société civile, espace public et… champignons

« La solution n’est pas d’inventer une nouvelle institution alors que les institutions se sont vidées depuis longtemps faute de société civile active »

Bruno Latour

Cette affirmation de Latour, dans le cadre d’une entrevue du magazine Reporterre, aura été l’impétusqu’il me fallait pour commencer ce billet. Cette affirmation et quelques autres du même genre : « [L]ʼÉtat aujourd’hui est totalement incapable d’anticiper ce quʼil faut faire pour passer du système de production visant le développement à lʼinfini, à un système qui suppose de pouvoir durer sur un territoire viable. » Ou celle-ci, encore plus forte : « [S]avoir si l’on va pouvoir se servir de la crise pour que la société civile s’empare de la situation et plus tard parvienne à «recharger»l’État avec ses nouvelles tâches et de nouvelles pratiques ».

Le phénomène des gilets jaunes en France est le prétexte de l’entrevue, fil jaune qui oriente les questions de l’interviewer alors que les réponses de Latour débordent largement ce phénomène pour poser la question de l’atterrissage de l’humanité, le retour sur terre des humains qui s’étaient envolés grâce à un mode de production insoutenable. (Voir Où atterrir ?) C’est moins à Mai 68 qu’il faut comparer les gilets jaunes qu’aux « cahiers de doléances » du mois d’août 1789. Les protestataires d’aujourd’hui devraient s’inspirer de ces cahiers, dit-il, (voir en annexe de l’article  les cahiers de Niort et de Travers), pour formuler des revendications qui soient moins générales que « faisons payer les riches » et une position qui soit moins attentiste à l’endroit de l’État.

J’ai aussi ce sentiment, devant l’urgence et l’ampleur de la Transition nécessaire, que la solution ne peut venir d’en haut. Non pas qu’il ne faudra pas en venir à un plan, à des programmes établis et financés… mais parce que ce plan exigera de chacun de tels engagements et changements qu’il serait contreproductif de vouloir les imposer du dehors ou d’en haut. Il faudra que ces changements viennent du dedans. Ou des voisins, des pairs… de là l’importance de cette société civile, et des organisations de la société civile (OSC). Comme disait Latour :

La transformation de la société, de son infrastructure matérielle, est une entreprise tellement colossale que ce n’est pas quelque chose à demander à l’État, ou au président.

Cependant, valoriser la société civile à l’encontre ou en dénigrant les pouvoirs publics, IMG_0804.png
c’est une orientation, un point de vue déjà présent chez Hayek, le maître à penser de nos gouvernements néolibéraux depuis 35-40 ans. Jean-Louis Laville le rappelle bien dans Civil Society, the Third Sector and Social Enterprise : Governance and Democracy (1) (pages 146-149, 160) et dans Associations et Action publique (2) (pages 551-557, 582, 600). Hayek préfère les mécanismes du marché, de l’agrégation des choix individuels aux mécanismes de la délibération et de l’action collective. Il met en valeur les OSC parce que ça coute moins cher, c’est plus souple, et qu’on les contrôle plus facilement que des programmes et institutions publiques. Laville et Salmon, en s’appuyant sur Habermas, Ostrom, Polanyi et Mauss, montrent que ces OSC peuvent se définir autrement que comme de simples producteurs de services moins chers, et plutôt comme des participantsà la création d’espaces publics, capables d’une action publique qui déborde les formes traditionnelles de l’action politique.

Espace public et économie

Nancy Frasercritique Habermas quand il rejette l’économie hors de la sphère publique. « La rhétorique de l’économie privée exclut certains sujets et intérêts du débat public en les plaçant dans une logique économiste, en considérant qu’ils sont déterminés par les impératifs impersonnels du marché ou qu’ils relèvent des prérogatives de la propriété “privée”, ou encore qu’ils constituent des problèmes techniques pour les managers et les planificateurs. » (3) Toujours citée par Laville (2), Fraser montre le « caractère inadmissible, du point de vue féministe, de la position habermassienne rapportant l’économie et l’État aux systèmes, l’espace public et la famille aux mondes vécus. » (4).

« [P]ar rapport à Habermas qui s’insurge contre la technicisation des débats économiques les soustrayant à la discussion publique, Fraser (5) fait un pas de plus en identifiant la portée des formes économiques alternatives. Comme elle le note ‘ leur mise en débat dans l’espace public n’est pas séparée de ces pratiques mises en œuvre par les personnes concernées. Des activités sont organisées autour de biens communs comme l’eau, la santé sans qu’elles soient dissociables des espaces publics où elles sont abordées ‘. » (Association et Action publique, p. 597).

Il faut inclure l’économie dans l’espace public, non pas l’économie de marché (ou pas seulement) mais l’économie substantive, cette « autre acception de l’économie, qui insiste sur les interdépendances entre les êtres humains et avec les milieux naturels. Cette seconde définition substantive repose sur une anthropologie économique, qui fait alors apparaître des principes de comportements différents du marché, la redistribution où une autorité centrale a la responsabilité de répartir les richesses, la réciprocité qui correspond à la relation établie entre des groupes ou des personnes grâce à des prestations prenant sens par le lien social dont elles attestent, l’administration domestique structurant la production et le partage en vue de la satisfaction des besoins des membres de la famille. » (6)

Cette inclusion, ce réencastrement de l’économie dans la société prend une nouvelle dimension lorsqu’on veut tenir compte non seulement des besoins humains mais aussi des équilibres et besoins d’autres espèces vivantes et ressources de nos environnements. Latour, dans l’entrevue déjà citée : « Il faut refaire maintenant, avec la question écologique, le même travail de réinscription dans les liens et les attachements que le marxisme a fait à partir de la fin du XIXe siècle. Sachant que les êtres auxquels on est relié pour subsister, ce ne sont plus les êtres dans la chaîne de production ou dans les mines de charbon, mais tous les êtres anciennement « de la nature ». Et que c’est beaucoup plus compliqué, et donc, c’est mon argument, beaucoup plus nécessaire. »

Anthropologie et champignons

MatsutakeC’est à une telle lecture des attachements et liens interespèces, associée à une approche d’anthropologie économique que Anna Tsing se livre avec Le champignon de la fin du monde(7). Et, non, il ne s’agit pas du champignon atomique.

Il s’agit des champignons matsutake, qui ont la particularité de pousser sur les ruines, dans les forêts détruites. Aussi, l’auteure ira à la rencontre des cueilleurs de l’Oregon, vétérans des guerres américaines ou immigrants sans-papiers, qui vendent chaque soir les fruits de leur cueillette. Sur les ruines des forêts de grands pins Ponderosa, elle étudie comment sont organisés, souvent sur des bases ethniques et culturelles, les échanges d’un produit de luxe, le matsutake, qui se retrouvera finalement dans les épiceries fines japonaises. Son enquête l’amènera en Finlande, au Japon, en Chine, où l’on retrouve chaque fois la destruction d’une ancienne forêt et les conditions précaires de cueilleurs à la recherche d’un champignon qui pousse en relation symbiotique avec les premiers arbres (pins, le plus souvent) qui repoussent sur les ruines. C’est une saga interespèces où s’insèrent une leçon d’économie politique sur la chaine d’approvisionnement dans différents pays et une introduction à la mycologie où sont exposées les relations interrègnes de dépendance entre le monde végétal et celui des champignons.

 

En conclusion : s’il faut inclure l’économie dans nos débats et concertations, dans nos espaces publics, il faut la saisir dans toutes ses formes (marché, redistribution-services publics, réciprocité-coopération, domestique). La réintégration devenue nécessaire des « externalités » (pollutions, rejets divers, effets sur la nature et la société) dans le calcul des coûts-bénéfices ne pourra se résoudre que par la délibération des parties prenantes. Mais comment tenir compte, faire participer les espèces non-humaines à ces délibérations autour de communs à préserver ? C’est à une question semblable que Lionel Maurel tente de répondre dans une série d’articles sur son blogue S.I.Lex :

Bonne lecture !


(1) Jean-Louis Laville, Dennis Young, et Philippe Eynaud, éditeurs, Civil Society, the Third Sector and Social Enterprise : Governance and Democracy, Routledge, 2015
(2) Jean-Louis Laville et Anne Salmon, dir, Associations et Action publique, Desclée de Brouwer, 2015
(3) Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et distribution, Paris, La Découverte, 2005
(4) Nancy Fraser, Le féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néo-libérale, Paris, La Découverte, 2013
(5) Madeleine HersentJean-Louis Laville et Magali Saussey, entretien avec Nancy Fraser, Revue française de socio-économie, n ° 15, 2015
(6) Jean-Louis Laville, Pleyers, Bucolo, Coraggio, dir., Mouvements sociaux et économie solidaire, page 10, 2017
(7) Anna Lowenhaupt Tsing , Le champignon de la fin du monde, 2017

 

Articles suggérés : 

 

politique et société

Nous avons 25 ans pour réaliser une radicale transition écologique et économique, répétait Benoît Lévesque à sa conférence d’ouverture du colloque qui se tenait hier dans le cadre du 84e congrès de l’ACFAS sur les transferts de connaissance (#ACFASC30 @ACFAS2016). Une transition qui se fera avec ou sans nous, sur laquelle nous aurons, ou pas, du contrôle.

On peut certainement ajouter que cette Transition se devra aussi d’être politique, et culturelle. Sûr qu’on ne peut tout faire en même temps (comme disait encore Benoît), et que nous devrons travailler avec les forces, les ressources en place. Mais comme ces ressources ont été chambardées récemment, autant profiter de l’occasion pour se doter de nouvelles structures en fonction des nouveaux défis.

C’est peut-être mettre beaucoup de pression sur les fameux « gouvernements de proximité ». Mais a-t-on vraiment le choix ? Nous avons 25 ans pour penser, planifier, réaliser et déployer une transformation de nos modes de production-consommation et passer d’un paradigme extractiviste à court terme à une gestion à long terme basée sur l’entretien des capacités de renouvellement de la planète.

Évidemment ces gouvernements de proximité ne porteront pas seuls le poids et les choix des transformations structurelles de nos sociétés. Mais parce qu’ils viennent remplacer, réinventer les liens entre société civile et politique, entre le développement économique et le vivre ensemble, la création de ces nouveaux espaces publics ouvre la possibilité d’une réflexion et d’une mobilisation profondes.

Certains espaces publics régionaux (CRÉ, CLD, forum jeunesse) ont été dissous alors que d’autres sont maintenus ou développés (CI-U-SSS, CAR). Certaines institutions locales (CLSC, CDC) ont été fusionnées-démentelées et ont perdu des capacités d’ancrage et de mobilisation des communautés. Le report sur les MRC, avec la moitié des ressources à la clé, de mandats auparavant discutés régionalement risque d’avoir un effet centralisateur assujettissant les programmes et actions à des cadres plus directifs et étroits en provenance des ministères. À moins que les acteurs des sociétés civile, politique et économique ne s’organisent pour réfléchir, influencer les décideurs locaux, et appuyer le maintien d’une autonomie, d’une capacité locale instituante. Une capacité locale qui se manifestera peut-être d’abord par sa compétence à se concerter régionalement, nationalement.

Parmi les questions de recherche ouvertes par les transformations en cours, la relation entre les professionnels chargés de porter, administrer les programmes publics et les élus responsables devrait être étudiée. À quelles conditions cette relation permettra-t-elle de maintenir une souplesse garante de la qualité de l’intervention publique ? Comment des élus « à temps partiel », dans les petites et moyennes municipalités, apprendront-tils à transiger avec des ressources professionnelles encadrées par des programmes venus d’en haut pas toujours adaptés ?

Le rôle que les organisateurs de CLSC ont pu jouer, alors que les ressources telles les CLD, CDEC, CDC et autres projets d’économie sociale n’existaient pas encore, marqué par l’expérimentation, l’innovation et la contestation des programmes publics inadéquats ou inexistants, ce rôle était sans doute facilité par l’autonomie très grande et la légitimité politique acquise à leur institution de rattachement (CLSC) par l’électivité d’un conseil d’administration où les citoyens occupaient une grande place. Alors que ces institutions locales ont été par deux fois amalgamées au cours des 10 dernières années, elles ont perdu cette qualité d’autonomie et d’espace public local. Mais les professionnels du développement des communautés n’avaient pas pour mandat de défendre une structure institutionnelle particulière. Les structures institutionnelles ont été changées mais les communautés restent. Il faut continuer de travailler, dans un nouveau contexte, à outiller et soutenir les leaders locaux, de la société civile ou politique, mais aussi – Transition oblige – de la société économique.((Le concept de société civile incluait à l’origine les acteurs du monde économique mais la puissance acquise par ces derniers ou plutôt la puissances des structures et réseaux dans lesquels ils doivent s’insérer ont amené la société civile à se déployer avec un appui du politique plutôt que de l’économique.))

Les pôles régionaux d’économie sociale de même que certains centres de recherche ou de transfert de savoirs collaboratifs (CRISES, ARIMA, CACIS, CCROC, TIESS… mais aussi quelques CCTT, ces centre de transfert collégiaux découverts à l’ACFAS ) seront peut-être à même de stimuler, orienter les instances publiques résiduelles. Il faudra aussi compter sur ce que Bourque et Lachapelle ont appelé les ICDC((Dans L’organisation communautaire en CSSS, 2010)), des infrastructures communautaires de développement des communautés. La partie « milieu » ne peut être limitée, circonscrite au seul pôle d’économie sociale. Il faudra à ces ICDC un soutien audacieux de la part des fondations philanthropiques, dans l’esprit de ce que proposait Anne Kubisch dans 20 ans d’initiatives de revitalisation au sein de 48 collectivités : « Les fondations sont susceptibles de fournir le financement le plus souple pour les activités liées au développement des capacités d’agir du milieu, tandis que le financement public est susceptible de se limiter à des activités sectorielles. » (p. 96)

Aussi extraits de ce texte, traduit et mis à disposition par Dynamo (ici le pdf complet).

La fonction de bâtir et d’entretenir les liens entre les acteurs locaux et entre la collectivité et les acteurs externes, notamment les entreprises et les organismes publics, doit être mise en évidence et rehaussée comme composante clé de l’action locale. […]

L’action locale ne peut pas à elle seule stimuler les réformes systémiques qui permettent aux résidents de quartiers à faible revenu d’avoir accès à des structures susceptibles d’améliorer leurs conditions de vie. Le domaine doit se doter des moyens de travailler à ces deux niveaux, soit à l’interne et à l’externe. […]

[L]es stratégies visant des réformes politiques plus vastes qui sont axées sur l’affectation des ressources et la réforme des structures qui reproduisent l’iniquité aux États-Unis doivent être activées à une échelle supérieure au palier local.


Ont nourri ma réflexion ces derniers temps :

Ici le programme détaillé du colloque Austérité ou virage de l’État? Réseaux locaux d’action collective face aux transformations institutionnelles.

garder les portes ouvertes

Article d’abord publié sur Nous.blogue 

Samedi dernier avait lieu à Québec Action climat : une manifestation de volonté populaire, démocratique, de la société civile.

Les sociétés démocratiques ont vu croître l’influence et la participation d’organisations diverses, plus ou moins indépendantes des partis politiques et des États.

Les représentants du pouvoir traditionnel (élus, hauts fonctionnaires, forces de l’ordre) ont plus ou moins apprécié l’émergence de ces nouveaux acteurs – et adapté leurs comportements en conséquence. La capacité d’influence des diverses organisations de la société civile sur les affaires de l’État a rendu le job des élus plus complexe. Le clientélisme traditionnel était remplacé par l’animation d’espaces démocratiques de discussion.

Je me rappelle lorsque Louise Harel ((une page qui n’est pas tout à fait à jour : Mme Harel n’est plus chef de l’opposition à Montréal)) est arrivée dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve à titre de députée provinciale du Parti Québécois, en 1981. Le quartier avait connu nombre d’élus qui entretenaient de bonnes relations avec les organisations communautaires du milieu. Mais jusque là tous avaient maintenu une relation traditionnelle où les représentants des organisations et associations rencontraient leur député en privé, un à un, pour présenter et déposer leur demande de soutien. Mme Harel décida de réunir tout le monde autour d’une table – rendant publique et interactive ce qui se faisait auparavant derrière des portes closes.

Il ne faut pas voir dans ce geste plus de sens qu’il n’en a : le quartier avait déjà une bonne habitude de concertation – et les budgets discrétionnaires dont il était question lors de ces rencontres étaient plutôt limités. Tout de même, ce geste de la nouvelle députée contribuait à ouvrir la discussion et à faire sortir les organisations sur la place publique plutôt que de se définir uniquement en regard de leur clientèle particulière. Mme Harel appréciait sans doute plus que d’autres politiciens ces échanges publics (et elle libérait ce faisant son agenda de dizaines de rencontres individuelles!).

Si je rappelle ces vieux souvenirs c’est pour mettre en perspective non seulement les changements de structure mais aussi les changements dans les compétences et les habiletés qui sont demandées aux élus (et aux organisations en général : il n’y a pas que les élus qui se retrouvaient sur la « place publique »). Cette capacité d’interagir publiquement, d’animer en quelque sorte la communauté n’était pas donnée à tous les élus…

Ce fut une décennie de chômage prolongé, de montée du discours néoconservateur avec Thatcher, Reagan puis Mulroney, où l’on affirmait avec force que l’État n’avait plus à se mêler d’économie… tout au plus pouvait-il préparer la main-d’œuvre : ce fut le « virage vers l’employabilité » des programmes fédéraux et provinciaux canadiens.

Mais le marché n’arrivait pas à intégrer tous ces jeunes qui accumulaient plus d’années de chômage que d’expérience. La nouvelle économie sociale permit de répondre à des besoins, économiques et sociaux, tout en sortant du modèle binaire « public ou privé ». On commençait à comprendre (Robert Putnam, Making Democracy Work : Civic Traditions in Modern Italy, 1994) que le développement économique n’était pas qu’une simple question d’investissement dans l’outillage et la formation. La vitalité du monde associatif et de la culture contribuait à rendre le développement économique possible.

Mais l’économie sociale, même solidaire, ne suffira pas à redresser le cap et assurer le virage important dont nous avons un urgent besoin. Certains imaginent un New Deal avec l’État social. Pour cela il nous faudra toucher et mobiliser une plus grande part de l’économie « traditionnelle ». Les PME de l’économie de marché ont une composante sociale méconnue qu’il s’agit de reconnaitre et soutenir plutôt que de la nier en amalgamant simplement marché et capitalisme. (L’entreprise du XXIe siècle sera sociale (ou ne sera pas)).

Si la disparition des CRÉ et le dépeçage des mandats des CLD ont mis à mal des réseaux et ressources élaborés « de peine et de misère » depuis 10 ans, que dis-je, depuis 30 ans, cela n’empêchera pas ces réseaux de se retisser, plus forts que jamais. D’autant plus forts que la mission « économie sociale », qui n’était pas toujours bien portée par les CLD, a été préservée et renforcée.

Il nous faudra apprendre à mieux travailler avec « le privé », tout comme il faudra lui apprendre à travailler avec nous. Il faudra aussi enseigner aux élus à ne pas avoir peur de la société civile, et éviter ainsi le repli confortable sur des relations clientélistes avec quelques acteurs forts, derrière des portes closes.

une société plus équilibrée

MintzbergRebalancing Society (PDF in extenso), tel est le titre du dernier ouvrage de Henry Mintzberg. Un petit bouquin de quelques 150 pages (disponible gratuitement sur le site de l’auteur – j’avais pour ma part acheté le livre avant de l’apprendre) défendant passionnément un rééquilibrage de nos modes de gestion et de l’orientation de nos sociétés. Nous devons passer d’un monde à deux pôles (gauche-droite, privé-public) vers un monde qui fait une place à un pôle « plural » (pluriel ?) que d’autres ont souvent nommé tiers-secteur, à but non lucratif ou de la société civile…

Nous sommes des êtres humains avant que d’être des ressources humaines et il faut promouvoir un « communityship » qui sache contrebalancer les formes individuelles privées de propriété (ownership) et celles, publiques, de la citoyenneté (citizenship) qui promeuvent toutes deux des formes par trop individuelles de leadership. « C’est sûr qu’un individu peut parfois faire la différence, mais n’est-ce pas souvent, aujourd’hui, pour le pire ?  » (p. 36 – ma traduction)

Ce secteur pluriel n’est pas une alternative, une troisième voie face au capitalisme ou au socialisme, mais un des trois vecteurs nécessaires pour toute société équilibrée. Il faut redonner à ce troisième secteur la place et le poids qui lui revienne, pour contrer une dérive, un déséquilibre qui a surtout favorisé le pôle privé, au point où celui-ci exerce une influence de plus en plus nocive sur les règles démocratiques.

Mintzberg en appelle à des mouvements offensifs (slingshot movements)  capables de batailler sur trois fronts : les pratiques destructives, les droits (entitlements) qui soutiennent de telles pratiques et les théories qui tentent de les justifier. [p. 53] Ces mouvements qui croissent « de l’intérieur » vers le haut et l’extérieur, prennent des formes multiples, allant de l’éducation à la biodiversité à la culture, aux droits de propriété et à la religion… devront trouver moyen de se consolider à l’échèle mondiale afin de « rééquilibrer ce monde ».

Responsible social movements and social initiatives, often carried out in local communities but also networked globally for collective impact, are the greatest hope we have for regaining balance in this troubled world. [p. 57]

Il faut s’attaquer au pouvoir (et aux droits) de lobbying des grandes corporations, à leur capacité grandissante d’influencer les élections; aux libertés qui permettent à la finance privée de manipuler les prix et les flux financiers au détriment des faibles et de l’avenir; à une philosophie de la croissance pour la croissance qui ressemble plus à un cancer qu’à une orientation à promouvoir. Il faut soutenir le secteur pluriel qui a montré sa valeur localement, par un financement, des infrastructures et ressources spécialisées afin qu’il puisse étendre son impact dans le monde.

Cette société à trois pôles (Engaging Democracy, Responsible Entreprise, Plural Inclusion) devra éviter les trois écueils du despotisme public, du capitalisme prédateur et du replis populiste, ce qu’il appelle les écueils du Crude, Crass and Closed.

C’est un appel à « Toi, moi et nous devant ce monde boulversé ». C’est le titre de son dernier chapitre.  « The place to start confronting the exploiters of this world is in front of our own mirrors. Now ! »  Il nous rappelle à quel point il est facile de se trouver des excuses pour remettre à plus tard, repousser sur les autres les causes de notre propre apathie.

Il faut cesser d’émasculer les services publics, en réduisant les impôts pour ensuite rééquilibrer les budgets en coupant les budgets, prétendant que cela n’aura pas d’impact sur les services ! Il est beaucoup plus facile de mesurer les coûts que les bénéfices d’un programme. Les conséquences des coupures ne se font souvent sentir qu’à plus long terme.

Il a quelques bons mots pour dénoncer le New Public Management. C’est un euphémisme recouvrant de vieilles pratiques corporatives qui imposent aux services publics qui n’ont pu être privatisés de se comporter comme des entreprises privées : engagez-vous des leaders héroïques qui réorganiseront sans cesse, mesureront comme des fous et transformeront tous les processus. [Put heroic leaders in charge, reorganize constantly, measure like mad, and reengineer everything in sight – p. 82]

La plupart des activités prises en charge par le gouvernement le sont parce qu’elles ne peuvent être gérées comme des affaires (businesses).

C’est un petit livre que j’ai eu beaucoup de plaisir à lire, après m’être tapé le livre de chevet des économistes et technocrates qui nous dirigent : The Fourth Revolution : The Global Race to Reinvent the State. Après une histoire du développement de l’État (de Hobbes à Mills à Webb puis à Friedman), les auteurs critiquent l’époque Tatcher-Reagan pour n’avoir fait qu’une demi révolution. Ils ont coupé les taxes, mais pas assez les programmes et budgets. Il est facile de trouver des exemples de corporations et syndicats ayant abusé de leur position de négociation (et de la faiblesse des élus et leurs commettants) pour justifier ensuite la réduction du rôle de l’État à son minimum… Un chiffre à retenir : « In America almost half the people in the richest 1% are medical specialists ». Les conclusions qu’en tirent les auteurs : s’inspirer de ces médecins Indiens qui organisent les hôpitaux comme des usines afin de pratiquer les opérations à coeur ouvert à la chaine, vraiment. On dit bien qu’il faudrait que les médecins s’appuient plus sur des techniciens, des technologues moins coûteux… mais sans remettre en cause la place en haut de la pyramide aux spécialistes médicaux. Les hôpitaux transformés (encore plus) en usines et des « apps » pour signaler les nids-de-poule aux décideurs municipaux ! Un bel avenir nous attend…