Capitalisme et publicité contestée. Une conversation avec Nancy Fraser

Original : Capitalism and contested publicity. A conversation with Nancy Fraser. Un article dans le numéro spécial Structural Transformation of the Public Sphere, de la revue Philosophy & Social Criticism, par Victor Kempf et Sebastian Sevignani.

Résumé

À la suite d’un atelier sur le thème « Wildening the public sphere » (Renaturer la sphère publique) organisé avec Nancy Fraser au Centre pour la critique sociale de Berlin en juin 2022, nous avons eu l’occasion de poursuivre la discussion via Zoom en novembre 2022.

Nous commençons par mettre en lumière la relation entre les « contre-publics subalternes » et le grand public, la montée des contre-publics de droite et l’impact des « réseaux sociaux » sur la sphère publique. Cela nous amène à nous interroger sur la place des publics dans le capitalisme et sur leur capacité à politiser des questions traditionnellement considérées comme privées dans les sociétés capitalistes. Cela est particulièrement intéressant au regard de la tâche politique urgente qui consiste à former une identité de classe ouvrière élargie et non essentialiste, capable de médiatiser les différentes « faces du travail », comme le dit Fraser dans sa récente Benjamin Lecture (2022a).

Mots-clés

sphère publique, contre-public, hégémonie, capitalisme, classe, race, intersectionnalité, réseaux sociaux


Le modèle classique de la « sphère publique bourgeoise » est en train de se désagréger. Dès 1990, Nancy Fraser (1992) analysait comment les « contre-publics subalternes » issus du féminisme contestaient l’ordre discursif bourgeois dominé par les hommes. C’était une bonne nouvelle, car cela permettait non seulement de rendre visibles des frontières jusqu’alors invisibles de l’espace public, mais aussi de les abattre en partie. D’autres contre-publics subalternes, tels que les contre-publics queer (Warner 2002) ou antiracistes (Squires 2002), se sont joints à l’évolution esquissée par Fraser.

Récemment, cependant, des tendances de plus en plus marquées viennent assombrir cette perspective optimiste. Premièrement, toute une vague de contre-publics populistes de droite, d’extrême droite et adeptes des théories du complot a émergé ces dernières années, qui peuvent peut-être être qualifiés à juste titre de « subalternes », mais qui ne veulent pas abattre les frontières traditionnelles de la sphère publique bourgeoise, mais plutôt lutter pour leur rétablissement. Dans ce contexte, l’expression d’une perspective subalterne se mêle de manière erronée et menaçante à la défense agressive d’autres voix subalternes. Deuxièmement, la prolifération actuelle des contre-publics subalternes s’inscrit dans le contexte de la numérisation capitaliste (voir les contributions de Ritzi, Maschewski et Nosthoff, Baum et Selliger, Jarren et Fischer dans ce numéro spécial, ainsi que Sevignani 2022 ; Staab et Thiel 2022). D’une part, les « réseaux sociaux » permettent la formation d’espaces publics alternatifs. D’autre part, en raison de la logique capitaliste d’expropriation et d’exploitation, ils sont contrôlés par des algorithmes de telle sorte que les différents milieux finissent par rester entre eux. Cela favorise une fragmentation de l’espace public, qui non seulement fige la confrontation entre les camps politiques, mais rend également plus difficile l’émergence d’associations contre-hégémoniques, par exemple à travers la politique de la post-vérité (voir van Dyk 2022).

Dans l’interview qui suit, Nancy Fraser poursuit son analyse de l’espace public à la lumière de ces développements. Elle commente l’émergence de contre-publics de droite et plaide pour une approche politique qui prenne au sérieux les expériences d’exclusion vécues par exemple par les partisans de Trump, mais qui tente de les dissocier de leur interprétation ressentimentale et raciste par le biais d’une discussion d’égal à égal. Fraser reconnaît la fragmentation de l’espace public, mais ne la considère pas comme une tendance qui aurait déjà rendu impossible toute communication entre les différents publics. Ainsi, le point de fuite d’une contre-hégémonie de gauche demeure, qui permet de mettre en conversation et d’unir les différents « contre-publics subalternes », dont certains sont aujourd’hui en opposition farouche, mais pas à travers le « signifiant vide » du « peuple », comme dans les approches populistes de gauche (Laclau 2007 ; voir aussi Kempf 2020 ; Marchart 2018), mais à travers le concept de classe, qui est matériellement déterminé mais libéré de son confinement au travail salarié (Fraser 2022a). Fraser est convaincue que la contradiction entre les « travailleurs de la rust belt » et les « travailleurs migrants dans le secteur des soins » (pour ne citer qu’un exemple), qui a été portée jusqu’au point de rupture du débat, s’avérera être une imposture et pourra être résolue de manière rationnelle si l’on met suffisamment en évidence le désavantage commun au sein du système capitaliste. Fraser soutient qu’une politique de gauche durable doit mettre l’accent sur ce point commun plutôt que de trop insister sur le racisme de la classe ouvrière blanche.

Que l’on partage ou non cette approche, la question générale est de savoir comment une contre-hégémonie socialiste peut s’articuler dans la sphère publique alors que celle-ci est précisément dominée par la logique capitaliste de la croissance. Pour Fraser, l’alternative au contrôle capitaliste des réseaux sociaux ne réside pas dans leur réglementation par l’État. Il s’agit plutôt d’arracher la réglementation des réseaux sociaux au pouvoir créatif privé de Facebook de manière à ce qu’elle devienne elle-même une question publique. À ce stade, Fraser relie son analyse des publics à sa théorie du capitalisme (Fraser 2014a ; Fraser 2022b ; Fraser et Jaeggi 2018) : Bien plus qu’un simple système économique, le capitalisme repose sur des conditions sociales, politiques, culturelles et écologiques qu’il rend simultanément invisibles. Cette invisibilisation est étroitement liée à une séparation entre la sphère publique et la sphère privée : le travail de soins, qui est principalement effectué par les femmes et indispensable à la poursuite de l’exploitation capitaliste, est relégué à la sphère privée et donc retiré du débat public, tout comme le contrôle des entreprises sur le fonctionnement des réseaux sociaux. Mais là encore, Fraser ne voit pas une situation sans issue, mais la possibilité de « luttes frontalières » qui politisent ce qui semble privé et le ramènent à la lumière publique. Selon Fraser, malgré la fragmentation politique et les restrictions capitalistes, l’espace public conserve sa caractéristique d’être un contexte de communication sociale global, amorphe et incontrôlable. Cela dépendra notamment de la stratégie politique de la gauche, qui pourra le faire réémerger entre les sphères publiques individuelles encapsulées et s’emparer de ses propres conditions et déformations capitalistes.

« Contre-publics subalternes » et grand public

Q : Dans votre essai fondateur Rethinking the Public Sphere (1990, 1992), vous diagnostiquez et défendez de manière normative l’émergence de ce que vous appelez les « contre-publics subalternes », qui remettent en cause l’hégémonie de la sphère publique bourgeoise. D’une part, il existe une multitude de publics différents issus de contextes sociaux, culturels et politiques variés. D’autre part, en tant que publics, ils s’adressent tous à un « grand public » global, au sein duquel ils peuvent discursivement s’entendre. Pourriez-vous expliquer comment vous concevez la relation entre les contre-publics subalternes et ce que vous appelez le grand public ? Qu’est-ce que ce dernier ? S’agit-il de quelque chose comme le discours universel à la Habermas, ancré dans le tissu de l’action communicative qui intègre la société dans sa totalité ?

R : Je ne souhaite pas nécessairement m’engager dans le lourd bagage théorique de l’action communicative en tant que théorie de ce qui maintient la cohésion de la société ou de ce à quoi toute action communicative vise en fin de compte, ou quoi que ce soit de ce genre. Je pense que c’est une autre question, et je ne pense pas que nous ayons besoin d’entrer dans ce débat ici. Mais je voudrais aborder votre question sous deux angles. Je dirai d’abord quelques mots sur le concept de contre-publics subalternes, puis sur la notion de public au sens large.

En qualifiant certains publics de contre-publics subalternes, je voulais suggérer qu’ils sont avant tout relativement dépourvus de pouvoir par rapport à des publics plus larges, plus officiels et plus influents. Ils sont en quelque sorte défavorisés d’une manière ou d’une autre. Et en utilisant le mot « contre », je voulais suggérer qu’ils sont en relation de contestation ou d’opposition avec les discours publics dominants. Il ne s’agit donc pas simplement de petits ou même de grands groupes de personnes qui s’intéressent tous aux échecs ou à autre chose et forment une communauté autour de cela. Il s’agit plutôt d’opposition. L’émergence des contre-publics subalternes est déclenchée par le désir de faire entendre son point de vue dans les processus normaux de communication.

À ce stade, on voit déjà qu’il y a une orientation vers une communauté discursive plus large. C’est là que j’introduis l’idée du grand public, conçu comme un espace global où se forment l’opinion publique et le sens commun hégémonique. Je pars du principe que dans les sociétés modernes, où l’interdépendance dépasse de loin la communication en face à face, il existe une force amorphe qu’est l’opinion publique, qui revêt une certaine forme d’anonymat. Cela ne signifie pas que tout le monde y participe activement, mais il s’agit d’une force qui possède une sorte d’inertie, ainsi que des routines et des limites, pour ainsi dire. Dans ce contexte, il serait tout à fait normal que toutes sortes de personnes se sentent ignorées. La plupart du temps, ces sentiments d’être ignoré sont mis de côté, marginalisés. Ils ne prennent pas d’importance. Ils ne s’accumulent pas, ne s’organisent pas, ne s’expriment pas. Mais lorsque des mouvements sociaux se forment dans cette relation d’opposition fondée sur un grief lié à leur désavantage structurel, alors il y a une possibilité de contre-publicité, de mise en lumière des voix subalternes. C’est la question célèbre posée par Gayatri Spivak : « Les subalternes peuvent-ils parler ? »

La relation entre les contre-publics subalternes et le grand public est liée au concept de démocratie. Il fait partie de notre sens commun de croire, du moins en théorie, que tout le monde devrait avoir une voix égale dans le processus de formation de la volonté politique, même si nous savons que ce n’est pas ainsi que fonctionne la réalité sociale. Mais cette idée normative fait partie des hypothèses de base de la formation de l’opinion publique. Si un public veut être à la hauteur de ses aspirations démocratiques sous-jacentes, il ne peut pas empêcher structurellement des groupes importants de personnes de faire entendre leur voix.

Q : Même s’il est difficile de saisir la nature socio-théorique du grand public, l’utilisation de ce concept semble impliquer l’idée qu’il existe une relation dialogique entre les publics singuliers. Ils peuvent se disputer violemment, mais, du moins en principe, la contestation s’inscrit dans une orientation mutuelle vers un accord qui sert de terrain d’entente et de base sous-jacente au conflit. Êtes-vous d’accord pour dire que c’est ce qui est sous-entendu lorsque nous parlons du grand public ?

R : C’est intéressant que vous posiez cette question. Nous venons d’organiser une conférence à la mémoire de Richard J. Bernstein la semaine dernière à la New School, où toute cette question du dialogue et de l’orientation vers un accord a été soulevée. Je veux dire, personne ne va refuser cette idée. C’est comme dire que vous êtes contre la tarte aux pommes ou quelque chose comme ça, vous voyez ? Mais ce que je veux souligner, c’est que si vous ne contextualisez pas cette idée d’orientation vers un accord, vous pouvez vous retrouver dans une position très problématique. Ce que je veux dire, c’est que la pression pour s’orienter vers un accord dans une situation d’exclusion ou de subordination structurelle sert à mystifier, à exclure davantage ou à intimider les sujets subalternes.

Il me semble que nous devrions également parler de l’importance du désaccord et de la dissidence comme moyen de clarifier la situation (par opposition à toute cette pression apparemment éthique et « donc » justifiée pour parvenir à un accord). La situation que je décris est celle dans laquelle les points de vue des groupes marginalisés ou subordonnés, s’ils sont disponibles, sont rapidement caricaturés et présentés de manière à les rendre tout à fait ridicules. Un exemple tiré du discours public américain récent serait la façon dont la formulation certes problématique « défund the police » (supprimer les fonds alloués à la police) a été instantanément présentée comme favorable à la criminalité, alors qu’il s’agissait en réalité de la nécessité de redistribuer les ressources publiques entre les services de police, les programmes de santé mentale et d’autres institutions chargées de lutter contre les troubles. Nous devrions donc être capables d’exprimer notre désaccord avant d’insister sur le fait que nous devrions tous essayer de trouver un accord.

Q : Dans votre réponse (voir Fraser 2014b) à la discussion qui a suivi votre article sur la transnationalisation de la sphère publique (2007), vous parlez d’une subjectivité moderne typique qui s’oppose fondamentalement à toute forme de domination et d’assujettissement social injustifié. Est-ce la raison pour laquelle les mouvements sociaux se forment et pourquoi les contre-publics subalternes s’orientent vers la sphère publique au sens large ?

R : Commençons par la dimension empirique de votre question. Je pense que les contre-publics subalternes existent depuis aussi longtemps que les publics. Dès que vous entrez dans le cadre moderne avec une orientation quasi ou pseudo-démocratique, vous êtes également confronté à une pluralité de publics différents. D’un point de vue empirique, le modèle du « public unique » n’est tout simplement pas utile. Il jette également un voile obscur sur ce qui se passe réellement d’un point de vue normatif. L’idée même de publicité inclut celle d’inclusivité et de parité de participation. Il n’est donc pas surprenant que des gens viennent dire : « Attendez une minute ! Ces conditions ne sont pas réellement remplies ici ». Ils ne se retirent pas pour construire leur propre petit monde séparé. Il y a des gens comme les Amish ou d’autres communautés religieuses fondamentalistes qui font cela, mais ce ne sont pas des contre-publics subalternes. Décrire un contre-public subalterne, c’est dire que des personnes contestent un statut défavorisé, marginalisé ou subordonné qu’elles occupent dans la société en général et dans la formation de l’opinion publique en particulier. Il s’agit de décrire comment elles essaient de trouver un moyen d’amplifier leur voix.

Q : Nous sommes d’accord sur le fait qu’il faut être très sceptique à l’égard de l’idée d’une sphère publique universelle. Il faut en effet contextualiser cette idée et être conscient des exclusions implicites qui, d’un point de vue historique, ont été inhérentes à l’universalisme bourgeois. Nous sommes également d’accord sur le fait qu’il ne s’agit pas toujours de parvenir à un consensus, mais avant tout de disposer d’un espace de communication dans lequel l’articulation du dissensus est possible. Mais pour ne pas être simplement destructrice, l’articulation du dissensus doit être fondée sur une relation sous-jacente de reconnaissance réciproque, en ce sens que je suis prêt à discuter avec l’autre même si je suis en total désaccord avec lui. Aujourd’hui, nous constatons que cette condition normative préalable à une articulation discursive du dissensus est en train de disparaître, étant donné que l’intensification des confrontations politiques et culturelles ne conduit pas à un approfondissement du discours, mais à la création de bulles de filtrage, de chambres d’écho, etc.

R : Je dirais que le type de reconnaissance dont nous parlons ici est extrêmement mince. Je peux être dans une sorte de relation communicative dissensuelle avec des personnes que je déteste, dont je considère les opinions comme abominables. Lorsque je suis dans cette relation, je n’essaie vraiment pas de les convaincre. Je pense qu’ils sont hors limites. Je parle à d’autres personnes et j’essaie de les convaincre : « N’écoutez pas ces gens, n’écoutez pas les racistes, n’écoutez pas les fascistes ! » Je pourrais accepter de débattre avec une telle personne, même si je me demanderais si je ne lui donne pas une légitimité en discutant avec elle. Mais supposons que j’accepte, ce serait pour des raisons stratégiques, pas parce que je souhaite parvenir à une compréhension mutuelle. Je ne voudrais pas supposer qu’il existe une quelconque forme de reconnaissance profonde.

Une nouvelle vague de contre-publicité

Q : Nous avons commencé notre conversation en parlant des « contre-publics subalternes » et de leur relation avec le grand public. La position sociale subjuguée était cruciale, tout comme leur orientation plus ou moins émancipatrice. Cependant, nous assistons aujourd’hui à la montée d’une autre vague de contre-publicité, celle de la droite, qui promeut des programmes nationalistes, xénophobes, sexistes, etc. Comment analysez-vous cette tendance ? Comment pouvons-nous distinguer conceptuellement, par exemple, les contre-publics progressistes et régressifs ? Nous pouvons bien sûr nous concentrer sur le contenu politique. Mais il existe peut-être une manière plus formelle d’aborder cette question, une manière plus immanente à la théorie de la sphère publique. Nous pouvons peut-être faire la distinction en examinant comment les contre-publics se comportent en tant que publics et s’ils sont capables de gérer la pluralité et la critique.

R : Il s’agit en effet d’un défi relativement nouveau. Lorsque j’ai écrit sur les « contre-publics subalternes » dans Rethinking the Public Sphere, j’avais particulièrement à l’esprit les mouvements féministes, auxquels j’étais très sympathique, sans pour autant m’identifier de manière inconditionnelle. Vous avez raison de dire qu’aujourd’hui, nous avons beaucoup de mouvements racistes, chauvins, nationalistes, négationnistes, etc. qui acquièrent une contre-publicité. Supposons, au moins pour un instant, que ces contre-publics soient vraiment subalternes. Même si c’est souvent une question assez confuse et ambiguë, je pense que beaucoup de personnes qui participent à ces contre-publics déplaisants ont des griefs réels, car elles sont structurellement défavorisées et marginalisées d’une manière ou d’une autre. Mais je tiens à préciser que ce n’est pas le cas de tous les participants à ce type de contre-publics. Il y a beaucoup d’autres personnes qui s’y mêlent, qui font autre chose et qui viennent d’ailleurs, d’un point de vue sociologique. Il ne faut pas confondre deux choses. La première est de savoir s’il s’agit de la voix de personnes qui n’ont pas été suffisamment entendues pour des raisons liées à leur position structurelle dans la société, leur position structurelle subordonnée ou défavorisée. L’autre est de savoir si les opinions qu’ils expriment sont celles que nous considérons comme adéquates pour exprimer leurs griefs. De mon point de vue, il y a souvent une erreur totale dans le diagnostic du problème. Si vous pensez que votre problème est causé par la présence d’un trop grand nombre de personnes noires ou homosexuelles, d’immigrants, de musulmans, de juifs ou autres, il s’agit sans aucun doute d’un diagnostic erroné. Mais je peux tout de même dire : « Oui, vous avez raison, vous avez un problème, votre voix n’est pas entendue, vous êtes structurellement défavorisés ». Donc, de mon point de vue, il s’agit de contre-publics subalternes dans la mesure où ils ne sont pas simplement des inventions de certaines élites manipulatrices. Cependant, la question de savoir comment les élites manipulatrices fonctionnent par rapport à ces contre-publics est une autre question.

Vous demandez ensuite comment distinguer les contre-publics progressistes des contre-publics régressifs. Je ne pense pas rechercher exactement des critères formels en termes de théorie de la sphère publique que vous venez de mentionner. Il existe probablement certains critères formels. Les négationnistes électoraux trumpistes aux États-Unis sont moins disposés à écouter et à débattre avec leurs adversaires que les membres du mouvement Black Lives Matter. Mais je ne pense pas non plus que beaucoup de membres de Black Lives Matter aient tout à fait raison. Je ne sais pas trop quoi dire sur l’aspect formel, c’est plutôt une question d’analyse théorique. Je dirais simplement qu’il y a d’un côté la question de s’exprimer depuis une position défavorisée. Et de l’autre, il y a la question de savoir comment évaluer le contenu de ce que les gens disent. Ce sont deux questions différentes. Et je distinguerais les réactionnaires des progressistes en termes de contenu. Je pense qu’il y a beaucoup de personnes structurellement défavorisées qui tiennent des propos très régressifs. Mais pour moi, la solution n’est pas de les faire taire, mais de les convaincre d’un autre diagnostic de ce dont elles souffrent. C’est ce que la gauche devrait faire aujourd’hui, selon moi. On ne peut pas simplement dire : « Vous êtes horribles, nous ne voulons rien avoir à faire avec vous ». Mais bien sûr, je fais une distinction entre les racistes de principe et les racistes opportunistes au sein de ces contre-publics néfastes ou désagréables. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il y a des gens qui sont tout simplement antisémites ou suprémacistes blancs, du moins pour autant que je puisse en juger. En ce qui concerne ces personnes, je ne cherche vraiment pas à les convaincre de quoi que ce soit, comme je l’ai déjà dit. Mais beaucoup de gens ont des opinions mitigées. Je vous donne un exemple : huit millions de travailleurs (syndiqués) de la Rust Belt ont voté pour Obama avant de voter pour Trump. Cela me dit que ce ne sont pas des racistes convaincus. Ils sont instables. Ils cherchent un moyen d’exprimer leur situation difficile, leurs griefs.

Je m’éloigne peut-être un peu de votre question, mais je voulais essayer de la replacer dans le contexte politique actuel, puisque vous y faites référence. La réponse à votre question dépend en partie de la façon dont nous percevons les personnes qui sont attirées par ces courants régressifs et des perspectives que nous avons, le cas échéant, de les faire basculer vers la gauche.

Les « réseaux sociaux » et la transformation de la sphère publique

Q : Passons à une autre transformation de la sphère publique qui se produit actuellement et qui est liée à l’utilisation de plus en plus répandue des « réseaux sociaux ». Habermas (2022) a longuement discuté de cette question tout récemment. Il soutient que les réseaux sociaux démocratisent la communication publique, mais au prix de sa marchandisation et de sa fragmentation. Nous nous demandons : quelle est votre opinion sur les réseaux sociaux et leur impact sur la communication publique ?

R : Tout d’abord, je dois avouer que je n’utilise pas du tout les réseaux sociaux. J’utilise à peine le courrier électronique. Cela vous en dit probablement long sur mon opinion à ce sujet, d’un point de vue purement personnel. Je ne sais pas où les gens trouvent le temps. C’est vraiment intéressant en tant que énorme perte de temps. Qu’est-ce que cela signifie pour notre mode de vie ? Que les gens consacrent chaque minute de leur temps libre, ou chaque instant passé dans le bus ou ailleurs, à cette activité. Il se passe quelque chose d’intéressant au niveau de l’expérience. Je constate qu’il existe une sorte de compulsion à être connecté en permanence. Cela va bien au-delà de la question de la sphère publique. Il s’agit vraiment du mode de vie dans lequel nous sommes. Il est tout à fait vrai que tout cela est lié à la marchandisation. Le meilleur ouvrage que je connaisse sur ce sujet est Surveillance Capitalism de Shoshana Zuboff (2019). Il traite essentiellement du data mining et des formes correspondantes de marchandisation de l’expérience. C’est comme si ce que les gens font au premier plan de leurs échanges sur les réseaux sociaux était une sorte de spectacle secondaire, et qu’il se passait autre chose en arrière-plan, l’extractivisme des données. Il y a donc deux niveaux.

Mais il y a aussi la question de la fragmentation. Pour moi, le problème n’est pas tant la fragmentation que la manière dont les algorithmes présélectionnent le contenu pour les personnes qui sont déjà sur cette page. C’est un cercle vicieux. C’est comme si le renforcement des positions était renforcé. Les mondes de vie donnés et, dans une certaine mesure, encore isolés sont reconfirmés de telle sorte que leur avenir sera comme leur passé, mais en pire. C’est un aspect très troublant du fonctionnement des flux des réseaux sociaux. Cela va de pair avec la polarisation politique que nous connaissons aux États-Unis. D’un autre côté, nous avons également connu des périodes très polarisées bien avant l’ère numérique. Je ne sais donc pas dans quelle mesure cela est lié à la numérisation. Mais il existe au moins cette dynamique de renforcement par le fonctionnement des algorithmes.

Pour moi, le problème le plus grave réside dans le fait que toute forme de modération des contenus est soit absente, soit exercée dans des conditions capitalistes. Elon Musk a désormais pris le contrôle de Twitter et a tout simplement supprimé l’ensemble du système d’évaluation des contenus qui était censé signaler les fausses informations, les replacer dans leur contexte, etc. C’est une question très complexe, car d’un autre côté, je ne suis pas à l’aise avec l’idée que les méga-entreprises aient la responsabilité de décider ce qui est ou n’est pas de la désinformation. Mais de nombreux États ne devraient pas non plus avoir cette responsabilité ou ce pouvoir. Il est très discutable que quiconque puisse avoir l’autorité légitime pour le faire. L’idée centrale de la publicité est qu’elle doit être autocorrectrice. Il ne devrait y avoir aucun pouvoir qui puisse dire : « Ceci est une fausse information, cela n’en est pas ». Il n’y a pas de point de vue extérieur, au-delà du discours public lui-même. Il n’y a que la force du meilleur argument. Mais nous sommes dans une situation assez effrayante aux États-Unis, et peut-être ailleurs, où les gens veulent qu’un pouvoir extérieur fasse cela parce que la situation est si grave.

La sphère publique dans une conception élargie du capitalisme

Q : Vous venez d’évoquer les conditions capitalistes dans lesquelles fonctionnent les réseaux sociaux. Cela nous amène à une autre question clé, à savoir la relation entre la sphère publique et le capitalisme. Si vous vous êtes fortement intéressé à la sphère publique dans les années 1990 et par la suite, vous vous êtes ensuite concentré sur l’élaboration d’une notion élargie du capitalisme (Fraser 2022b). Nous sommes curieux de savoir comment ces deux aspects de votre réflexion s’articulent. Quel est le lien entre vos travaux antérieurs et vos travaux récents ? Quel rôle jouent les concepts de sphère publique et de contre-publicité dans votre vision élargie du capitalisme ? Quelle place occupent la publicité et la contre-publicité dans votre analyse du capitalisme en tant que système complexe fondé sur des conditions culturelles, sociales et politiques ?

R : Je pense que c’est une question de perspective. Je ne pense pas avoir changé d’avis sur le rôle et l’importance de la publicité. Ce qui m’a toujours attiré dans La transformation structurelle de la sphère publique (1989) de Habermas, c’est sa manière de situer fermement la publicité comme un espace institutionnalisé au sein des sociétés capitalistes. Dans la mesure où il y avait un argument normatif, il émergeait de ce contexte socio-institutionnel. D’une certaine manière, c’est l’un de mes livres préférés de Habermas pour cette raison. C’est un livre profondément historique et socio-théorique. Je suis dans cette veine. J’ai toujours considéré la théorie de la sphère publique comme une contribution à la théorie sociale du capitalisme. Je dirais que Structural Transformation est quelque chose de remarquablement différent d’une contribution à la philosophie morale. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas été développée par Habermas pour devenir plus tard une théorie éthique du discours. Mais j’ai toujours été moins intéressé par cette évolution que par ce que je considérais comme une nouvelle façon de faire de la théorie sociale critique. Et je pensais, et je pense toujours, que Habermas a fait une véritable découverte, et ce n’est pas un mot que nous utilisons souvent. Si Marx a découvert l’exploitation et Freud l’inconscient, alors Habermas a découvert la sphère publique en tant qu’institution réelle qui n’avait jamais été thématisée auparavant.

Dans mes travaux plus récents, j’ai continué à essayer de repenser la manière d’aborder la théorie sociale du capitalisme, comme vous venez de le résumer. Il est très clair pour moi que la publicité et la sphère publique font partie de cette histoire. Mais où situer la sphère publique dans la société capitaliste, je veux dire conceptuellement ? Où se situe la sphère publique ? À un certain niveau, elle s’inscrit dans le domaine politique, au même titre que les pouvoirs de l’État, les biens publics, etc. Et elle s’y inscrit à de nombreux autres niveaux, car elle est beaucoup moins liée aux institutions que d’autres aspects du domaine politique dans le capitalisme. C’est ce qui la rend intéressante. C’est comme des molécules libres qui flottent dans l’air. Elle influence la façon dont les gens comprennent leur vie, leur situation, leurs difficultés et leurs réalisations dans tous les domaines. Elle influence la vie familiale, la vie culturelle, la vie professionnelle, la vie politique, etc. Cela se produit de manière difficile à cerner. L’opinion publique n’est pas seulement le résultat d’un échange explicite d’arguments discursifs. Il existe tout un ensemble d’expériences qui entrent en jeu. Mais l’opinion publique a également un effet formateur sur l’expérience qui suit. C’est donc un cercle.

Bien que la réflexion sur le rôle et la production de l’opinion publique dans la société capitaliste soit une tâche importante, je m’éloigne de plus en plus de cette question socio-épistémologique pour m’orienter vers une réflexion sur l’hégémonie et la contre-hégémonie. Je vois cette problématique gramscienne comme étroitement liée à la problématique habermasienne de la publicité et de la sphère publique. C’est juste que la problématique gramscienne est plus centrée que celle de Habermas sur le problème politique de la construction d’un bloc de forces sociales différentes, mobilisées et positionnées différemment. C’est un projet politique qui diffère de la simple formation de l’opinion publique. Il s’agit de prendre au sérieux l’idée que l’opinion publique est ou peut être une force politique, et pas seulement une opinion. Elle doit être organisée, que ce soit au sein de partis politiques ou de coalitions. Je m’intéresse donc davantage à la manière dont l’opinion publique est mobilisée et organisée, car je constate que des formes très néfastes d’opinion sont mobilisées et organisées.

Q : Nous reviendrons sur la politique émancipatrice de la contre-publicité à la fin de l’entretien. Mais avant cela, nous aimerions vous poser une question complémentaire concernant la relation entre la sphère publique et le capitalisme. Vous avez souligné et approuvé la manière dont Habermas a théoriquement ancré la sphère publique dans le capitalisme. Mais que signifie « ancré », « situé » ou « positionné » dans le capitalisme ? Oskar Negt et Alexander Kluge (1993) se sont également penchés sur la relation entre le capitalisme et la sphère publique, mais ils avaient une vision très différente et beaucoup plus matérialiste de cette relation. En opposition au tournant communicatif qui s’opérait alors dans la théorie sociale et critique, ils ont tenté de défendre l’idée que la sphère publique peut, en fin de compte, être dérivée du mode de production qui prévaut dans la société. Pour Negt et Kluge, le public bourgeois est en quelque sorte le reflet idéologique et la synthèse illusoire de la société bourgeoise. Et il est également confiné à ce rôle. Par conséquent, pour surmonter ces exclusions sociales d’expériences qui caractérisent la sphère publique dans sa forme bourgeoise, nous devons tout d’abord inventer et rendre possibles des modes de production post-capitalistes qui donneront naissance à une sphère publique différente où différentes expériences pourront s’articuler. Nous voyons donc ici une forte insistance sur la base économique dont découle en quelque sorte la sphère publique. Cela diffère nettement du point de vue de Habermas, qui dit : « Oui, bien sûr, il existe un contexte capitaliste de la sphère publique, et nous devons en être conscients. Mais, du point de vue de sa reproduction communicative, la sphère publique en tant que sphère suit sa propre logique et n’est donc pas réductible à la base économique ». La question est donc, une fois encore, de savoir comment penser la base sociale, la réalisation pratique de ce que l’on appelle ici le public. Que pensez-vous de l’approche matérialiste à cet égard ? Ou, en d’autres termes, quel rôle joue exactement le facteur économique dans la compréhension de la sphère publique ?

R : Je rejetterais toute idée strictement économiste-déterministe, tout modèle base-superstructure. C’est en partie pour cela que j’insiste sur une vision élargie du capitalisme. Le pouvoir des entreprises, des investisseurs, etc. est très grand. On pourrait dire qu’ils déterminent dans une large mesure notre relation à la nature et beaucoup d’autres choses. Mais leur logique économique est elle-même marquée par le cadre institutionnel plus large dans lequel elle s’inscrit, un cadre qui comprend également les États et les pouvoirs politiques, les biens publics, les familles, les relations de parenté et les communautés. Pour moi, ce paysage plus large est très important.

Parlons de la division entre le politique et l’économique. Negt et Kluge ont sans doute raison. Le pouvoir du grand capital a beaucoup d’influence ou de pouvoir dans la politique et dans la sphère publique. Mais tout aussi important est le fait que la division même entre le politique et l’économique prédéfinit en quelque sorte ce qui relève légitimement de l’agenda public et ce qui relève réellement du marché, sauf que cette division est elle-même contestée. C’est ce que j’entends par « luttes frontalières ». Où ont-elles lieu ? Bien sûr, elles ont lieu dans la sphère publique, ou plus exactement à ses limites historiques et à ses marges sociales. Les gens se demandent si une question donnée doit être laissée au marché ou si elle relève de la compétence de l’État ou d’une autre instance politique. Nous devons garder plusieurs idées à l’esprit en même temps. Oui, le capital a un pouvoir énorme. Le système sépare le politique de l’économique d’une manière qui rend difficile la défense, par exemple, d’une perspective socialiste sur la production et la reproduction sociales. Mais même cette lutte difficile est possible. La situation n’est pas toujours la même ; elle dépend du temps et du lieu. Des questions apparemment privées peuvent devenir très controversées et être portées au premier plan dans la sphère publique, ce qui montre une fois de plus que la sphère publique, même si nous la considérons comme relevant du domaine politique, a la capacité de changer de lieu, pour ainsi dire. Ce n’est pas parce que, d’un point de vue institutionnel, le public fait principalement partie du domaine politique que nous ne pouvons parler en public que d’une notion prédéfinie de ce qu’est le politique.

« La classe au-delà de la classe » et la politique émancipatrice de la contre-publicité

Q : Dans vos récentes Benjamin Lectures (2022a), vous affirmez que le travail capitaliste a trois visages – exploité, exproprié et domestiqué – qui doivent se reconnaître mutuellement comme faisant partie d’une classe ouvrière élargie. Quel rôle jouent les publics dans ce processus de reconnaissance ? De quel type de sphère publique avons-nous besoin pour faciliter ce processus ? De quel type de politique contre-publique avons-nous besoin, compte tenu de la nécessité de prendre en compte la dimension affective de la formation de l’identité ?

R : La publicité ou la formation de l’opinion publique est le moyen non seulement de la prise de décision politique, mais aussi de la contestation et de la lutte politiques. C’est le moyen par lequel les luttes frontalières se livrent à travers l’argumentation discursive et la contestation. Mais c’est aussi le moyen de l’organisation politique, de la formation et de la transformation de l’identité politique. Dans mes conférences Benjamin, je réponds au problème de la dispersion des mouvements sociaux potentiellement émancipateurs. Je propose un moyen de changer la perception que les gens ont d’eux-mêmes afin qu’ils essaient réellement de se considérer comme faisant partie d’une classe ouvrière élargie et multiforme.

Nous avons traversé une phase où les gens disaient : « Formons simplement des coalitions de tous ces mouvements sociaux particuliers sans essayer de suggérer une identité globale ». Toute identité globale était considérée comme hégémonique dans le sens négatif du terme. La crainte prévalait que la recherche d’une identité globale soit exclusive et conduise à normaliser ou à privilégier un aspect tout en traitant les autres comme secondaires. Ces craintes sont justifiées. Mais une politique émancipatrice trop préoccupée par ces inquiétudes risque de perdre toute force et toute cohésion au-delà de tel ou tel sommet de protestation. Elle ne contient en fait pas suffisamment de ciment efficace, pour ainsi dire. Elle n’est pas vraiment puissante. Elle repose sur l’idée que nous avons des identités différentes : « Nous ne nous identifions pas, nous ne partageons pas d’identité, mais nous savons tous que nous avons le même ennemi : le capitalisme ». Mais c’est une question purement cognitive. Le cognitif est très important. Je ne veux pas que vous pensiez que je le minimise. Je propose un argument cognitif solide pour comprendre le capitalisme sur le plan structurel. Mais j’essaie d’en tirer une sorte de proposition arendtienne : nous devons considérer le capitalisme et ce que nous entendons par classe ouvrière sous l’angle d’au moins trois types de travail différents. C’est la seule façon d’éviter que, comme dans le marxisme traditionnel, le prolétariat industriel soit identifié à la classe ouvrière en tant que telle. Il existe une identité de cette dernière, mais cette identité ne peut être véritablement comprise et articulée que si nous acceptons la pluralité et commençons à mettre en dialogue les différentes facettes du travail. Je pense que la publicité est très importante lorsqu’il s’agit de trianguler la classe ouvrière à partir de points de vue multiples.

Q : La conception de la publicité se transforme-t-elle si l’on adopte la perspective arendtienne (voir par exemple Benhabib 1997) ? Du point de vue habermasien, la formation discursive de l’opinion publique était au centre de l’attention. Du point de vue gramscien, la formation de forces publiques à travers des luttes contre-hégémoniques était au cœur de l’attention. Aujourd’hui, une nouvelle dimension ou un nouvel aspect apparaît. La dimension de « l’action concertée » devient importante. C’est ce que font les rassemblements de protestation comme Occupy Wall Street. Il ne s’agit pas tant de discuter que d’agir, de conquérir ensemble l’espace public et d’exprimer ainsi collectivement sa voix. Un autre aspect qui est mal pris en compte dans la perspective habermasienne, gramscienne, mais aussi arendtienne, est le rôle que jouent les besoins dans l’émergence des contre-publics subalternes, mais aussi dans le contenu de ce qu’ils expriment. Avant d’entrer dans l’argumentation publique sur les revendications de validité universelle, les contre-publics subalternes sont d’abord centrés sur l’articulation de besoins particulièrement situés et réprimés, et sur leur interprétation contre-hégémonique.

R : Eh bien, les assemblées sont une forme de publicité. Je veux dire par là que nous devons considérer la publicité comme étant à la fois ontologiquement composée de discours et d’actions. Nous parlons d’actes de langage, ce qui inclut l’occupation d’une place publique ou toutes sortes d’autres choses : la désobéissance civile, pratiquer des avortements illégaux et dire : « J’ai avorté ! » Ce sont toutes des actions qui en disent long. Pour rendre aussi claire que possible la connexion entre l’action et la parole, entre l’agir et le discuter, je pense qu’une assemblée est une discussion. À un certain niveau, c’est une discussion très intense, car les gens mettent leur corps au service de leurs pensées, de leurs conclusions. C’est comme crier pour faire entendre son argument.

Je suis heureux que vous ayez soulevé la question de l’interprétation des besoins. Cette question figurait parmi mes tout premiers travaux (Fraser 1989). Ma réflexion sur l’interprétation des besoins portait précisément sur les processus par lesquels les acteurs subalternes rejettent les interprétations des besoins données par les experts ou les autorités officielles. Ils disent : « Non, ce n’est pas ce dont nous avons besoin ! » Cela reste en tension avec ce que je disais précédemment à propos des acteurs subalternes qui ont de réelles revendications, mais qui, de mon point de vue, se trompent lourdement sur les causes de leurs revendications. Ces interprétations des besoins doivent également être contestées, il ne faut pas prendre pour acquise la perspective à la première personne ! Mais elles doivent être contestées non pas d’un point de vue expertocratique, mais par un activisme contre-hégémonique capable d’aborder ces acteurs et leurs griefs sur le plan politique et sur un pied d’égalité.

Q : Je voudrais revenir sur ce que vous avez dit il y a quelques minutes. Vous avez parlé de la sphère publique comme d’un terrain de contestation où la formation d’un bloc contre-hégémonique contre le capitalisme néolibéral ou le capitalisme en général devient possible. Dans le processus de cette contestation, une identité non essentialiste et pluraliste de « classe au-delà de la classe » finit par émerger. Mais quels types de contestation sont importants ici ? Bien sûr, il est nécessaire de contester les structures données de la production capitaliste et les modèles culturels hégémoniques qui stabilisent ces structures. Mais nous pensons qu’il existe également une autre frontière de contestation, une contestation au sein même de la classe ouvrière élargie, entre les trois visages du travail, pour ainsi dire. Une contestation est nécessaire pour avoir une identité qui ne soit pas unilatérale, ni implicitement exclusive. Nous devons donc, pour prendre un exemple très urgent et déprimant, aborder et critiquer certaines formes de racisme présentes dans la vie quotidienne, qui font partie non seulement de la culture ouvrière, mais aussi, dans une mesure significative, de la culture dominante. Vous venez d’évoquer cette autre ligne de contestation lorsque vous avez parlé de contester les interprétations de droite des besoins et des griefs des subalternes. À quoi devrait ressembler ce type de contestation ? Quel type d’antiracisme est nécessaire à ce stade ? Il existe actuellement des discours antiracistes très vivants et engagés. Mais comment pouvons-nous nous connecter à cette vague actuelle d’antiracisme sans tomber dans le piège du néolibéralisme progressiste et de la moralisation individualiste qui l’accompagne souvent ?

R : Je ne peux pas m’exprimer beaucoup à ce sujet, car cela dépend beaucoup du contexte et de la situation. D’une manière très générale, je dirais qu’il vaut mieux éviter toute forme de supériorité morale et de condescendance. Il est très important de reconnaître les griefs réels des gens. Et il ne faut pas suggérer que le racisme au sein de la classe ouvrière blanche signifie que ces personnes sont privilégiées. Elles ne le sont pas, certainement pas aux États-Unis. Leurs communautés sont ravagées par la dépendance aux opiacés, le suicide, le chômage et l’anomie. Parler de « privilège blanc » dans ce contexte est franchement un peu obscène. Donc, si vous pensez vraiment avoir affaire à des membres d’une classe socialement différenciée qui produit essentiellement toute la richesse sociale dans le monde et qui reçoit très peu en échange, alors vous devez trouver un moyen de valider ce lien sans mâcher vos mots.


Références

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