Gilles en vrac… depuis 2002

extraits de Latour

En lisant ce livre j’ai eu le goût d’essayer le module de dictée inclu dans le système d’opération de Apple… en général j’ai été impressionné !

Extraits de Changer la société, refaire la sociologie, une introduction à la théorie de l’acteur-réseau, par Bruno Latour.

« Dans des situations où les innovations abondent, quand les frontières du groupe sont incertaines, quand la gamme d’entités qu’il faut prendre en considération devient fluctuante, la sociologie du social n’est plus capable de tracer les nouvelles associations d’acteur. p. 19

La dispersion, la destruction et la déconstruction ne sont pas des objectifs à atteindre, mais précisément ce qu’il s’agit de dépasser. Il est plus beaucoup important d’identifier les nouvelles institutions, les nouvelles procédures, les nouveaux concepts capables de collecter et reconnecter le social.  p. 22

[ La sociologie de l’acteur-réseau évite de fonder ses analyses sur des listes et catégories d’acteurs, de méthodes, de domaines déjà établis comme faisant parti du monde social, pour se définir à partir de 5 niveaux d’incertitudes quant à la nature des éléments constituants de ce monde : ]

  1. sur la nature des regroupements : il existe de nombreuses manières contradictoires d’assigner une identité aux acteurs
  2. sur la nature des actions : dès qu’on suit un cours d’action donné, un vaste éventail d’êtres font irruption pour en transformer les objectifs initiaux;
  3. sur la nature des objets : il semble que la liste des entités qui participent aux interactions sociales soit beaucoup plus ouverte qu’on ne l’admet généralement ;
  4. sur la nature des faits établis : les controverses se multiplient sur la nature des sciences naturelles et leurs liens de plus en plus étranges avec le reste de la société ;
  5. et, finalement, sur le type d’études conduites sous l’étiquette d’une science du social, dans la mesure où on ne voit jamais très clairement en quoi les sciences sociales seraient empiriques. 34

La sociologie de l’acteur-réseau prétend être mieux en mesure de trouver de l’ordre après avoir laissé les acteurs déployer toute la gamme des controverses dans lesquelles ils se trouvent plongés. (…) La tâche de définition et de mise en ordre du social doit être laissée aux acteurs eux-mêmes au lieu d’être accaparée par l’enquêteur. 36

La plupart des difficultés auxquelles se heurtent le développement de nos disciplines tiennent à un refus d’être trop théorique et à une tentative déplacée de s’accrocher au bon sens, mêlée à un désir prématuré d’engagement politique. La pire solution serait de tenter un compromis entre ces deux positions, dans la mesure où les controverses ne sont pas seulement des nuisances qu’il s’agirait de tenir à l’écart, mais ce qui permet au social de s’établir et aux différentes sciences sociales de contribuer à sa construction. 38 — G. souligne

Première source d’incertitudes — Pas de groupes, mais des regroupements

La sociologie critique, elle, n’hésite pas à parler à la place des acteurs rendus muets par définition. (…) Si je devais proposer un contrôle qualité pour décider si une description de type acteur-réseau est bonne ou mauvaise, il suffirait de nous demander si elle permet aux concepts des acteurs d’être plus forts que ceux des analystes ou si, au contraire, c’est l’analyste qui fait tout le travail. 45

Notre but n’est pas de stabiliser le social à la place des acteurs qu’elle étudie mais de laisser les acteurs, au contraire, faire le travail de composition du social à notre place. 46

Bien que les groupes semblent tenir par eux-mêmes, la sociologie de l’acteur-réseau n’en considère  aucun sans son cortège de faiseurs de groupes, de porte-parole et de préposés à la cohésion. 48

La délimitation des groupes n’est pas seulement l’une des choses qui occupent les sociologues : c’est aussi l’une des tâches auxquelles les acteurs se livrent constamment, les acteurs faisant de la sociologie pour les sociologues, les sociologues apprenant des acteurs ce qui constitue leurs associations. 49

Loin d’être une denrée stable et certaine, le social n’est qu’une étincelle occasionnelle produite par le glissement, le choc, le léger déplacement d’autres phénomènes, non sociaux. 55

Si l’on n’a pas reconnu plus tôt la parité foncière entre les acteurs et les sociologues engagés dans des controverses portant sur les groupes, c’est que la sociologie à été trop tôt engagée dans une entreprise d’ingénierie sociale. Dès le début, il y a eu une sorte de confusion des étapes : en décidant que leur travail consistait à définir la composition du monde social les sociologues du milieu du XIXe siècle au repris à leur compte les tâches de la politique. Si celle-ci se définit, comme nous verrons plus tard, comme la composition progressive du monde commun, certains sociologues, lassés par la période révolutionnaire, ont trouvé une façon de court-circuiter ce processus de composition lent et difficile, et décidé de décréter eux-mêmes quels étaient les unités sociales les plus pertinentes. Le plus simple était évidemment pour eux de se débarrasser des définitions les plus extravagantes et les plus imprévisibles que les acteurs proposaient de leur propre « contexte social ». Les penseurs de la société ont ainsi commencé à jouer les législateurs, fortement encouragés dans leur entreprise par l’État, engagé au même moment dans un processus brutal de modernisation. Le pire c’est que ce geste de législation pouvait passer pour une preuve de créativité scientifique, dans la mesure où, depuis Kant, les scientifiques se croient autorisés à « construire leur propre objet ». Pour toutes ces raisons, les acteurs humains ont ainsi été réduits au rôle de simples informateurs se contentant de répondre aux questions du sociologue juge, ce qui était censé produire une discipline aussi scientifique que la chimie ou la physique. Sans cette périlleuse obligation de jouer un rôle politique, les sociologues n’auraient jamais osé limiter la première source d’incertitude en se coupant du travail explicite et réflexif effectué par les ethnométhodes des acteurs eux-mêmes. Dans la mesure où ils devaient s’intéresser aux cultures prémodernes et où ils n’étaient pas autant tenus d’imiter les sciences naturelles, les anthropologues ont été plus chanceux et laissèrent les acteurs déployer un monde beaucoup plus riche – au prix, il est vrai, d’une notion de représentation quelque peu condescendante. A bien des égards, la sociologie de l’acteur-réseau n’est qu’une tentative pour permettre aux membres des sociétés contemporaines de se définir en bénéficiant de toute la latitude offerte par les ethnologues. Si, comme je le prétends, « nous n’avons jamais été modernes », la sociologie pourrait finalement devenir aussi fine que l’anthropologie. 61-62

Deuxième source d’incertitude — Débordés par l’action

L’action n’est pas transparente, rien ne se fait sous le plein contrôle de la conscience. C’est bien cette vénérable source d’incertitude que nous avions voulu raviver à travers l’expression bizarre d’acteur-réseau : l’action croise, noue, fusionne des sources inattendues qu’il faut apprendre à lentement démêler. 64

L’action doit rester une surprise, une médiation, un événement. C’est pour cette raison qu’ils nous font commencer, encore une fois, dont par les « déterminations de l’action par la société », les « capacités de calcul des individus », ou le « pouvoir de l’inconscient » comme nous le ferions d’ordinaire, mais par le caractère sous-déterminé de l’action, par les incertitudes et les controverses portant sur « qui » agit lorsque nous » agissons — sans pouvoir décider si cette sourvce d’incertitude tient à L’observateur ou à l’acteur.  66

Si l’on dit que l’acteur est un acteur-réseau, c’est d’abord pour souligner à quel point l’origine de l’action des source d’incertitude. 67

Non pas que les acteurs savent ce qu’il font et que les sociologues ne le savent pas, mais parce que les uns comme les autres doivent rester surpris assez longtemps par l’identité des participants au déroulement de toute action s’ils entendent les assembler à nouveau. (…)

À l’inverse de sociologues ordinaires, c’est parce que le social n’est pas encore constitué ou parce qu’il convient de le réassembler que les sociologues des associations doivent s’attacher à suivre toutes les traces des hésitations que ressentent les acteurs eux-mêmes quant aux « pulsions » qui les font agir. 68

Pour pratiquer la sociologie de l’association, il faut avoir le courage de ne pas remplacer une expression inconnue par un terme répertorié. 69

Ce qu’il faut entendre par une enquête, n’est-ce pas précisément le fait d’être touché, ému, c’est-à-dire, comme le dit l’étymologie, mis en mouvement par les informateurs ? 70

[Les attributs de la description d’un cours d’action donné :] a) les formes d’existence sont définies par des comptes rendus; b) elles reçoivent une figuration particulière; c) elles s’opposent à d’autres formes concurrentes; d) enfin elles s’accompagnent d’une théorie explicite de l’action.

(…) si on fait mention d’une force, il faut rendre compte de son action et, pour ce faire, il faut spécifier plus ou moins la nature des épreuves et celle des traces observables qu’elles ont laissées — ce qui ne veut pas dire qu’il faut se limiter aux actes de langage, la parole n’étant que l’un des nombreux comportements capables de produire un compte-rendu, et l’un des moins fréquents. 76

Ce n’est que par la fréquentation assidue de la littérature et des analyses littéraires que les sociologues des associations pourront devenir moins raides, moins guindés lorsqu’ils doivent retracer les aventures des étranges personnages qui viennent peupler le monde social. C’est grâce à elle qu’ils pourront faire preuve d’autant d’inventivité linguistique que les acteurs qu’ils s’efforcent de suivre – d’autant que les acteurs lisent aussi beaucoup de romans et regardent souvent la télé, apprenant ainsi comment rendre compte de leurs actions ! 80

Ou bien nous décidons de suivre les analystes, qui ne disposent que d’une seule métaphysique pleinement développée, ou bien nous décidons de « suivre les acteurs eux-mêmes », qui en ont plus d’une à leur disposition. On ne parvient pas au concret en privilégiant une figuration plutôt que d’autres à la place des acteurs, mais en s’efforçant d’augmenter dans les comptes rendus que nous donnons de leur action la part relative que les médiateurs occupent par rapport aux intermédiaires. C’est à cette proportion, au fond, que l’on reconnaîtra toujours une bonne étude de sociologie de l’acteur réseau. 89

Troisième source d’incertitude — Quelle action pour quels objets ?

Les inégalités pèsent d’un poids aussi énorme que celui des pyramides (…) Ignorer le poids des inégalités sociales serait aussi grotesque que de nier l’influence de la pesanteur. 91

Pour la sociologie de l’acteur réseau la définition du terme social est différente : il ne désigne pas un domaine de la réalité ou un objet particulier, mais il se réfère à un mouvement, un déplacement, une transformation, une traduction, un enrôlement. Il s’agit d’une association entre des entités qu’on ne peut aucunement dire sociales au sens ordinaire du terme, excepté durant le bref instant au cours duquel elle sont redistribuées. 93

La distinction apparemment raisonnable entre le matériel et le social devient précisément ce qui  brouille l’enquête visant à déterminer comment une action collective est possible. À condition évidemment que par « collective » nous entendions non pas une action effectuée par des forces sociales homogènes, mais au contraire une action rassemblant différents types de forces qui sont associées précisément parce que son différentes. 107

Cet intérêt pour l’objet n’a rien à voir avec un privilège donné à la matière « objective », par opposition au caractère « subjectif » du langage, des symboles, des valeurs ou des sentiments. (…) la matière chère à la plupart de ceux qui s’autoproclament matérialistes n’a pas grand chose à voir avec le type de force, de causalité, d’efficacité et d’obstination propre aux actants non humains : elle n’est qu’une interprétation politisée de la causalité. 109

En explorant les nouvelles associations qui composent le social, nous devons accepter deux exigences contradictoires : d’une part nous ne voulons pas d’un sociologue qui se limite aux liens sociaux ; d’autre part nous ne demandons pas à l’enquêteur de devenir un technicien spécialisé. Une solution consiste à s’en tenir à la nouvelle définition du social comme fluide devient visible seulement lorsque de nouvelles associations sont fabriquées. Tel est le « terrain » propre de la sociologie de l’acteur-réseau, même s’il ne s’agit pas d’un domaine particulier, mais plutôt de moments brefs, de changement de phase, qui peuvent se produire à tout moment n’importe où. 113

Si les explications sociales risquent de cacher ce qu’ils prétendent pourtant révéler, c’est dans la mesure où elles demeurent trop souvent « sans objet ». Les sociologues se limitent trop souvent à un monde social dénué de dispositifs techniques, même si, comme chacun d’entre nous, ils peuvent rester surpris par la côtoiement constant, l’intimité continuelle, la contiguïté profonde, la relation passionnelle, les attachements multiples qui ont lié les primates aux objets depuis plusieurs millions d’années. Notre sociologie prétend simplement prendre en compte cette évidence quotidienne afin d’expliquer le pouvoir et la domination au lieu de s’en servir pour expliquer d’autres phénomènes sans avoir compris de quel poids de choses il fallait d’abord les composer. C’est pourquoi, pour définir la qualité de compte rendu de type acteur-réseau, il nous faudra vérifier très scrupuleusement si le pouvoir et la domination sont expliqués par la multiplicité d’objets placés au centre de l’analyse est transportés par des vecteurs qui devront être empiriquement visibles – et nous ne nous satisferons pas d’une version qui ferait du pouvoir et de la domination eux-mêmes le mystérieux conteneur où logerait ce qui met en mouvement les participants. 118-119

À l’écheveau de moyens visibles et modifiables mis en œuvre pour produire du pouvoir, la sociologie, et en particulier la sociologie critique, a trop souvent substitué un monde invisible, immobiles et homogène du pouvoir en soi. (…) L’accusation d’avoir oublié les relations de pouvoir et les inégalités sociales, ce n’est pas contre la sociologie de l’acteur réseau qui faut la porter, mais bien plutôt contre la sociologie du social. Si nous souhaitons retrouver cette intuition vénérable et justifiée des sciences sociales – le pouvoir est inégalement distribué –, il nous faut aussi expliquer comment,et par quels moyens inattendus, la domination est devenue si efficace, par quel véhicules elle continue de se transporter. C’est en effet la seule façon de pouvoir lutter contre elle. 123

Quatrième source d’incertitude — Des faits indiscutables aux faits disputés

Pas de groupe, mais des regroupements continuels ; pas d’acteur, mais des formes d’existence qui le font agir et dont on comprend mal l’origine et la force ; pas d’interaction face à face, mais de longues chaînes de médiations à travers des objets de toute nature dont la présence passe brusquement du visible à l’invisible : telles sont les trois premières sources d’incertitude sur lesquelles il nous faut nous appuyer pour suivre le fluide social à travers ses formes toujours changeantes et provisoires. 125

Note : je n’ai pas poussé plus loin ma lecture à haute voix. On peut aussi trouver sur la toile l’introduction au complet (pdf) de ce livre.

Commentaires

Une réponse à “extraits de Latour”

Qu'en pensez vous ?