repas de Noël avec les Bochimans

Je résume ici (en français) une belle histoire contée par l’anthropologue Richard B. Lee — suivie de quelques réflexions et citations sur le sens anthropologique de ce temps des fêtes de fin (début) d’année. 

Il y avait encore, il y a cinquante ans, quelques tribus San (des bushmen, chasseur-cueilleurs) vivant toujours suivant la tradition dans le désert de Kalahari. L’anthropologue canadien terminait un séjour de plusieurs années parmi eux pendant lequel il s’était imposé d’influencer le moins possible l’économie et le mode de vie ancestral. Tout au plus s’était-il permis d’échanger du tabac avec les membres des tribus participant à ses entrevues.

Pour ceux qui souhaiteraient lire l’histoire originale en anglais, résumée en trois pages par l’anthropologue l’ayant vécu, voir Eating Christmas in the Kalahari (pdf) par Richard Borshay Lee. [Voir aussi The Dobe Ju/’hoansi]

Souhaitant d’une certaine façon remercier les membres des tribus environnantes, quelques 75 personnes, pour leur accueil en achetant un boeuf pour le repas de Noël qui serait servi quelques semaines avant son départ, Lee avait pris soin de bien choisir le plus gras et grand spécimen parmi les troupeaux venant boire à la rivière au cours des mois précédents.

Quelques heures après avoir choisi et payé (56 $ de 1965) le boeuf en question, en demandant à l’éleveur de bien vouloir le garder dans son troupeau jusqu’au jour du banquet, des membres du village commencèrent à venir le voir pour se plaindre de son choix : il avait vraiment choisi la pire des bêtes, la plus maigre et la moins valable des pièces qu’il aurait pu offrir. Tous les membres de la communauté à qui il s’adressa au cours des semaines qui suivirent, ou qui vinrent le voir directement sur le sujet, lui tinrent le même langage : ce boeuf était le plus maigre qu’ils aient jamais vu, le souper de Noël qu’il préparait serait décevant et on pouvait même prévoir des disputes et conflits autour de la table, entre des participants qui s’en retourneraient le ventre vide.

Le ton était si unanime dans sa réprobation que Lee songea même à s’éclipser dans la savane une dernière fois plutôt que d’assister à ce repas qu’il avait souhaité. Il décida finalement de rester et put suivre de près le dépeçage de la bête, arguant auprès de ses détracteurs de la quantité appréciable de gras et de viande visible dès les premiers coups de couteau. Mais les participants continuaient de nier l’évidence et de critiquer la petitesse et maigreur de l’offrande tout en s’empiffrant et finalement faisant bombance du repas.

Ce n’est que le lendemain que Lee pût comprendre la raison de ce comportement, un membre de la tribu lui expliquant que la tradition voulait que les trophées de chasse rapportés soient systématiquement dépréciés pour éviter que le chasseur ne s’enfle la tête et se prenne pour un Big man.

when a young man kills much meat he comes to think of himself as a chief or a big man, and he thinks of the rest of us as his servants or inferiors. We can’t accept this. We refuse one who boasts, for someday his pride will make him kill somebody. So we always speak of his meat as worthless. This way we cool his heart and make him gentle.

Les San chasseurs-cueilleurs ont été sédentarisés, de force, après avoir été confinés dans des parcs de plus en plus limités. Les familles d’aujourd’hui survivent grâce à une agriculture de subsistance et certains programmes d’aide. Les jeunes dansant au rythme de la musique moderne.

La sagesse ancestrale des !Kung San, réduisant l’inégalité à sa source, correspondait bien au mode de vie chasseur-cueilleur. Alors que dans les premières sociétés sédentaires, où les rentes de position stratégique et de possession foncière devenaient possibles, on ne peut plus nier l’évidence de l’inégalité. Les potlatch et autres formes de dons ritualisés se développèrent pour justifier, contrer ou compenser symboliquement et culturellement ces inégalités.

Alors que les religions avaient, de tout temps, souligné le passage de l’automne à l’hiver, le retour de l’allongement des jours et du temps d’ensoleillement, avec l’avènement de la famille et de l’individualisme contemporains une version bourgeoise (ou petite-bourgeoise) de cette fête religieuse-païenne s’imposa. Un moment de paix, dans une culture traversée de guerres mondiales ou frontalières, puis un moment de célébration des liens familiaux, dans des sociétés de plus en plus éclatées, segmentées. Il reste encore des traces du potlatch dans ces occasions de faire bombance, mais il devient difficile de surpasser l’ordinaire de la culture extra-large de consommation. Il reste les occasions de réseautage, où l’on soigne ses relations humaines. Occasions de rapprochement, ou de friction générant chaleur et tension.

Le soleil déclinant tous les jours, existait la crainte qu’il disparaisse à jamais. D’où les cultes destinés à ranimer le feu solaire, comme celui de la bûche que le christianisme n’est pas arrivé à éradiquer.

Cette période (…) où la famille se sacrifie (en se ruinant en cadeaux de Noël) pour les générations futures. Les enfants devenus, récemment, les rois de cette fête redevenue païenne. D’où l’agacement du Vatican à l’égard du Père Noël.

En exaltant le bonheur domestique, cette célébration confortait aussi l’idée de la famille comme refuge, rempart contre les « dangers » du monde extérieurs qui s’urbanisait et s’industrialisait rapidement. (…) cette bourgeoisie anglaise qui sut tirer parti d’une fête collective pour valoriser et imposer aux milieux populaires la morale du foyer et l’amour de ses enfants.

L’argent, la famille, la solitude, le rêve, le divin et le trivial s’y conjuguent au pied d’un sapin sur lequel l’aventure des hommes a accroché quelques-uns de ses plus anciens secrets. 

Ethnologie de Noël, une fête paradoxale par Martyne Perrot

Reste-t-il un message, un sens pertinent pour une tradition tant de fois détournée, soumise aux déformations du désir, de l’appétit, de l’envie — pulsions  manipulées par des puissances financières gigantesques. Les histoires de Noël traditionnelles racontaient le malheur d’une petite fille aux allumettes, réaffirmant  le bonheur de l’enfant à qui l’on raconte. Le bonheur de l’abondance — même provisoire — donnant confiance en l’avenir. Mais qu’est-ce qui se passe quand l’abondance devient synonyme de malheur, d’un avenir incertain ?

On peut démoniser (ou sacraliser) la consommation rituelle, ou la célébrer comme emblème de liberté et de dignité. On peut aussi s’inventer une culture familiale, faite de rituels et de souvenirs. Mais on ne peut plus se fier à la nature ni à la tradition pour donner du sens au temps présent et à avenir. Il faut s’inventer des manières de célébrer la vie, et la mort, autrement qu’en brûlant plus de bûches. Quelques chandelles suffiront. L’homme a changé de manière irréversible la nature et la Terre. Il ne suffit plus de célébrer la générosité de cette dernière. Célébrer la sagesse de l’homme, critiquer sa folie. Devenir plus conscient, plus responsable, plus heureux.

évolution climatique et paléoanthropologique

OIS-3 (Oxygen Isotope Stage Three) une étude le l’évolution climatique de la planète pour la période entre 60 000 et 20 000 ans avant aujourd’hui. Voir le Stage Three Project. Une source citée (indirectement, il m’a fallu chercher le sens de OIS-3 !) par cette belle page de paléoanthropologie en français. Un cours de Paléontologie humaine, par Michel Brunet, suivi d’un séminaire avec plusieurs contributeurs.

l’émergence du genre Homo, doté d’un cerveau relativement développé et taillant la pierre, est liée aux changements climatiques importants qui eurent lieu aux alentours de 2,5 Ma.

Ce ne serait donc pas seulement l’évolution « récente » (60-40 000 ans) qui aurait été favorisée, précipitée par les changements climatiques, mais aussi l’évolution de fond, du genre Homo.

la rencontre Néandertal – Cromagnon

  • there is every reason to think that modern humans thrived during wet periods in North Africa and the Levant (~135-115 ka and ~105-75 ka).
  • the post-70ka climatic deterioration is a really bad time for people to be venturing into Asia out of Africa; the coastal migration theory is off, because it doesn’t explain Neandertal admixture or the transformation of Asian Neandertals well away from the coast
  • the post-70ka climatic deterioration is precisely the type of ecological crisis that would spur a colony of modern humans, who had been bottled up in their green Arabian peninsula before that time, to venture north, away from their deteriorating homeland, bringing them in closer contact with the Neandertals, and beginning the grand merge of the two populations. [The date of Neandertal admixture: 47-65kya]

La grande convergence (the grand merge) : une manière bien délicate de parler d’une guerre d’extermination. Car comment imaginer autre chose, considérant les atrocités que les différences religieuses et raciales ont impulsé au cours des siècles de l’histoire récente. Par ailleurs on peut très bien imaginer que sapiens sapiens se soit installé dans un « paradis terrestre » pendant quelques (dizaines de) milliers d’années, et qu’il en fut chassé par les changements climatiques.

<Ajout 15 octobre> La sécheresse (ou la détérioration des conditions environnementales et de survie) qui frappa le paradis terrestre moyen oriental ne fut-elle pas une conséquence, au moins en partie, de l’intense occupation du territoire par sapiens sapiens ?</>

le pouvoir, l’argent et…

En lisant en parallèle ce tome de Fukuyama (The origins of political order,retraçant l’origine des structures politiques) et cet autre de Ridley, The rational optimist, qui met l’accent sur les échanges (et la division du travail qu’ils favorisaient) comme condition d’émergence des sociétés humaines…… je me suis dit que ni l’un ni l’autre ne met assez l’accent sur cet autre élément structurant des échanges et rapports sociaux  : le sexe. C’est Fukuyama qui m’y a fait penser en soulignant que les échanges (et conflits) entre tribus portaient parfois sur les échanges (ou vols) de femmes (et dotes).

Ridley n’en a pratiquement pas parlé, et je suis rendu à moitié de son livre. Pourtant, dans le monde tribal des chasseurs-cueilleurs, l’obligation d’exogamie imposait des relations avec des groupes, ou tribus éloignés.  Ces échanges se faisaient entre des groupes plus ou moins étrangers, et de manière plus ou moins volontaire ou égales. Bien que dans un contexte de relative stabilité des relations, les échanges de femmes et de dotes devaient s’équivaloir, puisque la dote reçue avec la fille de tel clan, sera bientôt donnée en retour pour marier sa propre fille.

L’importance de cette dimension d’échanges d’épouses accompagnées de dotes, dans les pratiques économiques et politiques des sociétés primitives me semble sous-estimée (jusqu’ici dans ma lecture des deux bouquins). Le pouvoir, l’argent et le sexe : trois sources de conflits mais aussi trois puissants vecteurs de l’action.

masculinité éprouvée

Une réflexion amorcée aux alentours du 8 mars, mais dont j’ai retardé la publication parce que je ne voulais pas que mon titre soit interprété comme le refrain de l’homme « opprimé »… loin de là. Je plaide plutôt pour le retour d’une masculinité éprouvée au cours des centaines de millénaires de l’évolution d’homo sapiens.

Un autre livre, écrit par une femme, décrivant la difficile adaptation des hommes à la montée des femmes vers l’égalité de statut, vers l’autonomie financière… Entrevue dans TG&M; article dans le WSJ.

Mais pourtant, ce statut social de pourvoyeur, de protecteur, de « supérieur »… ne s’est imposé que depuis la sédentarisation des humains… depuis que le développement de l’agriculture et l’élevage ont permis à l’homme de s’émanciper de l’incertitude de la chasse. Le mode de production de type « chasseur-cueilleur » avait dominé le développement de la culture et du phénotype humain pendant la plus grande partie de son émergence, soient des centaines de milliers d’années, pendant lesquelles les femmes avaient un apport aussi important (sinon plus) que les hommes à la survie de la famille, du clan. Comme je le disais, en terminant la lecture de Mothers and Others,

Les hommes (humains) ne seraient pas devenus ce qu’ils sont sans avoir partagé la charge (et le plaisir) des soins à apporter aux enfants. Un partage entre femmes de générations différentes (grand-mères, sœurs, filles) et entre hommes et femmes… Cela durant une période de temps beaucoup plus longue (dix fois, cent fois plus longue) que celle, récente, qui a vu la famille nucléaire et la filiation paternelle circonscrire à la fois le rôle des femmes et le milieu formateur et de support (Mothers and others) sur lequel les jeunes enfants peuvent compter.

Depuis quelques milliers d’années les sociétés humaines se sont sédentarisées, urbanisées, industrialisées… Continuer la lecture de « masculinité éprouvée »

pot-pourri du lundi

À propos du recensement, encore. Dans les débats entourant la funeste décision de M. Harper, on a cité souvent la revue The Economist et son article sur la disparition des recensements (Leviathan’s spyglass : the traditional census is dying , and a good thing too) où la revue réputée donne une liste de pays qui sont sur le point d’abandonner leur « recensement long » ou encore qui ne l’ont jamais eu. Pourtant, ce qu’on ne dit pas, c’est que les relations  dans les « bases de données » qui permettent de se passer de ce recensement sont probablement beaucoup plus intrusives que le recensement canadien l’a jamais été. Les aficionados de la vie privée conservateurs préfèreraient-ils devoir s’inscrire au registre municipal à chaque fois qu’ils changent d’adresse ??

Les édulcorants artificiels font engraisser ! On se prive de boissons avec du « vrai sucre » et on se force à aimer les boissons à l’aspartame et autres édulcorants… mais ces produits viennent interférer avec les mécanismes de satiété… De l’American Scientific, par Frontal Cortex.

vers le site (français) du projet GenographicSur les traces des premières hordes humaines sorties d’Afrique… Un article du site de la revue SEED (défunte revue ? – son dernier numéro date de plus d’un an) laisse entendre que les dessins des grottes de Lascaux pourraient contenir des indications astrologiques. Ce qui me fait redécouvrir ces grottes magnifiques à travers ce site que je ne connaissais pas. Les premières tablettes de mathématiques, ou calendriers lunaires ?

Ce site du National Geographic, reprenant de manière graphique et animée les conclusions d’un projet de recherche génétique auquel se sont associés volontairement plus de 78 000 individus dans le monde : l’Atlas du projet Genographic. Il vaut la peine de jouer un peu avec ces cartes… et cliquer (en bas à droite) sur « Marqueurs génétiques » pour faire apparaître une liste… cliquez sur l’un des marqueurs et vous aurez ainsi le parcours, sur la carte, réalisé par les porteurs de ce marqueur ! Vous pourrez vous déplacer sur la carte d’un marqueur à l’autre… Continuer la lecture de « pot-pourri du lundi »

de mères et d’autres

Je viens de terminer la lecture d’un livre passionnant… et je me demandais ce qui pouvait bien intéresser d’autres lecteurs, peut-être un peu moins éclectiques que moi, dans ce pavé de 300 pages bien tassées. Un livre que le professeur J. Fraser Mustard citait avec enthousiasme lors de sa présentation aux JASP (voir le dernier vidéo) de mars dernier [sa présentation en PPT].

Pourquoi l’étude des formes ancestrales de la maternité, ou plus généralement des formes collectives de l’éducation et des soins apportés aux enfants qu’on peut déduire de l’analyse de la culture des sociétés traditionnelles de cueilleurs et chasseurs, mais aussi de l’éthologie des primates et d’autres espèces animales… pourquoi cela aurait-il quelqu’importance pour l’orientation de la société d’aujourd’hui ?

Les solides arguments avancés par Sarah Hrdy ramènent à leur juste dimension les prétentions de certains politiciens, anthropologues ou autres savants prompts à définir la « nature humaine » et en particulier la place et le rôle des femmes dans les sociétés humaines. Le sous-titre du volume : l’origine évolutionniste de la compréhension mutuelle (the evolutionary origins of mutual understanding) donne une idée de la largeur de vue déployée par l’auteure. Continuer la lecture de « de mères et d’autres »