Auteurs : Audrey Laurin-Lamothe, Frédéric Legault et Simon Tremblay-Pepin1Ces mêmes auteurs ont publié en 2023 chez Lux Éditeur : Construire l’économie postcapitaliste
Traduction de A Brief Sketch of Four Models of Democratic Economic Planning,
Un chapitre de Creative Construction – Democratic Planning in the 21st Century and Beyond, février 2025
Introduction
Sortir du capitalisme implique de trouver des alternatives souhaitables et fonctionnelles pour le remplacer. Bien que cela puisse sembler évident, seules quelques propositions ont été avancées sur la manière dont une société postcapitaliste pourrait fonctionner. Parmi ces propositions, la planification économique démocratique se distingue par ses tentatives de concilier la nécessité d’une coordination à grande échelle et la préservation de l’autonomie locale et de l’autodétermination. Notre objectif dans ce texte est de présenter ce que nous considérons comme les quatre principaux modèles de fonctionnement afin d’en donner un aperçu rapide à un large public. La présentation concise et structurée de ces quatre modèles de planification démocratique nous permettra également de les discuter et de les critiquer dans des écrits ultérieurs.1
Ce n’est pas un hasard si trois de ces modèles ont été publiés au tournant des années 1990. Cette période a été marquée par l’effondrement du régime soviétique et la fin de la guerre froide. La victoire idéologique du capitalisme a privé les pays occidentaux d’une grande partie de la légitimité de l’option socialiste. Ces modèles doivent donc être compris comme une réponse à l’échec de la planification centrale sous les « socialismes réellement existants » et de la coordination monopolistique du marché sous le capitalisme.
Examinons-les rapidement.
La négociation coordonnée de Devine et Adaman
En 1988, l’économiste anglais Pat Devine a publié Democracy and Economic Planning, dans lequel il présentait son modèle appelé « coordination négociée ». Plus tard, il a amélioré et discuté son projet dans des articles écrits avec l’économiste turc Fikret Adaman, qui est devenu son principal coauteur sur ce sujet. Deux principes fondamentaux sont institutionnellement inscrits dans la coordination négociée. Premièrement, elle vise à maximiser la participation de toutes les personnes concernées par un processus économique donné.
Deuxièmement, elle soutient une distinction entre les échanges marchands et les forces du marché.
Participation par la représentation
La coordination négociée rend possible la participation à différents niveaux de la société, et les décisions économiques importantes doivent être prises selon le principe de subsidiarité. La subsidiarité permet d’utiliser toutes les connaissances des acteurs sociaux afin que ceux qui sont proportionnellement concernés par les décisions les prennent en fonction de leurs préférences et de leurs intérêts (Devine, 2019, p. 58). Selon Devine, ce principe favorise l’activité économique locale et des circuits de production plus courts, réduisant ainsi les dommages écologiques (Devine, 2017, p. 43).
Devine conserve l’idée d’un gouvernement représentatif élu par le peuple et d’un pouvoir législatif exercé au sein d’une assemblée représentative, mais avec des partis politiques véritablement participatifs et un système électoral beaucoup plus démocratique (Devine, 1988, pp. 189-190, 212-213). L’équivalent des entreprises, qu’il appelle « unités de production », est détenu collectivement. Des représentants de quatre secteurs siègent au sein de l’organe décisionnel de chaque unité de production : l’intérêt général (commissions de planification nationales, régionales et locales et organes de coordination négociés) ; l’intérêt des consommateurs, des utilisateurs et des fournisseurs (associations de consommateurs, services gouvernementaux et publics, unités de production qui achètent ou vendent à l’unité de production et autres organes de coordination négociés liés à l’unité de production) ; l’intérêt des travailleurs (travailleurs de l’unité de production elle-même et leurs syndicats) ; et les intérêts de la communauté (groupes d’intérêt et groupes militants) (Devine, 1988, p. 226). Ces représentants s’accordent ensuite sur l’utilisation la plus appropriée des capacités de production par le biais de négociations, en tenant compte des intérêts de chacun. Ces organes directeurs décident de l’orientation administrative générale de l’unité de production, tandis que les travailleurs organisent les opérations quotidiennes par le biais de l’autogestion (Devine, 1988, pp. 227-228).
Sur les questions économiques, l’assemblée représentative reçoit une série de plans nationaux élaborés par une commission de planification. Ces plans nationaux établissent les priorités nationales en matière d’investissement, les ressources (y compris l’argent, les biens et les services) offertes gratuitement à ceux qui ne travaillent pas (les jeunes, les malades, les personnes âgées), les « prix des intrants primaires » (salaires, énergie, ressources naturelles), les moyens et les niveaux de « taxation » et les services publics offerts par les « organismes sociaux » du gouvernement directement aux ménages (Devine, 1988, p. 193).
Une chambre d’intérêts – un groupe de personnes représentant différents secteurs, causes et intérêts de la société – examine d’abord ces plans et présente à l’assemblée représentative un rapport sur les éléments avec lesquels la société civile est d’accord ou en désaccord. Après un large débat public, l’assemblée représentative sélectionne et adopte un plan unique. Les unités de production offrent leurs biens et services sur le marché à un prix égal au coût de production, qui est la somme des intrants primaires et intermédiaires (approvisionnement, infrastructures, pièces détachées, réparations, etc.) (Devine, 1988, pp. 197-203). Ce prix ne varie pas directement en fonction de la demande, mais seulement indirectement « lorsque les rendements d’échelle sont variables plutôt que constants » (Devine 1988, p. 243).
Grâce à l’autogestion, les travailleurs auront, au cours de leur vie professionnelle, la possibilité d’effectuer diverses tâches non qualifiées et répétitives, qualifiées, éducatives, créatives et liées à la planification et à la gestion organisationnelles. Selon Devine, cette répartition réduira considérablement les inégalités dans la division sociale du travail (Devine, 1988, pp. 174-179). Un aspect central de la planification économique démocratique est que les travailleurs contrôlent leur propre activité et l’orientation générale de la société. En d’autres termes, la formalisation d’une rotation des tâches implique une redistribution du pouvoir décisionnel aux travailleurs, qui était auparavant détenu par l’élite économique et politique dans les systèmes précédents, qu’ils soient capitalistes ou centralisés.
Échanges marchands et forces du marché
Bien que les unités de production soient autogérées, leur pouvoir décisionnel est limité à la capacité de leurs infrastructures existantes. Elles ne peuvent pas choisir d’investir dans de nouveaux actifs ou de fermer des installations de leur propre chef. C’est là que réside la différence entre les échanges marchands et les forces du marché, un élément central du processus de coordination négociée. Les échanges marchands permettent aux consommateurs et aux entrepreneurs de transmettre des informations précieuses (c’est-à-dire leurs préférences) par le biais de la vente et de l’achat à des prix donnés. La coordination négociée inclut les échanges marchands, et la production quotidienne peut s’adapter aux signaux du marché. Cependant, la coordination négociée rejette ce que Devine appelle les forces du marché, c’est-à-dire les choix d’investissement qui suivent la logique de l’accumulation de valeur. Dans la coordination négociée, la classe capitaliste ne prend pas de décisions d’investissement dans le cadre d’un processus atomisé et coordonné a posteriori visant à maximiser les profits. Au contraire, les propriétaires sociaux (toutes les parties concernées) prennent des décisions d’investissement dans le cadre d’un processus de coordination négocié a priori visant à atteindre des objectifs sociaux décidés collectivement (Devine, 1988, p. 236).
En effet, lorsque des unités de production autogérées et collectivement détenues souhaitent modifier leur capacité de production (par exemple, construire une nouvelle installation ou investir dans le développement de nouvelles technologies), une demande doit être formulée pour le prochain cycle de planification. Dans le processus d’allocation qui suit, l’organe de coordination négociée examine et approuve ces demandes à la lumière de ce que font les autres unités de production. Toutes les personnes concernées par le secteur envoient un représentant à l’organe de coordination négociée : les unités de production de l’industrie, bien sûr, mais aussi les fournisseurs, les consommateurs, le gouvernement et les groupes d’intérêt de la société civile. Sur la base des projections de la commission nationale de planification et des priorités nationales de l’assemblée représentative, l’organe de coordination négociée s’efforce de déterminer les meilleurs investissements pour son secteur après avoir examiné les demandes des différentes unités de production (Devine, 1988, pp. 237-238).
Pour Devine et Adaman, la manière dont la coordination négociée utilise les connaissances pour impliquer les travailleurs et toutes les autres parties de la société concernées par le processus de planification est essentielle. Elle leur permet de répondre à l’argument autrichien sur les connaissances tacites dans le débat sur le calcul socialiste.2 Les connaissances tacites sont une forme de connaissances pratiques, locales et non transmissibles sous forme d’informations quantitatives. En termes simples, les connaissances tacites proviennent du fait que « nous savons plus que nous ne pouvons dire » (Polanyi, 2009, p. 4). L’argument autrichien (Hayek, 1945) affirme que ceux qui soutiennent que les décisions économiques doivent être prises par ceux qui détiennent les connaissances locales et que la planification centrale n’a pas accès à ces connaissances et sera donc toujours inefficace. Pour Devine et Adaman (1996), le fait d’impliquer les représentants des personnes concernées par les choix économiques dans le processus de décision en matière d’investissement (organe de coordination négocié) et dans la gestion quotidienne (organes de gouvernance) permet de réintégrer leurs connaissances tacites dans le processus décisionnel sans avoir à les transformer en informations quantitatives qui sont ensuite transmises à un bureau de planification central.
Comme mentionné précédemment, dans le modèle de coordination négociée, les moyens de production sont détenus collectivement, à l’exception des initiatives à très petite échelle qui peuvent être privées. Cependant, Devine propose de les collectiviser dès qu’elles se développent (Devine, 1988, pp. 112-130). La société dans son ensemble est donc propriétaire des moyens de production et les prête aux unités de production. Ces dernières doivent utiliser ces moyens de manière efficace. Ainsi, l’assemblée représentative, aidée par la commission de planification, fixe un taux de rendement que l’utilisation des infrastructures doit générer et transférer au gouvernement. Les unités de production doivent atteindre le taux de rendement fixé ou justifier qu’elles doivent être « subventionnées » par le reste de l’économie. Afin de donner la priorité à la meilleure utilisation des ressources, le taux de rendement guide également les organes de coordination négociée lorsqu’ils décident dans quelle unité de production investir. Le taux de rendement peut varier d’une unité de production à l’autre pour trois raisons : (1) des raisons relevant du contrôle de l’unité de production (telles que les salaires, les prix, les conditions de travail et l’organisation du travail) ; (2) des raisons indépendantes de la volonté de l’unité de production (telles que la localisation et la mode) ; ou (3) des raisons liées à la situation macroéconomique qui concerne l’ensemble d’une branche de production (telles que la baisse ou l’augmentation de la demande pour ce type de produit, des changements technologiques ou sociaux importants) (Devine, 1988, pp. 245-248).
Il n’est pas certain que le processus de négociation au cœur du modèle aboutisse à chaque fois. Pat Devine insiste sur ce point : avec le temps, les gens apprendront à prendre des décisions économiques judicieuses, car l’échec aura des répercussions sur leur vie. Les répercussions pourraient inclure l’inflation, la fermeture d’une unité de production ou l’épuisement de ressources spécifiques au niveau local (Devine, 1988, pp. 201, 270-272). Ces conséquences désastreuses sont similaires à celles rencontrées dans le capitalisme. Cependant, la coordination négociée garantirait que tous les individus prennent conscience des résultats de leurs décisions économiques et en assument la responsabilité. Devine affirme qu’à long terme, les gens changeraient leur façon d’agir en conséquence.
Les travaux récents des partisans de la coordination négociée se concentrent sur la manière dont ce modèle tiendrait compte des considérations écologiques (Adaman, Devine et Ozkaynak, 2003 ; Adaman et Devine, 2017 ; Devine, 2017). Pour les auteurs, les institutions de coordination négociée réintègrent l’économie dans la société et la nature. Ils rendent le processus économique plus conscient de lui-même et soumis à divers points de vue, y compris ceux qui défendent l’environnement (Adaman, Devine et Ozkaynak, 2003, pp. 270-271 ; Devine, 2017, pp. 45-47). La coordination collective ex ante des investissements majeurs lierait alors l’activité économique aux besoins humains plutôt qu’aux profits. D’un point de vue écologique, c’est là que réside le principal avantage d’une économie planifiée démocratiquement par rapport au capitalisme. Étant donné que les investissements importants seront planifiés démocratiquement, la concurrence et les incitations à la croissance seront vraisemblablement inopérantes, ce qui allégerait considérablement la pression sur les travailleurs et les écosystèmes. Par conséquent, selon Devine et Adaman, la coordination négociée est bien adaptée pour répondre aux préoccupations écologiques actuelles sans nécessiter de changements institutionnels majeurs. Le modèle de Devine et Adaman est illustré à la figure 1.1.

L’économie participative d’Albert et Hahnel
Trois ans après la publication du livre de Pat Devine sur la coordination négociée, aux États-Unis, l’activiste Michael Albert et l’économiste Robin Hahnel ont publié deux ouvrages exposant les concepts fondamentaux de l’économie participative : l’un destiné aux universitaires (1991a) et l’autre à un public plus large (1991b). Alors que la participation par la représentation est au cœur du modèle de Devine et Adaman, Albert et Hahnel se concentrent sur une forme plus directement démocratique de participation économique.
Processus de planification itératif
Dans l’économie participative, tous les lieux de travail sont gérés par des conseils de travailleurs. Contrairement à ce que propose la coordination négociée, seuls les travailleurs ont le droit de vote dans ces conseils, mais tous le font directement au niveau local, sans passer par des représentants (Albert et Hahnel, 1991a, pp. 23-24). Bien que l’unité de production de base dans l’économie participative soit le lieu de travail, d’autres espaces démocratiques forment des cercles concentriques autour et à l’intérieur de celui-ci. Tous les bureaux ou ateliers sont regroupés dans un lieu de travail ; chaque lieu de travail fait partie d’une fédération qui regroupe les lieux de travail en fonction de ce qu’ils produisent (Albert et Hahnel, 1991b, p. 21). Chacun de ces niveaux est organisé selon une démocratie directe basée sur des conseils.
L’économie participative repose également sur des conseils de consommateurs, organisés de manière similaire en cercles concentriques qui vont des ménages aux grandes entités telles qu’un pays. Les pairs d’autres conseils examinent les demandes les uns des autres et décident si l’instance inférieure prend des décisions de consommation qui affectent d’autres conseils et doivent donc être traitées à un niveau supérieur : « La couleur de mes sous-vêtements ne concerne que moi et mes proches les plus intimes. Les arbustes de mon quartier concernent tous ceux qui vivent dans le quartier… La fréquence et la ponctualité des bus et des métros affectent tous les habitants d’une ville. Le traitement des déchets concerne tous les États d’un grand bassin versant » (Albert et Hahnel, 1991a, pp. 40-41). L’idée est simple : ceux qui sont concernés par une décision démocratique doivent y participer.
Ces deux ensembles de conseils (des travailleurs et des consommateurs) sont au cœur du processus de planification qu’Albert et Hahnel appellent « planification participative » (Albert et Hahnel, 1991a, pp. 57-71 ; 1992 ; Albert, 2003, pp. 219-227 ; Hahnel, 2005, pp. 193-194 ; Hahnel, 2012, pp. 89-104). Les comités de facilitation de l’itération (IFB) soutiennent le travail des conseils. Ces comités sont des lieux de travail chargés de produire des analyses économiques et des prix indicatifs basés sur les souhaits des travailleurs et des consommateurs, les résultats des années précédentes et l’énorme quantité de données partagées au cours du processus de planification. Après avoir reçu les prix et les informations de l’IFB, chaque conseil rédige une proposition de consommation ou de production. Chaque acteur modifie sa proposition par itérations jusqu’à ce qu’une proposition finale soit atteinte, sans excédent ni déficit de biens ou de services.
Examinons de plus près ce processus itératif. Les IFB lancent le processus en publiant des informations : les statistiques de production de l’année précédente, associées au coût social actuel de tous les biens et services (les « prix indicatifs » sont similaires aux coûts de production dans le modèle de Devine, mais sont directement influencés par l’offre et la demande), les coûts de main-d’œuvre et des informations qualitatives sur les biens et services. Tous les acteurs ont accès à ces informations.
Les IFB envoient ensuite leurs prévisions démographiques, technologiques et économiques. En tenant compte de tous ces facteurs, chaque conseil décide des modifications qu’il souhaite apporter à ses propositions de l’année précédente : veut-il produire ou consommer plus ou moins ? Veut-il le faire différemment ? Quelles sont les conséquences de ces changements sur ses intrants et ses extrants ?
Ils envoient ensuite leur première proposition au niveau fédératif supérieur, en fournissant des informations quantitatives et qualitatives sur leurs choix. Ces propositions sont générales et n’entrent pas dans les détails des options ; il s’agit de catégories générales (par exemple, quatre vêtements plutôt qu’un jean bleu, deux pulls et une veste). Les préférences personnelles statistiquement prévisibles sont laissées à l’appréciation des conseils et des fédérations, aidés par les données des IFB. C’est toujours un comité de pairs qui approuve les propositions de ceux qui les font. Les ménages qui composent un conseil de quartier approuvent mutuellement leurs propositions de consommation. Un conseil de quartier reçoit l’approbation des autres conseils de quartier. Cela continue ainsi jusqu’aux cercles les plus larges, et il en va de même pour la production. Le critère d’approbation d’une proposition de consommation est qu’elle ne doit pas dépasser les droits de consommation acquis par le travail. Suivant la même logique, les propositions de production sont approuvées si le niveau des avantages sociaux produits par leurs résultats est égal ou supérieur aux coûts sociaux des intrants qu’elles prévoient d’utiliser (Hahnel, 2012, pp. 91-96).
Une fois toutes les propositions approuvées, les IFB ajustent les prix indicatifs en fonction de l’offre et de la demande excédentaires de biens et services. Un nouveau cycle commence avec ces nouvelles données : les conseils peuvent élaborer des plans pour tenir compte de ces nouveaux prix. L’itération se poursuit jusqu’à ce qu’aucun bien ou service de l’économie ne soit en excès d’offre ou en excès de demande. Selon les auteurs, ce processus peut être grandement simplifié à l’aide d’ordinateurs. Albert et Hahnel affirment également que ce processus d’allocation peut conduire à un résultat optimal au sens de Pareto3 (Albert et Hahnel, 1991a, pp. 73-106).
Rémunération des travailleurs
Comme nous l’avons vu, la principale contrainte imposée aux conseils de consommateurs est la rémunération des travailleurs. Les consommateurs ne peuvent obtenir que la quantité de produits équivalente à l’effort et au sacrifice qu’ils fournissent par leur travail. L’économie participative propose un mécanisme décentralisé de rémunération basé sur le principe que la rémunération est égale à l’effort et au sacrifice. Si nous appliquons cette « maxime distributive » au monde actuel, ceux qui ont les emplois les plus pénibles et les plus fatigants auraient droit à une rémunération plus élevée. À l’inverse, les emplois les plus passionnants et les moins exigeants seraient moins bien rémunérés. Ce système de rémunération est à l’opposé de ce que connaissent aujourd’hui la plupart des gens.
Comment cela fonctionne-t-il dans l’économie participative ? Grâce à ce que les auteurs appellent des « complexes d’emplois équilibrés ». Cette proposition diffère à la fois considérablement et très peu de l’organisation actuelle du travail. Elle diffère beaucoup parce que son point de départ est que chacun devrait avoir un ensemble de tâches présentant le meilleur équilibre possible entre elles. Elle diffère très peu parce que ce que nous appelons un « emploi » est en fait un mélange de tâches dont l’ensemble est simplement le résultat d’autres motivations que l’équilibre entre l’effort et le sacrifice. Avec des complexes d’emplois équilibrés, les tâches qui favorisent le mieux le développement de l’individu seront compensées par d’autres qui le favorisent moins.
Les lieux de travail peuvent répartir les tâches comme ils le souhaitent, car ce sont des espaces démocratiques. Cependant, Michael Albert propose un moyen relativement simple de déterminer la « valeur de sacrifice » de chaque tâche. Chaque travailleur pourrait noter chaque tâche existante dans cet environnement sur une échelle de 1 à 20. Le conseil d’entreprise rassemblerait ensuite toutes les notes et déterminerait une moyenne pour chaque tâche. Les tâches seraient ensuite réparties entre les travailleurs en fonction de leurs préférences et de leurs compétences afin de se rapprocher le plus possible de la moyenne du lieu de travail (Albert, 2003, pp. 105-106).
Quel est le lien avec le processus de planification ? L’ensemble de la société fixe la note moyenne de sacrifice pour chaque branche industrielle par le biais de comités délégués pour chaque industrie. Elle fixe également une moyenne générale pour l’ensemble de l’économie. Cette moyenne générale sert de norme de mesure pour la rémunération : fournir moins d’efforts que la moyenne signifie être moins bien payé, et inversement. Si les travailleurs sont loin de la moyenne, ils sont encouragés à travailler dans plusieurs lieux de travail afin d’atteindre un équilibre.
Ainsi, lorsque les conseils des travailleurs décident de leurs choix de production, cela a un impact direct sur leur rémunération et leur capacité de consommation. De même, une hausse des prix affecte la capacité des conseils de consommation. En « obligeant » les acteurs à trouver un équilibre entre ce qu’ils veulent et ce que veulent les autres (exprimé par les moyennes des prix et des rémunérations), « cette procédure « réduit » les propositions trop ambitieuses […] sur ce qu’ils aimeraient faire à un plan « réalisable » où tout ce que quelqu’un s’attend à pouvoir utiliser sera effectivement disponible » (Hahnel, 2012, pp. 94-95).
Ces dernières années, Robin Hahnel a proposé deux évolutions du modèle. Tout d’abord, il a développé ce qu’il appelle « un mécanisme de révélation des dommages causés par la pollution », qui donne à l’économie participative la possibilité d’évaluer les dommages causés par la pollution à différentes communautés et d’intégrer ces dommages dans les prix indicatifs des biens sous la forme d’une taxe pigouvienne (Hahnel, 2005, pp. 198-203 ; 2012, pp. 123-132 ; 2017 ; 2021, pp. 138-148). Il a également travaillé sur la planification des investissements et du développement afin de proposer un fonctionnement à long terme de la planification participative et d’étudier les interactions entre ces plans à long terme et la procédure de planification annuelle (Hahnel, 2005, pp. 203-207 ; 2012, pp. 115-122 ; 2021, pp. 253-282 ; Hahnel et Kerkhoff, 2020). Il a également travaillé récemment sur l’organisation et la rémunération du travail reproductif dans une économie planifiée démocratiquement (Hahnel, 2021, pp. 195-207 ; voir également Bohmer, Chowdhury et Hahnel, 2020). Le modèle d’Albert et Hahnel est illustré à la figure 1.2.

La planification centrale informatisée de Cockshott et Cottrell
En 1993, l’économiste et informaticien Paul Cockshott et l’économiste Allin Cottrell ont publié Towards a New Socialism (Vers un nouveau socialisme). Cet ouvrage résume leurs publications précédentes, écrites séparément ou en collaboration, sur l’effet des progrès de l’informatique sur les arguments avancés dans le débat sur le calcul socialiste. Au lieu d’opter pour une forme décentralisée de planification comme les deux modèles que nous venons d’évoquer, ils affirment qu’une forme centralisée mais informatisée de planification est non seulement possible, mais qu’elle constitue une meilleure option que la décentralisation marchande ou non marchande.
Un bureau de planification centralisé
Au cœur du modèle de Cockshott et Cottrell se trouve une institution : un bureau de planification centralisé qu’ils appellent souvent simplement « planification ». Ce bureau est chargé d’élaborer différents types de plans : des plans macroéconomiques, des plans stratégiques et des plans détaillés (Cockshott et Cottrell, 1993, pp. 58-59).
Les plans macroéconomiques visent à équilibrer les grandes mesures économiques : niveaux d’imposition, d’épargne et d’investissement pour l’ensemble de l’économie (Cockshott et Cottrell, 1993, pp. 89-102). Les plans stratégiques indiquent la direction que doit prendre l’économie à court, moyen et long terme : quelle partie de la structure industrielle voulons-nous développer, laquelle voulons-nous laisser de côté, comment voulons-nous nous adapter aux nouvelles réalités environnementales ou, par exemple, démographiques ; dans quelle mesure voulons-nous voir notre temps de travail augmenter ou diminuer (Cockshott et Cottrell, 1993, pp. 61-72). Les plans détaillés permettent de concrétiser les plans macroéconomiques et stratégiques pour une année donnée, après avoir pris en compte les ressources disponibles (Cockshott et Cottrell, 1993, pp. 73-88).
Les planificateurs utilisent deux outils essentiels pour préparer ces plans : premièrement, un réseau d’ordinateurs comprenant au moins un poste dans chaque lieu de travail, où « un tableau local répertoriant les capacités de production et les besoins en matières premières » (Cockshott et Cottrell, 2008, p. 12) est mise à jour en permanence et automatiquement ; ensuite, des superordinateurs qui intègrent ces informations dans un algorithme conçu pour répartir les matières premières et la main-d’œuvre en fonction d’un ensemble de résultats souhaités pour l’ensemble de l’économie (Cockshott, 1990 ; Cockshott et Cottrell, 1993, pp. 81-86). Grâce à ces outils, la planification peut concevoir divers plans macroéconomiques, stratégiques et détaillés avec différents résultats de production totale et différentes charges de travail. Ces plans sont ensuite soumis à un processus politique – sur lequel nous reviendrons – pour être approuvés ou rejetés.
L’unité de base de ces plans est le temps de travail. Cockshott et Cottrell soutiennent que la théorie de la valeur travail est une proposition économique solide sur laquelle fonder le processus de planification (Cockshott et Cottrell, 1989 ; 1993, pp. 41-52 ; 1997). Les auteurs ont apporté des réponses à une série d’objections classiques à la théorie de la valeur-travail, par exemple la complexité de la prise en compte du travail qualifié (Cockshott et Cottrell, 1993, pp. 34-36), l’intégration de la valeur du temps par le biais d’un taux d’actualisation (pp. 67-69) ou l’inclusion de la valeur des ressources naturelles (pp. 64-67). Le bureau de planification a donc accès à une valeur pour chaque bien en termes de temps de travail. Pour former un prix d’équilibre pour chaque bien, il ajoute un multiplicateur basé sur le rapport entre la demande du bien et sa valeur en temps de travail (Cockshott et Cottrell 1997, pp. 347-348).
Une fois adoptés, les plans sont mis en œuvre par des « projets » dans le cadre desquels les personnes travaillent à la création des biens ou services prévus. Ces projets ne sont pas des entreprises, car ils n’auraient pas le droit économique de « posséder » des moyens de production ou des ressources spécifiques, ni de « payer » des travailleurs pour effectuer un travail. Au lieu de cela, ils se voient attribuer un certain temps de travail par les travailleurs et utilisent des infrastructures et des ressources spécifiques dans le cadre de la planification.
Ce bureau central possède tous les moyens de production, et chaque ressource naturelle intègre tous les projets « comme […] une entreprise capitaliste [intègre] les activités individuelles qu’elle peut mener […] les projets sont des entités managériales ou administratives plutôt que juridiques » (Cockshott et Cottrell, 1993, p. 179). Les travailleurs sont rémunérés en jetons de travail directement par la planification. Ces jetons de travail correspondent au temps de travail accompli par un travailleur au cours d’une période donnée. Les travailleurs les échangent ensuite contre des biens de consommation. Dès qu’ils le font, les jetons perdent leur valeur, comme un billet de théâtre (Cockshott et Cottrell, 1993, pp. 24-25). Les tendances en matière de dépenses en jetons fourniront au bureau central de planification les informations nécessaires pour établir les prix d’équilibre du marché.
L’innovation pourrait être gérée par un « budget de l’innovation » grâce auquel les particuliers et les entreprises pourraient demander des fonds pour leurs idées et leurs projets (Cockshott et Cottrell, 2008, p. 90).
Démocratie, planification et droits individuels
À première vue, le modèle de Cockshott et Cottrell peut sembler non seulement centralisé, mais aussi assez hiérarchisé, avec le bureau central de planification qui commande depuis le sommet et tous ceux qui se trouvent en dessous qui obéissent. Bien qu’ils n’aient pas développé l’aspect politique de leur modèle autant que l’aspect économique, Cockshott et Cottrell ont proposé, dans leur livre de 1993 et dans quelques articles, une démocratie directe fondée sur la sortition, inspirée de la démocratie athénienne classique (Cockshott et Cottrell, 1993, pp. 157-170). Ainsi, « les différents organes de l’autorité publique seraient contrôlés par des comités de citoyens choisis par tirage au sort. Les médias, les services de santé, les agences de planification et de marketing, les différentes industries auraient leurs jurys » (p. 167). Ces comités pourraient agir en tant qu’organismes de réglementation, établissant des normes, des règles et des règlements, et en tant qu’organismes économiques, se voyant attribuer des mandats de production et des ressources par le bureau central de planification et veillant à leur bonne exécution. Ils seraient responsables de la prise de décision quotidienne au sommet de chaque organisation et institution sociale. Il convient de noter que la démocratie locale n’intervient qu’a posteriori dans le modèle de Cockshott et Cottrell. Elle organise démocratiquement les décisions prises dans le cadre du plan, rédigé par le bureau central de planification et adopté par référendum.
Le plan macroéconomique et certains aspects du plan stratégique seraient soumis aux citoyens par référendum annuel au moyen de procédures électroniques (Cockshott et Cottrell, 2008, pp. 11-12). L’aspect le plus important de ces votes est le niveau d’imposition : le temps de travail que la société doit investir dans les biens et services disponibles gratuitement pour tous les citoyens. Lorsque la quantité de temps de travail nécessaire à ces services publics est adoptée démocratiquement, un impôt forfaitaire couvrant exactement ce montant est déduit du jeton de travail de chaque travailleur (Cockshott et Cottrell, 1993, p. 166).
Ce système démocratique offre également des droits aux individus : le droit de gagner sa vie (même s’ils sont, pour une raison quelconque, dans l’incapacité de travailler, auquel cas ils reçoivent les biens essentiels sans aucune obligation de leur part) et le droit de recevoir la valeur totale de leur travail et de disposer de cette valeur comme ils l’entendent (Cockshott et Cottrell, 1993, p. 175). « Dans tous les cas, c’est le peuple qui délègue en dernier ressort le pouvoir. Soit il vote pour se taxer lui-même et confie à un conseil démarchique un budget pour produire un service gratuit, soit il choisit d’acheter des biens, auquel cas il vote en faveur du temps de travail nécessaire à la production de ces biens » (Cockshott et Cottrell, 2008, p. 16).
Cockshott et Cottrell (2008) ont actualisé leur argumentation ces dernières années en y intégrant les nouvelles technologies désormais disponibles. Leur vision a inspiré de nombreux contemporains en démontrant que les économies planifiées démocratiquement peuvent tirer parti des progrès technologiques, y compris ceux utilisés par les plus grandes entreprises capitalistes profondément impliquées dans la planification de réseaux économiques massifs (Durand et Keucheyan, 2019 ; Phillips et Rozworski, 2019). Dans un ouvrage récent, Cockshot, Cottrell et Dapprich (2022) ont approfondi le lien entre leur proposition postcapitaliste et la lutte contre le changement climatique, tout en répondant aux critiques concernant la faisabilité de la planification et la valeur d’usage dans leur modèle.
Ainsi, les auteurs proposent un système centralisé, entièrement informatisé et sans argent, qui calcule et exprime la valeur de tous les biens en heures de travail. Leur contribution est essentielle pour comprendre que la planification économique démocratique est techniquement réalisable. Le modèle de Cockshott et Cottrell est illustré à la figure 1.3.

La coordination démocratique itérative à plusieurs niveaux de Laibman
L’économiste David Laibman est professeur émérite au Brooklyn College et à la City University of New York. Laibman a joué un rôle de premier plan dans la direction de la revue Science and Society. Depuis 1992, cette revue a contribué à relancer le débat sur les modèles économiques alternatifs au capitalisme après l’effondrement de l’Union soviétique. Dans de nombreuses contributions (Laibman, 2001 ; 2011 ; 2015 ; 2022), mais aucune sous la forme d’un ouvrage strictement consacré à son modèle, il présente un modèle appelé « coordination démocratique itérative à plusieurs niveaux » (MDIC).
La contribution centrale de la MDIC est d’offrir un modèle opérationnel d’économie socialiste qui combine des aspects décentralisés et centralisés, ainsi que des modes de régulation qualitatifs et quantitatifs. En particulier, le modèle se concentre sur la mesure de la performance des unités de production, les mécanismes de récompense pour l’ambition autour du plan économique et pour sa réalisation.
Une synthèse
Ayant été au centre du débat sur l’économie postcapitaliste, David Laibman connaît bien et depuis longtemps les modèles que nous avons présentés plus haut dans ce chapitre. Il a commencé à travailler sur sa propre proposition visant à produire une synthèse de ces modèles (et d’autres), arguant que, sans cette synthèse, ils n’intègrent pas de manière fonctionnelle deux dimensions fondamentales qui leur sont communes. Ces dimensions sont des spectres, sur lesquels Laibman ordonne les différentes options pour une économie postcapitaliste. La première dimension, l’organisation, « traverse un spectre allant du central au décentralisé, avec une prise de décision très concentrée à une extrémité et une dispersion extrême de la prise de décision à l’autre » (Laibman, 2022, p. 227). La deuxième dimension, la régulation, concerne les méthodes utilisées pour prendre des décisions, qu’elles soient quantitatives (chiffres, données) ou qualitatives (arguments, mots). Pour lui, les modèles précédents n’intégraient pas de manière productive ces deux dimensions, se concentrant souvent sur un seul côté du spectre. L’interactivité continue qu’il propose est un élément qui donne au modèle de Laibman son équilibre sur ces spectres. La figure 1.4 est une version légèrement adaptée d’une figure produite par Laibman (2015, p. 329) qui donne une bonne idée de l’utilisation qu’il fait de ces deux dimensions et de la place qu’il accorde à ses modèles par rapport à ceux présentés dans ce chapitre et dans d’autres.

Que signifie « itératif » ?
Le nom « itératif » dans le nom du modèle fait référence à l’échange constant d’informations entre différents niveaux et unités de production et à l’équilibre entre l’initiative locale et la coordination centralisée. Ces niveaux comprennent, d’une part, une autorité centrale de planification (également appelée « centre ») et, d’autre part, différents niveaux d’unités de production. Les unités de production sont parfois appelées « entreprises », mais elles ne doivent pas être confondues avec les sociétés capitalistes axées sur la création et l’accumulation de profits. L’itération permet aux unités de production de conserver leur autonomie et de nourrir l’esprit créatif et l’innovation qui émergent localement, tout en les encadrant par un mécanisme de coordination centralisé qui garantit l’optimisation sociale (Laibman, 2015, p. 312).
Chaque unité de production prépare son propre plan, élaboré à partir du profil de la main-d’œuvre locale, de l’environnement physique, des matériaux disponibles, etc. La production est également codéterminée au sein de l’unité de production par un conseil des consommateurs, qui veille à ce que les décisions concernant les types de biens et de services correspondent aux besoins de la communauté. L’unité de production est socialisée : elle appartient à une communauté qui détermine son impact économique, politique, social et environnemental.
Des contrats entre unités de production sont toujours possibles, mais le centre doit en être informé. Les itérations « unités de production/centre » équilibrent les intrants et les extrants de toutes les unités et agrègent l’offre et la demande. Le centre résout donc les problèmes d’approvisionnement et vérifie la conformité des plans des unités de production par rapport à des critères plus larges tels que les impacts environnementaux, les ressources énergétiques disponibles, l’environnement bâti, le développement résidentiel et les ressources demandées par les hôpitaux et les écoles, entre autres (Laibman, 2022, p. 237), puis, si nécessaire, demande des ajustements aux unités de production.
Prenons l’exemple des ressources limitées en bois dont plusieurs unités de production auraient besoin en grandes quantités simultanément. Sans l’intervention du centre, les limites écologiques de la préservation et de la régénération des forêts ne pourraient être garanties. Il en va de même pour les travailleurs hautement qualifiés, que le centre pourrait envoyer dans certaines localités à des moments critiques pour répondre à des besoins plus urgents avant de les renvoyer dans leur localité d’origine pour effectuer des tâches présentant des avantages à plus long terme. L’élaboration et l’ajustement des plans sont simultanés et continus, grâce à un échange systématique de données numériques accessible via un réseau informatique. Le plan n’est pas imposé par le haut. L’activité de planification se déroule au fur et à mesure que les unités de production formulent la mise en œuvre de leurs objectifs. Nous voyons ici comment le modèle de Laibman équilibre la dimension organisationnelle entre les processus décisionnels centralisés et décentralisés.
Prix et mesure des activités des unités de production
La mesure des activités des unités de production joue un rôle important dans le modèle de coordination itérative démocratique à plusieurs niveaux. Dans les économies capitalistes, cette mesure se résume souvent à un indicateur principal, généralement le taux de profit. Laibman propose plutôt un indicateur qui condense toutes les informations quantitatives sur la production et combine les données qualitatives sur les objectifs de chaque unité. De plus, l’indicateur principal des activités des unités de production est différent du « taux de rendement des investissements » ou du « taux de profit » calculé dans une économie capitaliste (Laibman, 2015, pp. 317-320), car il ne considère pas les salaires comme un coût. Il mesure le revenu généré par l’unité de production une fois que les dépenses en ressources non humaines (capital) ont été engagées. Ces ressources, internalisées dans le modèle, comprennent des éléments que les entreprises capitalistes ont tendance à externaliser lorsqu’elles calculent leur rentabilité, mais qui sont néanmoins essentiels : le système éducatif, la protection sociale, le travail domestique, etc.
Les coûts sont déterminés par un système de tarification qui tient compte des ressources disponibles et des facteurs environnementaux, que Laibman appelle les prix de reproduction sociale (PRS) (Laibman, 1992, pp. 316-333). Ces prix sont profondément différents des prix dans un contexte capitaliste. Ils « génèrent un taux de rendement social uniforme pour toutes les activités de production, ce taux mesurant l’effet créateur de valeur de chaque activité à partir de l’ensemble des revenus qu’elle génère […], et en identifiant et calculant l’ensemble des stocks de ressources sociales (capital) utilisés par les entreprises » (Laibman, 2022, p. 239). Cela permet d’atteindre des objectifs sociétaux plus larges, inaccessibles par le biais d’une organisation spontanée du marché. Ces prix tiennent compte des stocks sociaux (bâtiments publics, éducation, santé) nécessaires pour soutenir et rendre possible le travail de production. Dans notre économie actuelle, ces éléments sont considérés comme des externalités, mais sont pris en compte dans le calcul des SRP.
Mesurer les indicateurs sociaux : un facteur clé dans l’évaluation des unités de production
Les unités de production sont évaluées à l’aide de critères de performance quantitatifs classiques – basés sur des données historiques, le taux de rendement moyen du secteur ou une combinaison des deux – et de critères qualitatifs – une mesure des objectifs écologiques, de solidarité et communautaires que Laibman appelle « mesure des indicateurs sociaux » (Laibman, 2015, pp. 318-320). Supposons qu’une unité de production vise à augmenter le nombre de ses travailleurs issus de milieux divers, à réduire l’impact environnemental de ses activités ou à aider une autre région défavorisée en lui fournissant des outils techniques et en transférant des connaissances. Dans ce cas, l’indicateur de performance inclura la réalisation de chaque objectif.
Un comité composé de représentants de l’unité de production, de l’industrie, des syndicats, des ONG et des militants écologistes détermine le nombre d’objectifs, leur contenu et leur évaluation (Laibman, 2015, p. 321) en fonction des différents groupes de personnes concernés par les activités de l’unité de production.
De meilleures performances permettent à l’unité de production de distribuer des excédents sous forme de salaires, de fonds de solidarité pour la communauté, d’aides financières à d’autres unités de production, etc. À l’inverse, si une unité de production affiche des performances insuffisantes, cela a de graves conséquences sur sa capacité à compenser son déficit monétaire et social. Selon la logique de Laibman – même si cela n’est jamais clairement mentionné –, une telle situation entraînerait des mesures correctives imposées par le centre ou la communauté. En raison du fonctionnement de l’évaluation de leurs activités, les unités de production ont tout intérêt à atteindre les objectifs qu’elles se sont fixés et à élargir l’éventail de leurs activités au profit de la communauté dans son ensemble (Laibman, 2015, p. 324). Ce mode d’évaluation est la stratégie de Laibman pour équilibrer les mesures quantitatives (taux de rendement) et qualitatives (indicateurs sociaux).
Laibman souhaitait aborder les questions d’incitation et de motivation qu’il considérait comme essentielles dans les modèles de planification. Selon lui, la recherche des meilleures pratiques et solutions par les unités de travail et leurs communautés est un outil puissant pour atteindre un niveau élevé de performance, une qualité technique et sociale sophistiquée, ainsi qu’un niveau de motivation, de liberté et de responsabilité très gratifiant pour les travailleurs (Laibman, 2001). Le caractère ambitieux du plan fait également partie de l’évaluation de la performance, ce qui conduit à une récompense plus importante s’il est réalisé (Laibman, 2015, p. 326). Ainsi, une unité de production n’a aucun intérêt à proposer un plan paresseux ou irréaliste. De cette manière, la planification s’appuie sur la capacité critique et les connaissances des individus, leur permettant de développer des objectifs et des stratégies de manière autonome et créative tout en respectant les normes sociales plus larges. La coordination participative garantit ainsi une production et une allocation constantes des ressources, permettant « la création progressive d’un consensus et d’une vision commune : un sentiment d’intentionnalité et de contrôle sur le processus social » (Laibman, 2001, p. 90).
Conclusion
Ces propositions sont imparfaites et gagneraient à être améliorées et précisées. Plusieurs nuances et distinctions sont absentes de ce texte. Néanmoins, ces imperfections ne doivent pas nous empêcher de commencer dès maintenant à réfléchir aux configurations possibles d’une économie postcapitaliste. Nous avons également omis dans ces brèves esquisses les critiques formulées par les précédents lecteurs de ces modèles et celles que nous aurions pu proposer. Notre objectif était plutôt d’exposer simplement et clairement le fonctionnement des modèles afin qu’un public plus large puisse en discuter et les critiquer ailleurs.
Sortir du capitalisme implique de trouver des alternatives souhaitables et fonctionnelles pour le remplacer. Il est nécessaire de continuer à analyser et à critiquer le monde tel qu’il se présente à nous, et il est tout aussi impératif de s’interroger sur la nature du monde que nous voulons construire. Nous devons considérer ces deux tâches comme les deux faces d’une même médaille.
Glossaire
Négociation coordonnée de Devine et Adaman
Chambre des intérêts
La chambre des intérêts est un organe consultatif représentant les groupes d’intérêts et les groupes de cause. Il existe des chambres des intérêts aux trois niveaux du modèle de Devine (national, régional et local). La chambre des intérêts rassemble tous les représentants des groupes d’intérêts et des groupes de cause afin de débattre et, idéalement, de s’accorder sur le contenu du plan à adopter. Lorsqu’ils sont parvenus à un accord ou ont décidé qu’un tel accord n’était pas possible, ils envoient un rapport à l’assemblée représentative présentant leurs accords et leurs désaccords. Sur la base de ce rapport, l’assemblée discute et adopte le plan (Devine, 1988, p. 194).
Services fonctionnels ou activités fonctionnelles
Les services fonctionnels ou activités fonctionnelles sont les termes utilisés par Pat Devine pour désigner l’équivalent des services publics actuels dans la plupart des pays capitalistes avancés : santé, éducation, protection de l’environnement, etc. Les organismes sociaux sont financés par l’impôt et offrent ces services (Devine, 1988, p. 213).
Groupes d’intérêt et groupes de cause
Les groupes d’intérêt sont des citoyens auto-organisés qui s’intéressent à une question spécifique : organismes professionnels et syndicats, organisateurs d’activités récréatives (culturelles, sportives, etc.). Les groupes de cause peuvent être compris au sens large comme des mouvements sociaux. Tous ces groupes fonctionnent selon la logique de l’élection et de la représentation. Leurs représentants se réunissent dans la chambre d’intérêt pour défendre les intérêts de leurs groupes respectifs dans l’élaboration du plan (Devine, 1988, p. 153).
Échanges marchands
Les échanges marchands consistent en un acte de vente/achat entre une unité de production et une autre ou entre une unité de production et un individu, pour autant que la vente n’affecte pas de manière significative la capacité de production et ne nécessite pas d’investissements importants. La coordination négociée maintient les échanges marchands (Devine, 1988, p. 24).
Forces du marché
Les forces du marché désignent la manière dont les changements dans la capacité de production (tels que les investissements majeurs) se produisent. Sous le capitalisme, les grandes entreprises coordonnent ces investissements a posteriori de manière atomisée. Dans le cadre de la coordination négociée, un processus de coordination démocratique et négocié remplace les forces du marché (Adaman et Devine, 1996, p. 534).
Organismes de coordination négociée
Les organismes de coordination négociée sont responsables de la coordination économique au sein d’un secteur de production. Ces organismes prennent les décisions d’investissement importantes concernant une industrie. Ils sont composés de représentants élus des unités de production du même secteur, des principaux clients, des principaux fournisseurs, des commissions de planification compétentes et des groupes d’intérêt. L’objectif principal de cette institution est de coordonner les activités économiques dans le même secteur. Les questions relatives aux principaux changements dans les capacités de production, à la réalisation des objectifs et à la gestion des écarts de production entre les unités de production du même secteur sont traitées ici (Devine, 1988, p. 231).
Commissions de planification
Les commissions de planification ont deux objectifs principaux. Le premier est d’élaborer des plans. Sur la base des informations économiques fournies par les organes de coordination négociés, les membres de la commission de planification élaborent et soumettent divers plans à l’assemblée représentative, qui en adopte un. Les commissions de planification sont composées de membres des gouvernements concernés, des unités de production, des organes de coordination négociés et des groupes d’intérêt et de cause. Le deuxième objectif de la commission de planification est lié à la mise en œuvre du plan. Elles sont chargées de la coordination économique entre les différentes autorités à l’échelle géographique (nationale, régionale et locale). Après avoir reçu la version du plan de l’assemblée représentative, les commissions de planification allouent les principaux investissements aux différentes unités de production par l’intermédiaire de l’organe de coordination négocié approprié. Il existe des commissions de planification aux niveaux local, régional et national (Devine, 1988, pp. 190, 213).
Prix et salaires
Les unités de production déterminent les prix et correspondent aux coûts sociaux de production. Les coûts de production sont divisés en deux types : les intrants primaires et les intrants secondaires. Le coût des intrants primaires (ressources naturelles, énergie et capital) est déterminé au niveau national, car ils affectent toutes les unités de production. Une politique des revenus est adoptée au niveau national, mais les unités de production locales fixent les niveaux de salaire dans le respect des paramètres de cette politique. À partir de ces données et en ajoutant la dépréciation des équipements et des bâtiments, chaque unité de production peut fixer ses prix en additionnant les coûts de production (Devine, 1988, pp. 197-198).
Unités de production
Les unités de production (qui correspondent globalement aux entreprises) produisent des biens et des services et les fournissent aux consommateurs. Des représentants de quatre secteurs siègent à l’organe décisionnel de l’unité de production : l’intérêt général (par l’intermédiaire de commissions de planification nationales, régionales et locales et d’un organe de coordination négocié), les intérêts des consommateurs, des utilisateurs et des fournisseurs (par l’intermédiaire d’associations de consommateurs, des services publics et gouvernementaux, des unités de production qui achètent ou vendent à l’unité de production et d’autres conseils de développement industriel liés à l’unité de production), les intérêts des travailleurs (sous la forme des travailleurs de l’unité de production elle-même et de leurs syndicats) et les intérêts de la communauté (par l’intermédiaire de groupes d’intérêt et de groupes de cause). Ces représentants s’accordent ensuite sur l’utilisation la plus appropriée des capacités productives par le biais de négociations, en tenant compte des intérêts de chacun. Ils sont également responsables de la réalisation de petits investissements locaux. Dans ce cadre, l’unité de production est autogérée par ses travailleurs.
Assemblées représentatives
Les assemblées représentatives sont des organes de décision politique composés de tous les représentants du peuple élus au suffrage universel. Les partis politiques rassemblent différents représentants sur une base idéologique. Le parti dont les représentants constituent la majorité forme le pouvoir exécutif, tandis que le pouvoir législatif comprend les partis d’opposition. Leur objectif économique principal est d’adopter le plan. Sur la base des différents plans de la commission de planification et en tenant compte du rapport de la chambre d’intérêt, les membres élus de l’assemblée représentative délibèrent et adoptent la version finale du plan. Cette version finale est ensuite renvoyée aux organes de coordination négociés pour être mise en œuvre. Les assemblées représentatives se situent aux trois niveaux du modèle de coordination négociée : local, régional et national (Devine, 1988, pp. 142, 254).
Activités à petite échelle
Les travailleurs indépendants ou les petites coopératives exercent ce que le modèle appelle des activités à petite échelle (réparations, art, développement personnel, massothérapie, graphisme, etc.). Les travailleurs de ces secteurs pourraient être regroupés dans des « centres ». À l’instar des espaces de coworking, ces centres fourniraient un espace de travail et des ressources à ces travailleurs. Les centres seraient autogérés selon des lignes directrices définies par la commission locale de planification. Si leur niveau d’activité s’étend au-delà de leur localité d’origine, cette activité devrait être enregistrée en tant qu’unité de production et disposer de son propre organe directeur (Devine, 1988, p. 230).
Organismes sociaux
Les organismes sociaux sont les agences gouvernementales qui fournissent les services fonctionnels (l’équivalent des services publics dans ce modèle) : santé, éducation, protection de l’environnement, etc. Les organismes sociaux sont décentralisés, présents aux trois niveaux du modèle (national, régional et local) et financés par l’impôt (Devine, 1988, p. 213).
Propriété sociale
La propriété sociale est une forme dynamique de propriété des moyens de production adaptée aux besoins des communautés concernées par une décision. Elle n’est pas équivalente à la propriété de l’État, car elle implique le contrôle par la société. La propriété sociale repose sur deux conditions : les personnes les plus concernées par l’utilisation de moyens de production spécifiques doivent participer aux décisions qui les concernent, et ces décisions doivent s’inscrire de manière cohérente dans un plan plus large décidé par l’ensemble de la société.
Les organes de direction adéquats des unités de production, les commissions de planification et les organes de coordination négociés coordonnent la mise en œuvre de cette forme de propriété (Devine, 1988, p. 223).
Subsidiarité
Le principe de subsidiarité favorise une prise de décision aussi décentralisée que possible. Ce principe implique que les décisions doivent être prises en premier lieu par ceux qui sont proportionnellement concernés par celles-ci (Devine, 2002, p. 75).
Impôts
Le gouvernement perçoit deux types d’impôts : l’un sur les unités de production et l’autre sur les salaires. L’impôt sur les unités de production est égal à la location des ressources et au rendement des actifs employés. En fonction du montant produit par cet impôt sur les unités de production, il peut être complété par un impôt sur les salaires. Ces impôts constituent la source de revenus du gouvernement et financent les organismes sociaux qui fournissent des services fonctionnels. Les collectivités locales et régionales percevraient également des impôts. Les impôts sur les unités de production seraient fixés à un taux qui laisserait aux unités de production un excédent pour des investissements mineurs (Devine, 1988, p. 216).
L’économie participative d’Albert et Hahnel
Complexe d’emplois équilibré
Dans l’économie participative, les emplois seraient divisés en tâches et réorganisés afin de créer un ensemble équilibré de tâches. Cette redistribution vise à égaliser les tâches souhaitables et indésirables entre les travailleurs d’un même lieu de travail et d’un même lieu de travail. Elle implique de revoir la division du travail afin d’équilibrer autant que possible le contenu du travail entre les tâches de planification et d’exécution. L’économie participative ne cherche donc pas à « abolir » la division du travail. Elle vise plutôt à revoir la division du travail afin de redistribuer équitablement les tâches pénibles et celles qui sont source d’autonomie. Elle vise à redonner aux travailleurs le temps et le pouvoir de décision tout en leur permettant de rester en contact avec la sphère de la production (Hahnel, 2012, pp. 55-56).
Holisme complémentaire
Le holisme complémentaire est la théorie générale qui sous-tend l’économie participative, qui considère la société comme divisée en plusieurs sphères contenant des institutions sociales répondant aux besoins et aux désirs humains. Ces institutions façonnent les désirs et les besoins humains, tout comme elles sont façonnées en retour par ces désirs et ces besoins. Il vise à décrire la société en intégrant et en dépassant quatre théories sociales qualifiées de monistes : le nationalisme, le féminisme, le marxisme et l’anarchisme. Ces théories sociales sont monistes car elles n’offrent pas une perspective qui permette de comprendre subtilement la complexité de la société (Albert et al, 1986, p. 80).
Conseils de consommateurs
Les conseils de consommateurs sont chargés de la consommation dans le processus de planification. À l’instar des conseils de travailleurs, les conseils de consommateurs sont organisés selon le principe fédéral, mais sur une base géographique plutôt que sectorielle. Ils sont imbriqués les uns dans les autres, du foyer individuel au conseil national (Albert, 2003, p. 93).
Comité de facilitation de l’itération
Le rôle principal de l’IFB est de faciliter et de coordonner le processus de planification. Cet organisme recueille toutes les propositions de production et de consommation, les compare et renvoie des suggestions alternatives aux différents conseils. Sa fonction est strictement formelle. Il s’agit d’un lieu de travail technique comme tant d’autres, qui ne détient aucun pouvoir politique extraordinaire. Il aide les lieux de travail et les ménages en intégrant le processus de planification participative par le biais de l’information (Albert et Hahnel, 1991a, p. 62).
Prix
L’IFB calcule les prix. Ceux-ci sont basés sur les coûts et influencés par l’offre et la demande. Dans le processus de planification itératif, les IFB émettent des prix qui sont ensuite affectés par l’offre et la demande telles qu’elles sont exprimées par les conseils des travailleurs et des consommateurs. Un nouveau cycle commence en tenant compte de ces nouveaux prix. Les prix fournissent des informations utiles sur les coûts sociaux et les avantages sociaux des biens et des services (Hahnel, 2012, pp. 91-92).
Rémunération
Les conseils des travailleurs fixent la rémunération en fonction de l’effort et déterminent le niveau d’effort requis pour chaque tâche. L’objectif de lier les salaires à l’effort est de garantir que chacun soit rémunéré en fonction de son effort, seule chose sur laquelle les travailleurs ont une influence claire. La rémunération est distribuée sous forme de crédits de consommation que les clients peuvent utiliser pour obtenir des biens de consommation. Les lieux de travail ne conservent pas ces crédits après la transaction et ils ne sont pas utilisés dans la production (Albert, 2003, p. 112 ; Hahnel, 2012, p. 59).
Conseils des travailleurs
Les conseils de travailleurs sont l’organe d’autogestion des lieux de travail qui produisent des biens et des services. Seuls les travailleurs sont membres de ces conseils. Tous les travailleurs d’un lieu de travail participent aux décisions du conseil des travailleurs. Ils le font directement au sein de leurs conseils locaux. Les conseils de travailleurs sont chargés de la gestion quotidienne de leur lieu de travail local, sont fédérés par secteur et gèrent l’ensemble de l’économie productive à travers ce processus. Ils sont imbriqués les uns dans les autres, depuis la petite équipe de travail jusqu’au conseil national. C’est au sein de ces conseils que les travailleurs expriment le nombre d’heures qu’ils souhaitent travailler, ce qu’ils souhaitent produire, comment ils veulent organiser leur lieu de travail, etc. (Albert, 2003, p. 92).
La planification centrale informatisée de Cockshott et Cottrell
Bureau central de planification
Le bureau central de planification est l’institution centrale du modèle de Cockshott et Cottrell. Il est souvent simplement appelé « planification » par les auteurs. Il est composé d’experts (économistes, techniciens, informaticiens et ingénieurs). La tâche principale du bureau central de planification est d’élaborer des plans alternatifs. La planification élabore trois types de plans : macroéconomiques, stratégiques et détaillés. Ces plans sont proposés à la population par référendum électronique et adoptés (Cockshott et Cottrell, 1993, p. 179).
Comités de citoyens
L’État serait maintenu, mais pas tel que nous le connaissons. Il s’agirait d’un « État acéphale », en ce sens qu’il n’aurait aucun pouvoir législatif et que son rôle se limiterait à mettre en œuvre les décisions prises par ses comités constitutifs. Ces comités seraient composés de citoyens choisis par tirage au sort parmi leurs utilisateurs et leurs travailleurs. Tous les organismes publics et chaque secteur industriel seraient régis de cette manière (santé, éducation, eau, électricité, transports, etc.) (Cockshott et Cottrell, 1993, p. 167).
Commune
Les communes sont des espaces de vie non obligatoires qui, selon Cockshott et Cottrell, seraient plus efficaces et mieux adaptés à leur modèle. Elles devraient offrir une pièce par personne au sein d’un habitat collectif et être conçues avec une architecture adaptée à ce nouveau mode de vie domestique. Les communes réaliseraient collectivement quatre activités économiques : le logement, la garde d’enfants, certaines activités de loisirs et l’aide aux personnes âgées. La mise en commun de ces activités permettrait de réaliser d’importantes économies d’échelle (Cockshott et Cottrell, 1993, p. 150).
Plan détaillé
Le plan détaillé contient la répartition concrète des ressources dans le cadre établi par les plans macroéconomique et stratégique. Si le plan stratégique investit, par exemple, un certain montant des recettes nationales dans un secteur spécifique, le plan détaillé précisera le montant concret des ressources nécessaires à chaque projet pour atteindre cet objectif (Cockshott et Cottrell, 1993, p. 73).
Plan macroéconomique
Le plan macroéconomique établit les paramètres généraux qui visent à encadrer le développement économique à long terme. Il contient les niveaux d’investissement pour l’ensemble de l’économie, le niveau d’imposition et d’épargne (Cockshott et Cottrell, 1993, p. 89).
Prix
La valeur des biens et des services serait exprimée en heures de travail socialement nécessaires à leur production. Cependant, les prix ne correspondraient pas nécessairement à la valeur. Le bureau central de planification procéderait à des ajustements en fonction de la demande. Ainsi, si un produit est très demandé, les prix seraient ajustés pour répondre à cette demande de manière adéquate. Concrètement, deux chiffres seraient affichés au moment de l’achat : la « valeur » (le nombre d’heures de travail socialement nécessaires pour le produire) et le prix ajusté en fonction de la demande. La valeur du travail serait ainsi un repère pour limiter l’élasticité des prix (Cockshott et Cottrell, 1997, pp. 347-348).
Projets
Les projets s’apparentent à des entreprises dans la société capitaliste et sont le lieu où se déroule la production. Les projets n’ont pas d’existence juridique formelle ; ce sont uniquement des unités administratives qui appartiennent à la communauté par le biais de la planification. Le lien entre le bureau central de planification et les projets est similaire à celui qui existe entre une entreprise et ses différentes divisions. Les projets et le bureau central de planification communiquent principalement par le biais de données numériques. Chaque projet dispose d’un ordinateur dédié à la planification, connecté à un réseau d’information dédié à cette tâche (Cockshott et Cottrell, 2008, p. 9). Chaque projet est autogéré par ses travailleurs (Cockshott et Cottrell, 1993, p. 179).
Plan stratégique
Le plan stratégique concerne l’évolution de la structure de l’économie à court, moyen et long terme. Le plan stratégique présente les secteurs à développer et ceux à réduire, la dimension environnementale de l’économie et le temps de travail total (Cockshott et Cottrell, 1993, p. 61).
Impôts
L’impôt sur le revenu, la rente foncière et la taxe à la consommation financent les services offerts gratuitement à la population. Étant donné que la répartition des revenus serait à peu près égale, il n’y aurait aucune raison d’introduire un impôt différencié. Les auteurs proposent d’introduire un « impôt à taux unique », dont le montant serait décidé chaque année par des moyens démocratiques. La deuxième source de revenus de l’État serait la rente foncière. La propriété foncière serait un monopole public. À l’instar des ressources naturelles, la terre serait protégée par une agence internationale pour l’environnement. Une organisation nationale servirait d’intermédiaire pour coordonner les activités de cette agence. Ainsi, lorsqu’une personne achète une maison, elle est propriétaire des matériaux, mais loue le terrain à l’État. Une taxe à la consommation serait introduite pour les biens et services socialement et écologiquement indésirables. Cette taxe permettrait de limiter l’utilisation de ces biens et services. Par exemple, des taxes spécifiques pourraient cibler des produits tels que le pétrole, le tabac et l’alcool afin d’ajuster le comportement des consommateurs (Cockshott et Cottrell, 1993, pp. 70, 99, 211).
Valeur
La théorie de la valeur travail est le fondement du modèle de Cockshott et Cottrell. Les heures travaillées constituent l’unité de base utilisée dans l’ensemble du modèle. Ainsi, les salaires, les prix et les plans sont tous exprimés en équivalents heures de travail (Cockshott et Cottrell, 1993, p. 41).
Salaires
Les salaires sont différenciés en fonction de la productivité et payés en jetons de travail. Selon les auteurs, associer la productivité aux salaires permet de reconnaître les disparités dans l’effort investi dans le travail et de rémunérer les travailleurs en fonction de leur effort, mesuré en termes de production. Les auteurs proposent trois niveaux de productivité : A, B et C, A étant très productif et C moins productif. Cette classification ne serait pas liée au niveau de formation ou d’éducation du travailleur, mais strictement à sa productivité. Ce serait un moyen de reconnaître la contribution de chaque travailleur à sa juste valeur. Lorsque les gens contribuent davantage à la société, ils reçoivent proportionnellement plus, et vice versa. En cas de pénurie de main-d’œuvre dans un secteur particulier, Cockshott et Cottrell envisagent la possibilité d’augmenter les salaires à titre d’incitation. Le bureau central de planification paie les salaires en jetons de travail, et non les projets. Ces jetons ne peuvent être utilisés que par la personne à qui ils ont été remis. Lorsqu’ils sont utilisés, ils sont détruits, tout comme les billets de théâtre (Cockshott et Cottrell, 1993, p. 34).
La coordination itérative démocratique à plusieurs niveaux de Laibman
Centre
Le centre est un espace de prise de décision où la planification économique démocratique est coordonnée à un niveau élevé. Les entreprises constituent ce centre et lui rendent compte. « Une métaphore visuelle pourrait faire référence à des niveaux « supérieurs » et « inférieurs », à condition d’éviter toute connotation péjorative (considérer « supérieur » comme « meilleur » ou « privilégié ») ; une alternative pourrait utiliser une conception interne-externe » (Laibman, 2015, p. 309).
Entreprises
Unités locales de production (Laibman, 2015, p. 309).
Itératif
Le terme « itératif » fait référence à des flux répétés et séquentiels de données et de propositions entre le centre et les entreprises et, le cas échéant, à des ordres contraignants du centre vers les entreprises. Chaque entreprise prépare son plan et, ce faisant, intègre des connaissances locales spécifiques : les particularités de sa main-d’œuvre, l’environnement physique, l’équipement, l’histoire, etc. Le flux « ascendant » (ou « entrant ») de ces plans vers le centre implique l’agrégation, la coordination pour assurer la cohérence de l’offre et de la demande, des intrants et des extrants, la recherche de solutions optimales aux problèmes impliquant des choix (le cas échéant) et la vérification du plan global émergent par rapport à des critères plus larges. (Laibman, 2015, p. 309)
Mesure de l’activité des entreprises
La mesure de l’activité des entreprises est une évaluation quantitative et qualitative de la performance des unités de production, « qui est l’objet de la planification, le moyen d’évaluation et la base de la formation du revenu des entreprises » (Laibman, 2015, p. 317). L’aspect quantitatif est basé sur un taux de rendement, et l’aspect qualitatif sur un indicateur social (voir ci-dessous).
Organisation
L’organisation est une dimension de tout modèle postcapitaliste qui concerne le degré de centralisation ou de décentralisation du processus décisionnel de ce modèle. « L’organisation » couvre un spectre allant du central au décentral, avec à une extrémité une prise de décision très concentrée et à l’autre une dispersion extrême de la prise de décision (Laibman, 2022, p. 227).
Taux de rendement
Dans le socialisme MDIC, nous pouvons également envisager un taux de rendement unique, qui concentrera tous les aspects quantitatifs de la mesure de l’activité. […] Le rendement peut être lié à un ensemble plus large d’actifs, y compris ceux détenus en dehors de l’entreprise ; des horizons sociaux significatifs peuvent être appliqués à l’évaluation des investissements, à la conception et au développement des produits ; et des prix comptables pleinement appropriés […] peuvent être utilisés à des fins d’évaluation. (Laibman, 2015, p. 317)
Réglementation
La réglementation est une dimension de tout modèle postcapitaliste qui concerne le type d’informations sur lesquelles se fondent les décisions. « La « réglementation » renvoie à une autre dimension du choix : entre les méthodes quantitatives, à une extrémité, et les méthodes qualitatives, verbales ou politiques, à l’autre » (Laibman, 2022, pp. 227-228).
Mesure des indicateurs sociaux
La mesure des indicateurs sociaux est la partie qualitative de la mesure de l’activité d’une entreprise.
D’un point de vue socialiste, le travail d’une entreprise ne se mesure pas seulement aux produits ou services qu’elle fournit, mais aussi à ses réalisations dans un certain nombre de domaines sociaux. À titre d’illustration, nous pouvons distinguer quatre domaines : l’écologie, la communauté, la solidarité et l’industrie. L’« écologie » mesure la contribution de l’entreprise à la durabilité, à la réalisation des objectifs sociaux en matière d’émissions de carbone, d’utilisation de combustibles alternatifs, d’élimination des déchets, etc. La « communauté » fait référence à ses liens avec la communauté environnante : son travail avec les écoles, son aide au développement de sites résidentiels, la mise à disposition de ressources récréatives, etc. La « solidarité » mesure les efforts de l’entreprise pour lutter contre les divisions oppressives qui existent encore au sein de la main-d’œuvre et de la communauté des travailleurs au sens large : racisme, sexisme, hétérosexisme et hétéronormativité, exclusion nationale ou ethnique. Cette catégorie pourrait également inclure le travail de solidarité internationale. Enfin, le critère « industrie » mesure les relations de l’entreprise avec l’ensemble de son secteur, par exemple le partage de ressources avec des entreprises moins développées et la participation à la planification au niveau de l’industrie ou du secteur. […] Des équipes d’évaluateurs, composées de « parties prenantes » dans chaque domaine, établiront des notes pour l’activité de l’entreprise, chacune dans son domaine de compétence particulier. Ces notes sont ensuite agrégées et ajoutées à la mesure basée sur le taux de rendement socialiste. (Laibman, 2022, p. 243)Prix de reproduction sociale
[Un] ensemble de prix de référence organisés selon un principe fondamental permettant de définir et de calculer un taux de rendement ou un profit uniforme, et une méthode unique et inclusive pour définir et mesurer les stocks de ressources (« capital ») pertinents impliqués dans chaque secteur de production. Ces prix constituent un système de prix « classique », similaire à celui de Sraffa ou à d’autres modèles modernes de production-prix linéaires, mais orienté vers la propriété socialiste plutôt que capitaliste, en tenant compte à la fois de ce qui constitue le « revenu » ou le « surplus » provenant de la production et des stocks de ressources sociales qui constituent la base appropriée pour comparer ce surplus lors du calcul d’un taux de rendement. (Laimban, 2015, p. 311)
Notes
1. Ce chapitre a été publié pour la première fois en 2021 sous forme de note de recherche du Centre de recherche sur les innovations et les transformations sociales (CRITS), mais il ne portait que sur les trois premiers modèles. Nous avons ajouté le modèle de Laibman à la demande des éditeurs de cet ouvrage, en traduisant et en modifiant certaines parties d’un chapitre de notre livre publié en français en 2023 : Construire l’économie postcapitaliste. Ce chapitre s’appuie sur des recherches soutenues par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
2. Le débat portait sur la possibilité technique de planifier une économie moderne complexe. Il opposait deux camps. Le premier, composé d’économistes de l’école autrichienne (principalement Friedrich Hayek et Ludwig von Mises), rejetait la possibilité de calculer rationnellement l’activité économique par le biais d’une planification centrale. Le second camp, composé d’économistes socialistes, défendait cette possibilité. Voir Devine et Adaman (1996)pour plus d’informations.
3. Un résultat optimal de Pareto est un état économique dans lequel il n’est pas possible d’améliorer la situation d’un individu sans dégrader celle d’au moins un autre.
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Notes
- 1Ces mêmes auteurs ont publié en 2023 chez Lux Éditeur : Construire l’économie postcapitaliste