: décentralisation des services, développement d’un secteur communautaire autonome, démarrage d’une économie sociale.

L’action communautaire en CLSC, pour sa part, peut particulièrement contribuer au renforcement des communautés locales, de la démocratie locale et à la relance économique de ces collectivités. L’action communautaire en CLSC doit appuyer l’accroissement du pouvoir des citoyens au sein des CLSC, tout en poursuivant ses efforts de développement professionnel. L’auteur salut, en passant, la naissance du Regroupement des intervenants communautaires en CLSC.

Pour Favreau, les ressources du mouvement communautaire se divisent en trois secteurs: celui de l’entraide, celui des services et celui de groupes de pression.  On reprend, là encore, la modélisation de Rothman.


CLSC et relations à la communauté

Dans leur étude d’un CLSC implanté depuis peu en région rurale, Godbout et Guay (1989) examinent les transactions concrètes entre les organismes communautaires et les équipes et intervenants du CLSC. Ils s’attachent à décrire l’efficacité et les conditions d’application d’une approche communautaire semblable au “patchwork” anglais. Une approche caractérisée par sa transdisciplinarité et sa souplesse qui déterminent la qualité du partenariat possible avec la communauté. Communauté qui doit assumer le leadership des projets, et non n’être que le territoire d’application des projets du CLSC. Pour Godbout et Guay, il ne peut y avoir de professionnels du changement social, puisque le changement social c’est la communauté qui le fait. Pour l’organisation communautaire en CLSC, c’est là une critique cinglante.

La distinction quasi ontologique que font Godbout et Guay  entre la communauté, ses intérêts, ses acteurs et l’intervention du CLSC, cette distinction est bien servie par la période d’observation de leur objet: période d’implantation, de prise de contact entre les intervenants du CLSC et les leaders naturels de la communauté. Pour Godbout et Guay “l’idéologie du changement social est partagée seulement par les intervenants communautaires (du CLSC)” (Godbout 1989; 74).  Si le CLSC veut agir sur le changement social, sur les causes, il doit d’abord appartenir au milieu, “condition que les CLSC ne sont pas vraiment préoccupés de remplir”.  Ils peuvent, cependant, “commencer par répondre modestement à la demande, afin de devenir membre du milieu local”. Alors, peut-être, sera-t-il possible d’“opposer une coalition locale aux tendances centralisatrices, où on associera les membres de la communauté à la stratégie de changement social - à titre  de partenaires à part entière”. Alors seulement pourrait-on parler de nouveau modèle démocratique.

S’il est vrai que “la bonne volonté, la faible taille, l’ouverture d’esprit, le changement de mentalité et d’approche des professionnels contribuent de façon importante à améliorer la qualité de la relation établie avec le milieu”, nous ne pouvons accepter la voie réductrice par laquelle Godbout et Guay proposent de promouvoir, rendre possible ces changements: la représentation politique. Pas dans l’acception étroite de politique électorale qu’ils réservent à ce terme. C’est par le biais de l’électivité de la direction du CLSC que, somme toute, les auteurs envisagent influencer l’orientation et l’approche des intervenants. Ceux-ci, particulièrement les intervenants communautaires, sont décrits comme coupés du milieu et de ses demandes. Nous l’avons dit, cette étude de cas correspond à la période d’implantation d’un CLSC, aussi peut-on comprendre que la distance soit encore grande entre les leaders naturels et l’intervention du CLSC. On peut sans doute critiquer certaines approches professionnelles, même communautaires, qui ne tiennent pas suffisamment compte des dynamiques locales et tentent de passer trop vite à une intervention de changement dans le milieu.

Par ailleurs, si les pistes de travail et d’organisation de type “patchwork” sont intéressantes, notre expérience nous dit que ce n’est pas en opposant radicalement logique professionnelle et logique communautaire que l’on peut arriver à rehausser la qualité d’une telle relation au milieu. Mintzberg (1979; 334) a souligné sur cette question du contrôle politique et bureaucratique de l’autonomie professionnelle que le principal résultat de telles tentatives est la déqualification du travail professionnel (“Un travail complexe ne peut être réalisé correctement que s’il est sous le contrôle de l’opérateur lui-même”). C’est par la formation plus que le contrôle que l’impact sur le travail professionnel a le plus de chance d’être positif. Naturellement, si on estime que la communauté n’a  besoin d’aucune intervention communautaire mais seulement d’auxiliaires familiales, alors la question est toute autre.

Ce qui nous amène à souligner la réduction de la communauté qui s’opère derrière une approche communautaire centrée avant toute chose sur la réponse à des besoins individuels. Cette approche nous mène directement à la communauté des familles et proches des malades, dénoncée par Lamoureux et Lesemann (1987). Suivant Godbout et Guay, la communauté n’a jamais demandé de prévention, ni qu’on travaille sur les causes des problèmes, elle demande des services! Quand on sait à quel point la prévention, l’action sur les causes, l’environnement, la concertation, l’éducation, la communication sont des dimensions essentielles de l’action des ressources et réseaux communautaires, on peut se demander à quelle sorte de ressources communautaires les stratégies de Godbout et Guay prévoient s’articuler? Peut-être le milieu communautaire qui a fait l’objet d’une étude de cas est-il ici particulièrement homogène et n’est pas traversé d’inégalités sociales qui exigeraient une vigoureuse stratégie d’action sociale. Cela pourrait expliquer le repli des auteurs sur les seules demandes d’aide individuelle pour orienter l’action du CLSC.

Un document conjoint

Un dernier document (FCLSCQ, 1991), relatif aux pratiques d’organisation communautaire en CLSC, nous permettra de mieux comprendre la position de la FCLSCQ, en 1991, par rapport à cette pratiques et aux enjeux qu’elle recouvre encore aujourd’hui. Ce document n’est pas une recherche mais bien un document de réflexion, issu d’un comité mis sur pied par la Fédération des CLSC auquel le Regroupement québécois des intervenant-e-s en action communautaire en CLSC (RQIIAC) a participé. Ce document fut déposé pour consultations au congrès de juin 1991 de la FCLSCQ. La consultation doit se poursuivre jusqu’à la fin de l’année.

Ce document en est un de compromis, où chaque partenaire y trouve ce qu’il voulait y voir. Ce document risque donc de ne pas changer grand chose à l’équilibre des forces et aux conditions de pratiques des intervenants sur le terrain.

Du point de vue des intervenants, c’est une reconnaissance non-négligeable qu’ils ont obtenue, en tant que Regroupement, mais aussi en tant que praticiens. La convention collective définissant le rôle de l’organisateur communautaire essentiellement en termes d’analyse de besoins et de conception de programmes, plusieurs dirigeants de CLSC avaient tendance à privilégier l’embauche de travailleurs plus souples - agents de relations humaines, par exemple -  pouvant être affectés à des tâches de services individuels ou collectifs, selon les besoins. Cette tendance était d’autant plus forte que les programmes et priorités, dans  le carcan des directives ministérielles, demandent aujourd’hui moins à être conçus qu’appliqués.

L’organisation communautaire est ainsi définie comme recouvrant six types de tâches, six dimensions: l’identification des besoins et problématiques; la sensibilisation et la conscientisation; le support aux ressources existantes; la création de nouvelles ressources; la concertation et la mobilisation des ressources du milieu; et l’action politique.

Sur ce dernier point, le document de la Fédération des CLSC (FCLSCQ, 1991) souligne que les actions à caractère politique doivent “toutefois être adoptées en conformité avec la mission et le processus décisionnel de l’établissement(nous soulignons). Cependant plusieurs actions, que nous pourrions situer dans ce que nous avons appelé les nouveaux espaces démocratiques relèvent plus de la concertation et la mobilisation des ressources du milieu que des représentations politiques formelles. Ces nouveaux espaces sont des lieux, pourrait-on dire après Donzelot, d’une civilisation du politique, autant que d’une politisation de la société.

Ce qu’il faut entendre, croyons-nous, de ce rattachement de l’action politique aux processus décisionnels et à la mission du CLSC, c’est l’affirmation d’une cohésion et d’une direction organisationnelle du CLSC. Ce qui n’est pas nécessairement contradictoire avec l’exercice et le développement de processus méta-politiques et pré-politiques, dans des espaces “politiquement neutres” (Melucci, 1989) où se développent l’interaction et la concertation des acteurs locaux.

Ce qui peut poser problème, c’est la relation entre ces nouveaux espaces démocratiques, lieux d’une dynamique sociale créatrice et porteuse de projets, projets constitutifs d’une identité de la communauté locale, et l’institution-CLSC, que le document de la FCLSCQ décrit comme un “système intégrant le sous-système des pratiques communautaires”. Ici le document pèche par une vision systémique traditionnelle mécaniste du réseau de la santé. On y définit la marge de manoeuvre laissée aux CLSC comme se situant au niveau du choix des moyens.  On parle bien de la “culture de l’institution”, mais c’est de celle du réseau de la santé plutôt que des CLSC. On parle aussi d’avoir une marge de manoeuvre suffisante pour réaliser certains programmes ou projets locaux. On reconnait enfin que “cette marge de manoeuvre est garante de la vitalité et du dynamisme des rapports milieu/CLSC”.

À notre avis cette marge de manoeuvre, que nous appelerions plutôt l’ouverture du système-CLSC sur la communauté, doit être conçue de façon plus dialectique. C’est la vitalité de tout le système-CLSC qui dépend de cette ouverture et,  inversement, bien que dans une moindre mesure, c’est celle de la communauté qui est aussi en jeu. Naturellement une vision systémique-mécanique est plus facile à administrer et à contrôler, alors qu’une conception systémique-dialectique est plus imprévisible, mais combien plus vivante. C’est ce que Corin (1990) soulignait, par sa critique des modes centralisés et fermés de planification par études épidémiologiques. L’ouverture des systèmes institutionnels est nécessaire pour qu’ils puissent s’adapter, s’ajuster à des contraintes et des facteurs qui les dépassent: logiques des corps professionnels, des autres réseaux institutionnels et communautaires, et aussi des logiques plus diffuses mais non moins efficaces: les cultures et sous-cultures locales et régionales.

Toute la question est là: la communauté n’est-elle qu’un territoire, un environnement avec lequel entretenir des rapports, harmonieux si possibles, mais d’abord fructueux dans le but d’atteindre ses objectifs de système? Ou si la communauté n’est pas aussi, d’abord, ce que nous appelerions une configuration idiosyncrasique de partenaires et de traits culturels non réductibles.

E. L’irréductible village d’Hochelaga-Maisonneuve

Voici le dernier élément nécessaire à la contextualisation de notre objet d’étude. Les pratiques que nous analyserons se sont déroulées sur un territoire bien particulier, caractérisé par une dynamique sociale forte, à la mesure des problèmes socio-économiques qui s’y vivent. Dans un premier temps, nous entendons résumer la crise qui a entouré la création du CLSC dans ce quartier. Une crise qui amènera démissions, congédiements au sein du CLSC naissant, et désorganisera les services pendant près d’un an. Nous tracerons par la suite, à grands traits, quelques caractéristiques socio-démographiques de ce quartier populaire de l’est de Montréal: Hochelaga-Maisonneuve.


Du Centre communautaire au C.L.S.C. Hochelaga-Maisonneuve

De juin 1970 à décembre de la même année, des citoyens en nombre croissant, de 80 jusqu’à près de 200, se réunissent à plusieurs reprises et forment divers comités de travail afin de définir, en bout de ligne, deux projets qui seront présentés au gouvernement: un projet de clinique de santé (centre local de santé) qui correspondait aux visées du ministère à cette époque (Bélanger, 1982) et un projet de centre communautaire, élaboré par les agences de service social (Société de service social à la famille-SSSF) et les  organismes populaires.

Déjà, comme on le note dans un document non-signé de 1971, “Histoire de la participation des citoyens à l’élaboration du projet du centre local de santé d’Hochelaga-Maisonneuve”, (CLSC-HM, 1971) la précipitation avec laquelle le projet s’élabore durant les dernières semaines pour rencontrer les échéances du ministère, amène les tenants d’une démarche d’abord démocratique à s’opposer à ceux qui veulent que ça marche, qui veulent répondre à la demande de services.

Le ministère exigera que les deux projets soient fusionnés sous la direction d’un seul conseil d’administration. Ce qui sera fait, à la manière d’Hochelaga-Maisonneuve, sous la forme d’un centre communautaire qui développait son action en cinq dimensions: santé, bien-être, éducation, loisir et habitation - Dans un document d’avril 1971, André Paul, du SSSF, définit la structure générale (Voir Figure 2) qui sera celle du CLSC-HM jusqu’en mai 1973 (Paul, 1971). Chaque dimension, composée quelques fois de plusieurs organismes, nomme 10 personnes à l’assemblée de la corporation  du centre, auxquelles personnes s’ajoutent des représentants institutionnels, venant de l’U de M et de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, pour l’aspect santé, et de la Société de services sociaux et familiaux (SSSF), pour l’aspect bien-être. Cette assemblée élit 4 personnes par dimension, devant former le C.A. du centre, auxquels s’adjoignent 4 représentants institutionnels.

Cette structure sera financée par le MAS, dans ses dimensions santé et bien-être, à titre expérimental. Les CLS prévus au début par le ministère étaient devenus des CLSC- dans le projet de loi encore en discussion.





Figure 2





La cohabitation des tendances “services” et “action communautaire” ne sera pas de tout repos dans le projet pilote. Les tâches ne sont pas définies, des conflits et des tiraillements opposent tendances préventives, communautaires et curatives ... Les infirmières s’opposent aux médecins, à propos des soins collectifs contre des pratiques de dépistage plus individuelles (Ribeyron, 1974; Roy, 1973). Organisateurs et travailleurs sociaux s’opposent, les uns privilégiant l’action politique radicale, les autres  voulant “organiser des services tout en maintenant une certaine animation sociale”.

Jean Panet-Raymond, “jeune avocat devenu organisateur  communautaire” , employé du centre à cette époque, note sa perception des oppositions:

“Ça devenait trop gros cette affaire-là. On était en train de faire une boîte de services, une boîte à professionnels. Nous on voulait revenir à notre projet de  maison de quartier, qui serait un instrument pour la population et un appui aux groupes de changement social” (Ribeyron, 1974).

Alors que l’échéance de l’application de la loi 65 approche - où il faudra que le centre décide s’il devient un CLSC “officiel” - un projet d’évaluation des services se met en branle,  ce qui a pour conséquence d’accélérer un mouvement de syndicalisation chez les employés. La corporation du centre décide, le 23 mai 1973, d’intégrer le réseau des CLSC. Cette décision est perçue comme le résultat d’une entreprise de récupération de la part de l’État. “Cette loi enlève encore plus de pouvoirs aux citoyens... ” (J. Panet-Raymond, cité par Ribeyron). Les organisateurs communautaires se déclarent décidés à continuer la lutte contre la loi et ses implications.

Ils sont aussitôt congédiés. Des infirmières, un médecin se solidarisent avec eux et démissionnent. Les démissions et la désorganisation se poursuivent jusqu’à la fin 1973. Lorsque Maurice Roy, nouveau directeur général, arrive en février 1974:

“Il ne restait aucun médecin, aucun travailleur social professionnel, aucun organisateur communautaire. En santé, il y avait trois infirmières complètement isolées à cause de l’absence de médecins et de personnel d’encadrement. En social, il y avait un coordonnateur fraîchement arrivé, une technicienne en assistance sociale très occupée aux activités syndicales et deux travailleuses communautaires qui ne réussissaient pas à trouver leur vocation. En action communautaire, il y avait un agent d’information qui n’avait pas d’information à communiquer” (Roy, 1975; 2)

Plus loin, dans le même texte, le directeur souligne à quel point les groupes communautaires se sont éloignés du Centre:

“Les groupes communautaires avaient décrochés, l’assemblée d’information d’avril 1974 a rassemblé peu de monde et lors de l’assemblée d’élection de juin, nous avons obtenu le quorum par accident (...)  Les groupes communautaires ne veulent plus investir dans le CLSC parce qu’ils y voient une oeuvre de récupération et parce qu’ils ne savent pas quand le CLSC les lâchera dans les luttes qu’ils entreprennent”.

Même en tant que CLSC, les rapports sont difficiles avec le ministère

La réorganisation et la relance du CLSC, s’amorcent avec  l’arrivée du nouveau directeur. En mai 74 une programmation complète des services du CLSC est déposée au ministère pour approbation. Une rencontre est organisée à Québec, en juin, à laquelle participe plusieurs citoyens du C.A. du CLSC. Cette rencontre est l’occasion d’un choc entre l’équipe locale, qui s’était bien préparée à cette rencontre, et les représentants du ministère. Le conseil d’administration de cette époque était très actif. Il s’était réuni

“38 fois au cours de la dernière année - en plus des réunions spéciales sur la programmation et la sélection du personnel. Les membres du C.A. sont extrêmement motivés et ils croient sérieusement qu’ils ont un rôle à jouer  dans la réforme” (Roy, 1974).

Dans sa lettre au chef du service d’action communautaire (MAS) le directeur général indique à quel point les relations avec le ministère apparaissent difficiles:

“Je suis tombé de très haut. Du minimum de confiance que j’avais vis à vis les autorités du ministère, il ne reste pas grand chose. Je m’attendais à une certaine compréhension, un certain soutien et une certaine collaboration. Je n’ai trouvé que froideur quasi métallique. À chaque fois que vous avez mis un peu de chaleur, c’était pour mieux nous servir la douche froide. (...) Tout était décidé à l’avance et cette rencontre pour vous était une chose qu’il faut faire pour entretenir l’illusion de la participation. (...) Je suis convaincu que pour votre part l’accueil, le social et l’action communautaire sont des services secondaires par rapport à la santé. Ces services constituent pour vous le compromis qui permettra de faire avaler la réforme aux éléments dynamiques des quartiers dans lesquels il y aura des CLSC. (...) La rencontre d’hier va nous forcer à couper des postes. (...) Soyez conscients que je n’essaierai en aucune façon de justifier les coupures et que je ferai miennes toutes les protestations qui surgiront du milieu” (Roy, 1974; 1-4).

Un engagement que le directeur ne tardera pas à devoir tenir, particulièrement autour de la question d’une garderie, comme service complémentaire du CLSC. À la fin juin 1975, le ministère acceptait la programmation de base du CLSC, comprenant 68 postes répartis en 4 modules (social, santé, communautaire et accueil) et en deux services complémentaires (personnes âgées et garderie), ce dernier service n’étant financé que provisoirement.

Les péripéties et conflits entourant les premières années du CLSC ont été marquants pour la suite des événements.

Certains conservent encore le point de vue que la transformation du projet de centre communautaire en CSLC fut une perte pour les citoyens du quartier, comme le note encore en 1984 Jean Panet-Raymond dans son livre L’intervention communautaire. D’autres cependant interprètent différemment cette évolution. Jean-Pierre  Bélanger (Bélanger, 1988), dans un texte inédit cité par O’Neill (O’Neill, 1991), est plutôt d’avis que la formule CLSC était plus adaptée à une généralisation de ces ressources essentielles à l’ensemble du territoire du Québec.

Dans le document non-signé cité plus haut, on identifiait trois groupes, trois tendances, parmi les citoyens impliqués. Un premier groupe, le “noyau central” s’était impliqué fortement dans les comités et dans l’action, un autre, minoritaire lui aussi, était plutôt dans une position critique exigeant que le pouvoir reste entre les mains des assemblées larges, générales. Un dernier groupe, majoritaire, était d’abord intéressé à la possibilité que leur soit facilitée l’accès aux soins médicaux par l’implantation d’un CLSC - ou encore à la possibilité d’avoir des soins à domicile.

Cette logique de l’accessibilité, de la disponibilité des ressources était importante, parallèlement à la logique de remise en question des formes traditionnelles de pratiques médicales et sociales. C’est ce qui faisait dire à Robert Boivin, en conclusion de son histoire de la Clinique St-Jacques (Boivin, 1988), que s’il y avait eu disponibilité de services, dont le manque était criant dans les HLM du Centre-ville, dans les années ‘60, il n’y aurait probablement pas eu cette belle et tumultueuse histoire d’engagements militants et de pouvoirs populaires que fut la Clinique St-Jacques. Ceci pour souligner, que s’il y avait un désir de pouvoir accru, ou de réforme des pratiques professionnelles dans les projets des CLSC et des cliniques populaires, ce désir s’appuyait ou était aussi accompagné d’un besoin important en termes de services de base (qu’on appelle aujourd’hui de santé primaire, de première ligne).


Hochelaga-Maisonneuve en quelques chiffres

Quartier au sud-est de Montréal, Hochelaga-Maisonneuve aura connu des transformations radicales de son tissu démographique et socio-économique au cours des dernières décennies.

Décrit durant les années ‘60 par les premiers comités de citoyens comme étant un quartier ouvrier, où les militants du Conseil des oeuvres voulaient prévenir la tendance à l’appauvrissement (Mc Graw, 1978), le quartier a connu depuis une constante diminution de son niveau de vie moyen. La décroissance démographique y fut radicale, la population du territoire passant, en 25 ans, de 1961 à 1986, de plus de 80 000 personnes à 50 000.

Alors qu’en 1974, suivant Mc Graw, le taux de ménages recevant des allocations d’assistance publique était de 18%, il atteint aujourd’hui près du tiers de la population: 14 000 personnes sur 50 000 vivent de prestations de sécurité du revenu, en 1990 dans Hochelaga-Maisonneuve. La proportion des chômeurs y est le double de celle de Montréal  (comparaison des taux de 1982 à 1987), et celle des personnes de plus de 65 ans dépasse les 12%. Ce qui en fait un quartier où le taux d’inoccupation est parmi les plus élevés au Québec, ce taux étant, suivant les études du Conseil des affaires sociales et de la famille, le meilleur indicateur général de la défavorisation (CAS, 1990). Cette même étude du Conseil, Agir ensemble, identifie le quartier Hochelaga-Maisonneuve, avec quelques autres de la région montréalaise, comme affichant “un revenu moyen inférieur à celui de la plus pauvre des municipalités régionales de comté du Québec” (CAS, 1990; 60).

Le quartier est encore très homogène en terme d’ethnicité, avec près de 90% de blancs francophones, de même qu’en regard de sa situation de logement: 87% des habitants y sont locataires en 1986.

Avec la pauvreté, le chômage, des taux d’abandon scolaire (avant la fin du secondaire) qui dépassent 50% depuis déjà plusieurs années, ce sont aussi les taux de criminalité qui ont tendance à augmenter: vols, vandalisme, violences, toxicomanies deviennent peu à peu caractéristiques de certains secteurs.

Ce qu’il y a de remarquable, dans un tel contexte, c’est la vitalité du tissu communautaire qui s’est maintenu et développé au cours des ans. Dans le Bottin de ressources du CLSC, on dénombrait plus d’une centaine d’organisations communautaires et de loisir dans le quartier, en 1988. Les quelques 30 groupes communautaires les plus importants dans le domaine socio-communautaire, à l’exclusion des garderies, représentent 150 emplois permanents, 190 emplois temporaires et mobilisent 975 bénévoles, suivant une étude commandée en 1986 par la corporation de développement communautaire du quartier (Malette, 1986; 51). Un quartier où se sont expérimentées des formules d’entraide originales, qui ont été par la suite “exportées”: le Centre communautaire des années 70-73 était de celles-là, mais aussi, plus récemment, les Cuisines collectives, le Resto-pop...

Finalement cette dynamique communautaire forte, “tricotée serrée”, contribue à donner un caractère original, fier et contestataire à ce quartier. Une bonne partie du quartier porte encore les traces de la Ville de Maisonneuve, qui fut construite à la fin du siècle dernier comme un modèle de planification et d’esthétisme. Un quartier encore entouré des usines (même fermées) et des espaces de production (port, voies ferrées) qui l’ont façonné et ont accentué son caractère de village dans la ville.

Conclusion première partie: notre corpus, notre méthode

Après un tour d’horizon aussi large il convient de revenir à notre objet particulier, afin de mieux cerner, baliser notre  projet.

Nous entendons examiner dans les deux prochaines parties comment les pratiques d’OC ont été à la fois intégrées au CLSC et partie prenante d’une dynamique d’action sociale et de développement local.

A. Ce que nous ne ferons pas

 Nous ne ferons pas l’histoire du CLSC Hochelaga-Maisonneuve, bien que nous aurons à situer le contexte historique de certains moments clés pour notre propre cheminement. Ceci, particulièrement pour la période précédent immédiatement celle que nous examinerons: la période “traumatique” de la naissance du CLSC marquée par le départ de plusieurs intervenants de la première heure, dont tous les OC de cette première époque.

 Nous ne ferons pas l’analyse du développement organisationnel de tout le CLSC, préférant nous concentrer sur une seule équipe, un seul groupe professionnel.

 Nous ne ferons pas non plus l’analyse du mouvement communautaire dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, ni même celle d’organismes communautaires importants du quartier, comme nous l’avions envisagé au début de notre projet. La modestie de nos moyens nous obligea à circonscrire notre corpus d’analyse. Notre décision fut prise lorsqu’un des premiers organismes visités à ce moment (au début de notre projet) nous remit une clé correspondant à une pièce remplie de boîtes, empilées jusqu’au plafond: c’était les archives de l’organisme qu’on me permettait bien aimablement de consulter.

 Nous ne ferons même pas, finalement, l’analyse détaillée de tous les dossiers d’organisation communautaire menés au CLSC depuis 15 ans. Vouloir le faire signifierait éplucher environ 75 “années/homme” de travail; travail complexe dans des dossiers toujours différents, souvent temporaires, impliquant des acteurs changeants. Nous nous concentrerons sur certains dossiers, bien que nous tenterons de dégager un portrait d’ensemble de tous ces dossiers.

B. Ce que nous ferons

En plus de tracer un portrait d’ensemble des dossiers, à partir des documents de bilan, de programmation et des informations recueillies auprès de l’équipe, nous comparerons les types d’action posés par les OC dans le CLSC et dans le milieu entre les deux périodes analysées; nous comparerons aussi les collaborateurs et acteurs (communautaires, institutionnels ou privés) impliqués dans les dossiers de ces deux périodes.

1. Dans le milieu

 Nous tenterons de caractériser le type de partenariat interinstitutionnel qui a évolué entre 1975 et 1990; les relations d’alliance dans les projets de développement de ressources mais aussi dans des projets d’affirmation culturelle, de promotion de nouvelles valeurs ou encore de celles d’ici, de la localité.  Ce partenariat ne s’est pas réalisé qu’entre le CLSC et des organismes du milieu: il s’est grandement développé entre les institutions publiques, privées et communautaires du milieu.

Dans quels espaces démocratiques se sont développés les partenariats interinstitutionnels? Qui était invité? Qui ne l’était pas? Était-ce des espaces environnants, centrés sur certaines institutions ou des espaces “neutres”, rattachés à plusieurs organismes ou à des questions sociales, des projets ouverts.

Quels ont été les acteurs de ces partenariats? Quels étaient leurs objectifs, leurs enjeux? Peut-on affirmer, comme le suggère Favreau (1989), qu’il y a eu un développement croissant du caractère instrumental, de la dimension services dans les groupes mis sur pied au cours des ans? Sans avoir à faire l’historique de chaque groupe, on peut les situer par blocs dans le temps et voir si se dégage des traits particuliers à ce niveau.

Y avait-il des liens de filiation, entre ces projets collectifs, le développement de ces concertations diverses, entre certains organismes? Quelle a été la place du CLSC et des OC en particulier, dans ces espaces démocratiques?

Quelle était la place des OC du CLSC par rapport à certains organismes? Jusqu’où certains organismes, certains services auxquels contribuait l’OC du CLSC étaient-ils intégrés  à la logique interne de services? Jusqu’où certains services du CLSC l’ont été (intégrés) à la logique externe de certains organismes?

2. Dans le CLSC

Pratiquer en CLSC

Les questions relatives à la place de l’OC dans l’institution ne sont pas toutes comprises dans l’examen des dossiers. Ce terme recouvre habituellement dans notre jargon un projet, un ensemble d’actions posées avec un client, lui-même constitué la plupart du temps d’un groupe externe ou, moins souvent, un service interne. Les travaux de certains comités internes, comités de l’équipe d’OC, peuvent aussi être considérés des dossiers: le comité sur la programmation, le comité de priorisation, ou encore le CAPAC, ou bien le CEO (des noms donnés à des structures qui devaient Évaluer-Orienter les demandes, ou encore Analyser les Projets d’Action Communautaire émanant de l’interne ou  de l’externe). Les efforts mis, particulièrement depuis six ou sept ans, afin de définir une orientation commune au sein de l’équipe, une orientation qui soit acceptable aussi pour l’institution. Ces efforts, qui ont pris des formes diverses au cours des ans, constituent plus qu’un simple dossier.

On peut y lire le procès paradoxal de l’inscription institutionnelle d’une pratique qui se veut, par définition, non-institutionnelle. Cette inscription fut sans doute facilitée parce que l’institution est elle même paradoxale dans sa façon de vouloir à la fois être proche du milieu, accessible à la communauté locale, tout en s’imposant avec un haut niveau de qualification professionnelle.

Pratiquer en CLSC c’est une façon bien particulière d’exercer sa profession. Pour une infirmière, c’est être à 100 000 lieux de l’hôpital; pour un médecin, c’est accepter une certaine égalité de principe avec d’autres groupes professionnels, principe qui ne fait pas encore partie de “la culture professionnelle” médicale! À voir la résistance déployée jusqu’ici par les travailleurs sociaux des CSS de Montréal à être “décentralisés” dans les CLSC on peut croire que ce groupe perçoit une différence significative entre les deux “practice setting”. En ce sens la relation, qualifiée de paradoxale, de l’OC avec le CLSC, l’est aussi pour d’autres groupes professionnels. Chaque groupe a une relation contradictoire de soumission aux objectifs de l’organisation et d’affirmation d’un espace d’autonomie professionnelle qui limite le pouvoir hiérarchique. Cet espace est défendu au nom de principes déontologiques (respect du secret professionnel, de l’autonomie du client, approche bio-psycho-sociale ou communautaire...). Cet espace est affirmé comme nécessaire à une intervention de qualité, adaptée à la complexité de chaque cas, de chaque dossier.

Pratiquer l’organisation communautaire

Bien qu’on puisse faire remonter l’origine des pratiques professionnelles d’organisation communautaire à la fin du siècle dernier, avec les “Community Settlements”, ce n’est qu’à la fin des années ‘50 qu’un regain d’intérêt fut manifesté, entre autres par la tenue de congrès internationaux de travail social (parrainés par l’ONU) promouvant la formation en développement et organisation communautaire. Ces congrès tenus en Europe et en Amérique latine, firent connaître certains principes d’action auprès de collectivités locales démunies qui semblaient faire leurs preuves dans les pays en voie de développement. Ces principes furent appliqués “massivement” par les USA durant les années 60, dans leur “guerre à la pauvreté”.  Au Québec, c’est par les expériences de développement régional dans l’Est du Québec (BAEQ) et par l’intervention d’organismes de charité dans les quartiers pauvres des grandes villes que cette pratique professionnelle obtint ses “lettres de noblesse”.

 Les CLSC embauchent environ 300 OC, pour 160 CLSC (en 1990). C’est sans doute le plus grand groupe parmi tous les organisateurs communautaires qui peuvent pratiquer professionnellement au Québec, dans les réseaux communautaires comme dans certaines autres institutions (scolaires, municipales...). Cette pratique qui était, il y a 30 ans, quasi inconnue n’est pas encore établie, codifiée, hautement formalisée. Certains prétendent même encore qu’elle ne devrait pas exister: elle usurperait un pouvoir et un savoir appartenant aux communautés locales et citoyens autonomes. Le lecteur nous permettra, avec les 160 CLSC, et les milliers d’organismes communautaires du Québec, de ne pas partager cet avis. S’il n’y a pas d’actes professionnels réservés aux OC, ceux-ci n’en produisent pas moins des services qualifiés qui sont requis, “consommés” par des groupes de la collectivité locale.

Nous n’avons pas l’intention de circonscrire épistémologiquement ni technologiquement le champ de pratique de l’OC. Tout au plus pouvons nous contribuer à un effort collectif, un débat continu autour des enjeux et des méthodes de l’OC.

C. Notre méthode

Nous examinerons les principaux dossiers d’organisation communautaire à partir des bilans d’équipes, de bilans particuliers, des procès-verbaux des réunions d’équipe, et aussi certains documents de la direction du CLSC. C’est donc d’analyse de textes qu’il s’agit, analyse de documents historiques et de documents à caractère administratifs. C’est aussi d’analyse du discours, à partir d’entretiens que nous avons menés auprès d’intervenants de l’équipe.

1. La documentation rassemblée

Nous avons pu consulter les archives de l’institution ainsi que celles, personnelles, d’intervenants de l’équipe communautaire. Nous avons rassemblé ainsi tous les documents “administratifs”, c’est à dire les bilans annuels et procès-verbaux des réunions d’équipe qui nous apparaissaient liés à notre objet de recherche. Nous avons aussi retenu certaines pièces “historiques”, telles la programmation de 1974, qui formulait pour la première fois les objectifs du CLSC, de même que des éléments de correspondance de la direction, particulièrement au moment de la création du Service d’action communautaire, alors que le directeur général avait à défendre cette décision devant le ministère.

2. Bilans d’équipe et documents sur l’action communautaire du CLSC

Les bilans réalisés par l’ensemble des équipes et modules étaient disponibles pour les années 1975 à 1985. Le premier  bilan du SAC, remis sur pied en 1975, date de mars 1976. Le bilan de 1985 fut le dernier à avoir été produit sous la forme d’un bilan collectif, rassemblant en une seule “brique” l’ensemble des bilans individuels et de sous-services du module socio-communautaire. À compter de 1986, ce sont des documents de programmation et d’orientation qui synthétisent le mieux les activités de l’équipe communautaire. C’est aussi à compter de cette date que la nouvelle équipe communautaire était remise sur pied. Nous avons donc rassemblé les documents synthèses, de cette période, qui tracent un portrait de l’ensemble des dossiers menés de cette période: deux de ces documents sont datés de 1988 et le dernier est constitué de la programmation triennale publiée en 1990.

Des documents d’orientation et de réflexion sur l’action communautaire dans le quartier ont aussi été rassemblés. Certains de ces documents ont été produits dans le cadre des discussions d’équipe, ou encore dans le cadre de ce que nous avons appelé l’atelier d’intervention communautaire, qui rassemblait des intervenants de différentes équipes, et même d’organismes du milieu. D’autres documents ont fait l’objet d’une diffusion plus large, comme ceux qui furent présentés au Congrès de la FCLSCQ, en 1983, qui portait sur les services sociaux-communautaires.

Une enquête auprès des organismes communautaires du quartier fut réalisée par l’équipe en 1987: elle visait à recueillir l’opinion, les suggestions des organismes du milieu, en regard de la programmation telle qu’elle avait été définie en janvier 1987. Une rencontre de rétroaction avec les organismes, où furent présentés les résultats de l’enquête eut lieu en mai 1987. Ce sont des documents que nous inscrivons dans notre corpus, en ce qu’ils témoignent de l’interaction, des relations entre CLSC et milieu, en matière d’intervention communautaire.

3. Entretiens

Nous avons réalisé des entretiens avec certains intervenants de l’équipe. Trois furent réalisés en 1987 et trois en 1991. Les deux derniers entretiens furent collectifs, impliquant huit membres de l’équipe.

Les premières entrevues furent réalisées dans le cadre d’un cours d’analyse du discours (avec M. André Petitat). Ces entrevues d’une durée d’une heure trente chacune portaient à la fois sur les antécédents (expériences militantes, formation) des intervenants communautaires, permettant de faire ressortir des “valeurs” auxquelles ils tenaient, et sur les dossiers, clientèles et moyens d’action engagés par les intervenants. Une transcription in extenso des entrevues fut réalisée afin de permettre un “traitement des mots” ayant traits à  différents champs sémantiques: relations avec la direction, relations avec le milieu, moyens d’action, valeurs morales. Ces entrevues nous seront utiles comme  témoignant de certains dossiers importants: santé au travail, mise sur pied de la Dauphinelle (centre de femmes victimes de violence)... Elles témoignent aussi des relations de l’organisation communautaire avec l’institution, de l’évolution de la pratique de certains intervenants au cours des ans.

Des entrevues réalisées en 1991, l’une fut réalisée avec Jean-Robert Primeau, principal intervenant de l’équipe sur les questions de développement économique. Cet aspect de l’intervention de l’équipe étant considéré central, exemplaire de la deuxième période que nous examinons (1983-90), nous avons voulu approfondir les conditions de développement de cette intervention avec lui. Une transcription in extenso de cette entrevue (de trois heures) fut faite.

Les deux entrevues collectives furent réalisées en mai 1991. Elles visaient à discuter avec les intervenants de l’orientation des dossiers d’organisation communautaire menés au CLSC depuis 1975. À partir de la grille de Rothmans (annexe 1) nous voulions situer l’ensemble des dossiers menés sur l’un ou l’autre des trois axes. Cet objectif s’est avéré non-réalisable dans une seule rencontre. Aussi la première rencontre fut-elle consacrée à un exercice de réminiscence collective des dossiers qui furent menés. La discussion sur “les enjeux et les conditions de réalisation” que nous voulions aborder pour chaque dossier s’est avérée difficile: les gens comprenaient mal ce que nous entendions par là. Nous avons donc discuté collectivement d’un dossier. Nous n’avons pas fait la transcription de cette première entrevue collective, considérant que l’identification des dossiers, sur des fiches par les intervenants était la principale  information tirée de cette rencontre. La seconde rencontre, tenue deux semaines plus tard, devait poursuivre cet examen des dossiers, dans le but de les situer sur l’un ou l’autre des trois axes de Rothmans.

Nous avons fait la transcription littérale de cette seconde entrevue collective d’une durée de trois heures. Nous proposions alors au groupe de ne pas chercher à situer tous les dossiers, mais seulement quelques uns, parmi les plus importants. Par ailleurs nous avions entretemps poussé plus avant notre propre réflexion concernant les espaces d’action sociale (nouveaux espaces démocratiques). Réflexions que nous avons présenté succintement (10 minutes) devant le groupe. L’interaction qui s’ensuivit se centra assez rapidement autour des concepts d’appartenance au quartier, d’affirmation d’une identité de quartier et du leadership que pourrait avoir le CLSC dans une telle dynamique.

D. Le traitement

Le traitement que nous avons  pu faire des données et documents recueillis était d’abord basé sur notre  connaissance “intime” de la trame générale des évènements: l’auteur ayant été partie prenante de l’équipe, du personnel d’organisation communautaire depuis 1976.

Une lecture attentive et répétée, au cours des deux dernières années, des bilans et documents produits par le CLSC, nous a permis d’en dégager les grands axes, les enjeux qui s’y sont développés. Nous tenterons de situer les  enjeux des dossiers et des actions à partir d’une prise en considération d’un certain nombre de “grands dossiers”, qui serviront à révéler, illustrer certains axes, tendances du développement. Nous situerons par ailleurs ces grands dossiers dans un “portrait d’ensemble”, tracé pour chacune des deux périodes examinées.

Les dossiers que nous analyserons sont liés à des organismes du milieu ou des comités de tâche. Nous y discernerons les acteurs impliqués, les principaux objectifs poursuivis, les grandes stratégies de développement.

Nous tenterons d’identifier les “outputs” mesurables de l’action menée par l’OC dans ces dossiers:

Nous devrons aussi tenir compte des efforts internes, non directement liés à des outputs, mais plutôt aux processus internes de traitement, de production et de contrôle: programmation; priorisation; analyse de besoins; supports logistiques...

Une telle analyse devrait nous amener à mieux cerner la trame, les axes de développement des dossiers, en regard des trois axes de Rothmans, enrichis des précisions tirées de Laville, Pineau, Melucci...

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