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nous définir contre « eux »

Chantal Mouffe critique la « démocratie délibérative » (en référence à Habermas) comme masquant la dimension conflictuelle du politique et la dénonce comme porteuse d’une illusion consensuelle (L’illusion du consensus) qui sert d’abord les intérêts néo-libéraux : comme si tous les intérêts pouvaient être servis par une approche pluraliste inclusive et les conflits résolus par la seule délibération rationnelle. Pourtant « les questions proprement politiques impliquent toujours des décisions qui exigent de faire un choix entre des alternatives qui sont indécidables d’un point de vue strictement rationnel » (Politique et agonisme,  Chantal Mouffe, 2010). Autrement dit il faut choisir son camp, et mener une lutte pour en imposer les règles.

Sa référence à Gramsci et son concept d’hégémonie me semble bien adaptée à l’obligation de changement de paradigme devant laquelle nos sociétés se trouvent. Nous devrons  changer profondément nos manières et valeurs, alors que les forces populaires semblent plus que jamais divisées en un patchwork de luttes, réseaux et communautés intentionnelles. Chantal Mouffe insiste sur l’importance du conflit comme élément constitutif du politique, créateur d’un « nous » qui se définit contre un « eux », sans lequel il n’y a pas de démocratie véritable.

Le rationalisme performant du néolibéralisme s’accommode bien d’une approche inclusive de tous les acteurs sous le grand chapiteau d’un démocratisme libéral ou délibératif. Pourtant, il n’y aura pas de décision, d’action significative, suffisamment puissante pour changer le cours de choses sans l’identification d’adversaires, sans l’opposition entre des systèmes de valeurs,  formant programmes ou plus, des projets hégémoniques et contre-hégémoniques.

Cette nouvelle culture hégémonique, la seule apte à transformer en profondeur les habitus et manières, institutions et marchés qui ont façonné jusqu’ici nos sociétés, sera le produit de moments instituants, de négociations historiques entre différentes portions, différents mouvements sociaux porteurs de valeurs particulières ou sectorielles ou régionales. Des valeurs jugées équivalentes ou complémentaires et valant pour cela d’être inclues au programme collectif.

Mais on ne passe pas d’une culture de la diversité et de l’éclatement, du repli identitaire, localiste ou  xénophobe  à un cosmopolitisme solidaire en prenant une décision à majorité, qu’elle soit simple ou absolue. Ce sont des processus qui permettront d’établir la confiance entre partenaires et parties. Une confiance qui devra aussi s’étendre aux adversaires s’ils acceptent, au delà des oppositions et conflits, de préserver les règles et un espace démocratique communs.  Des processus portés, pratiqués par des collectivités, des organisations. Des fils réunis en faisceau qui seront tissés en toiles humaines ou tissus urbains pour former la culture d’une nouvelle société plus juste parce que plus durable et plus durable parce que plus juste.

Liberty Leading the People. 1830. Oil on canvas, 260 x 325 cm.

Mouffe semble certaine qu’on peut aller très loin dans le cadre de la démocratie libérale, pourvu qu’on respecte, de part et d’autre, certaines règles de base. Mais justement, qu’arrive-t-il lorsque l’une des partie ne respecte pas ces principes fondamentaux? Comment résister à la tentation de la réplique? Parce qu’on aura pris le « chemin haut »,  celui des principes ? Mais celui qui n’a pas de principe ou plutôt peu de respect pour les autres, la démocratie… sous prétexte que « les autres » sont moins travaillant, moins performant que soi…  Celui-là possède souvent plus de moyens, plus de richesse pour imposer le respect de ses propres intérêts, pour tirer avec profit son épingle du jeu. Ceux qui pratiquent l’évasion doivent être punis, car ils profitent d’un système sans en soutenir les coûts. En général les gens sont assez favorables à de telles règles.

Nous devrons faire plus que changer de gouvernement, nous devrons changer de mode de vie. Il y a urgence en la demeure. Il faut « sauver la maison commune » disait le pape François dans son encyclique Laudato Si. Les mots nous manquent pour dire cette urgence après l’ajout répété de nouveaux superlatifs à chaque rapport produit par les scientifiques du climat, entre autres. Il s’agit d’un changement radical et non pas incrémental.

[L]a révolution politique s’accomplit en fournissant à des groupes sociaux dont les intérêts de classe diffèrent, voire divergent, des référents et une grammaire émancipateurs communs. (…) C’est la notion de « chaîne équivalentielle » qui constitue le pilier de cette théorie générale du politique : celle-ci permet de traduire un ensemble de demandes particulières éparses en une revendication politique universalisable aspirant au statut d’hégémonie » (Tirés de Vers une logique générale du politique: identités, subjectivations et émancipations chez Laclau, par Frederico Tarragoni.

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Nous devons définir ce « nous » en décrétant une limite, une frontière entre nous et « eux », c’est ce que Laclau et Mouffe défendent, proposent comme la seule manière de définir un acteur collectif, un peuple. Mais comment ne pas tomber dans la vulgate populiste, qui séduit le peuple en feignant s’opposer aux élites ? Comme si ces milliardaires autour de Trump pouvaient faire parti du peuple ! Finalement c’est la lutte contre les « bureaucrates de Washington » qui réunit cette clique. Par bureaucratie ils entendent l’intervention publique, la responsabilité collective, dénoncée afin de laisser encore plus de place à la liberté pure du capital et l’irresponsabilité individuelle.


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