La plateformisation de la sphère publique et son défi pour la démocratie

Renate Fischer et Otfried Jarren

Traduction de The platformization of the public sphere and its challenge to democracy, publié dans le numéro spécial de Philosophy & Social Criticism sur le thème Structural Transformation of the Public Sphere.


Résumé 

La démocratie repose sur une sphère publique vivante, où les idées se diffusent auprès du grand public et peuvent être discutées – et remises en question – par tous. Le journalisme a largement contribué à cette médiation sociale en réduisant la complexité, en fournissant des informations sur des sujets importants et en présentant des solutions politiques (planifiées). La transformation numérique de la sphère publique entraîne de nouvelles formes de fourniture, de distribution et d’utilisation des médias. Le journalisme a du mal à s’adapter à ces nouvelles conditions. Les valeurs journalistiques pertinentes pour la démocratie sont remplacées par celles qui sont pertinentes pour le modèle économique des plateformes de réseaux sociaux, axé sur la recherche d’attention. Nous plaidons pour un large débat public sur la plateformisation en cours et sur les politiques possibles pour garantir un système médiatique qui serve et renforce la démocratie.

Mots-clés : sphère publique, démocratie, journalisme, réseaux sociaux, réglementation des plateformes


La sphère publique a changé en raison de la différenciation sociale croissante, de l’accélération des processus de numérisation et de l’institutionnalisation des plateformes numériques. Les informations fournies sur les plateformes numériques imprègnent la sphère publique selon les algorithmes de ces plateformes, qui sont basés sur les règles et les normes des entreprises privées mondiales. Cela a déclenché une profonde transformation de la sphère publique (Jarren et Neuberger 2020), les médias et le journalisme traditionnels réagissant à l’importance croissante des agrégateurs d’actualités et des réseaux sociaux dans la réception de l’information. Les espoirs initiaux que les plateformes permettraient à chacun de participer à la sphère publique se sont avérés vains : le modèle économique des plateformes, axé sur la recherche d’attention, empêche une véritable inclusion et une participation égale de tous. La fragmentation de la sphère publique conduit à une moindre orientation vers la société et à une intégration moindre. Comme nous le montrerons, la transformation numérique de la société a particulièrement touché le journalisme et les médias. Ces processus de transformation ont déclenché des débats sur les nouvelles normes de la société de la communication.

1. Exigences et fonctions de la sphère publique en tant que système de médiation sociale

Le terme « sphère publique » désigne (a) la sphère sociale dans laquelle les individus échangent leurs opinions, discutent et délibèrent sur des sujets d’intérêt public et (b) le processus de délibération publique qui conduit à la formation d’une opinion publique (Jarren et Klinger 2017 ; Mahl et Jarren 2020). Il s’agit d’une condition préalable importante des démocraties (Krotz 2019), car il permet aux citoyens d’observer la formation de l’opinion sur des sujets politiques et sociétaux et offre ainsi une vision introspective de la société (Imhof 2011, 28).

Dans les démocraties, la sphère publique doit encourager les citoyens à participer aux discussions qui façonnent et font évoluer la société. Les citoyens doivent s’impliquer dans les discussions sur les décisions politiques afin d’en comprendre la portée et les conséquences possibles. En tant que telle, la sphère publique doit être comprise comme un système de médiation sociale, une fonction importante dans les démocraties actuelles. La démocratie peut être considérée comme un « ensemble d’institutions » (Dahrendorf et Polito 2003, 9), qui ont toutes pour objectif de provoquer un changement social de manière légitime et sans violence. Dans les sociétés modernes et très différenciées, la sphère publique est largement constituée par les médias (médiatisation) (Donges et Jarren 2017, 76). L’émergence des nouveaux médias a toujours eu un impact sur la sphère publique et la formation de l’opinion. Et à chaque changement dans l’environnement médiatique, la question se pose de savoir si la sphère publique modifiée est encore en mesure de remplir toutes les fonctions nécessaires à la démocratie.

Les théories de la sphère publique définissent les conditions fondamentales de la communication publique et peuvent être classées en trois paradigmes différents. Elles reposent sur des conceptions distinctes de la démocratie, répondent à des exigences différentes envers le système de médiation et se concentrent sur divers aspects du processus de formation de l’opinion (par exemple Donges 2020 ; Donges et Jarren 2017, 78 ; Ferree et al. 2002 ; Friedrich et Jandura 2012 ; Martinsen 2009, 60) :

(1) Dans le paradigme libéral, la sphère publique sert de caisse de résonance représentative pour toutes les questions et opinions sur des sujets politiques. Cependant, les majorités doivent avoir une part équitable dans les discussions publiques. Les débats doivent être factuels et l’expertise professionnelle est très valorisée. En raison de ces exigences, ce paradigme tend à être centré sur l’élite et axé sur les résultats : en théorie, une opinion majoritaire émerge au cours du processus (résultat), qui est ensuite reprise par les responsables politiques et mise en œuvre dans de nouvelles politiques. Dans le paradigme libéral, la sphère publique doit garantir que les citoyens sont informés de manière transparente. Ce paradigme est lié au modèle de la démocratie représentative.

(2) Dans le paradigme délibératif, la force de l’argumentation est considérée comme essentielle. L’objectif est de trouver un consensus social rationnel. Cette approche est donc axée sur la résolution de problèmes (le résultat). Comme dans le paradigme libéral, les modèles délibératifs exigent un certain respect des règles de civilité. Les délibérations aboutissent à un compromis. Les modèles délibératifs sont ouverts à tous les types de sujets, à une exception près : les droits fondamentaux ne sont pas négociables (Donges 2020).

(3) Le paradigme participatif exige que tout le monde soit impliqué dans les processus décisionnels publics et que toutes les opinions soient prises en considération. L’accent est mis sur l’accès à la sphère publique (contribution) : tout le monde doit pouvoir participer et y avoir accès sans discrimination. Les sociétés plurielles d’aujourd’hui doivent se refléter dans la sphère publique, les groupes marginalisés doivent être visibles. C’est l’une des raisons pour lesquelles il n’existe pratiquement pas de règles ou d’exigences de style pour les discussions publiques. Dans ce paradigme, toutes les opinions doivent être prises en considération et il convient d’éviter de clore prématurément le processus de formation de l’opinion. Dans cette optique, des sujets auparavant considérés comme privés peuvent également devenir politiques s’ils ne se réfèrent pas à des cas individuels mais à des parties de la population et sont considérés comme pertinents pour la société.

Alors que les approches participatives mettent l’accent sur la participation de tous à la sphère publique (input), les approches délibératives se concentrent sur la résolution des problèmes (throughput). Le paradigme libéral, quant à lui, se concentre sur l’opinion majoritaire (output).

En tant que système de médiation sociale, la sphère publique assume toujours diverses fonctions : elle intègre différents thèmes et opinions, légitime les décisions politiques en informant les citoyens sur les faits et les débats (transparence) et crée ainsi une condition préalable à la participation (Martinsen 2009). En outre, elle permet la délibération publique et la participation aux discussions. Grâce à ces capacités, la sphère publique contribue de manière significative à l’orientation sociale (Imhof 2011). Le journalisme et les médias jouent un rôle essentiel dans ces processus.

2. Les services rendus à la société par les médias traditionnels

Les médias traditionnels, qui ont institutionnalisé le journalisme, jouent un rôle essentiel dans les processus de médiation sociale : ils diffusent l’information, assurent la communication publique et continuent de jouer un rôle clé dans la création de sphères publiques. En tant qu’organisations établies, les médias fournissent en permanence des informations qui permettent d’observer, d’analyser et d’évaluer les processus et les décisions pertinents pour la société. Les médias réduisent la complexité et fournissent des repères. Ils sont donc considérés comme un acteur clé des sphères publiques vitales (médiatisées) et la teneur de leur couverture médiatique (= opinion publiée) est assimilée à l’opinion publique. Les médias traditionnels ont eu le pouvoir de mettre des sujets à l’ordre du jour public et de façonner l’opinion publique dans une société au sens large. C’est pourquoi les médias ont été considérés comme ayant un fort impact social (Beck 2019). Les médias traditionnels continuent d’imprégner la société avec leurs produits, notamment grâce aux canaux de distribution en ligne. Cependant, ils touchent principalement les membres les plus âgés de la société, et moins les jeunes. En outre, la diversité croissante des médias a conduit à des répertoires médiatiques très différenciés (Hasebrink 2015).

Les médias traditionnels sont pertinents pour la société en termes de médiation sociale, car les organisations médiatiques fournissent leurs services de manière permanente. L’information est fournie en continu et est fiable : elle est structurée par des programmes journalistiques (par exemple, politique, économie et culture) et des formats (par exemple, reportage, commentaire et article de fond) auxquels le public (plus âgé) est habitué. Cette structure permet de s’orienter et suscite l’attention, deux éléments nécessaires pour assurer la communication de suivi dans les médias et dans les conversations en face à face (Blöbaum 1994).

Le journalisme a développé ses propres programmes de sélection et de présentation, connus de toute la société. Cela a un effet stabilisateur sur les attentes. Cependant, les critiques à l’égard des médias et du journalisme se sont intensifiées ces dernières années : les médias journalistiques sont qualifiés de « Lügenpresse » (Gadinger 2019 ; Holtz et Kimmerle 2020). Les journalistes sont accusés de partialité dans leur sélection. Ces accusations ne peuvent être considérées uniquement dans le contexte du populisme : l’économisation et la concentration croissante des médias ont également eu des conséquences sur la diversité spatiale et sociale dans les médias. L’accent mis sur les personnes au pouvoir, qui a toujours été critiqué, tant sur le plan historique que fonctionnel, est très prononcé. Il s’agit là d’un des problèmes structurels du journalisme (Greck 2017). En conséquence, la confiance dans les médias fluctue (Blome et al. 2020). Les signes positifs d’une consommation accrue de l’information et d’une confiance croissante pendant la pandémie n’ont été que de courte durée. Comme le montre le rapport 2022 sur l’information numérique, « la consommation globale d’informations a considérablement diminué dans de nombreux pays, tandis que la confiance a reculé presque partout » (Newman et al. 2022, 10).

En référence aux trois paradigmes de la sphère publique présentés ci-dessus, le journalisme a répondu aux exigences des paradigmes libéral et délibératif par sa sélection et sa présentation de l’information, par exemple en opposant les thèmes et les opinions des experts et des élites. Grâce à ses critères de sélection, le journalisme a structuré les débats et contribué largement à la formation de l’opinion publique. Mais ces réalisations ne sont pas suffisantes au regard du paradigme participatif, qui postule un accès plus large à la communication publique afin d’impliquer le plus grand nombre possible de personnes dans les processus décisionnels. En revanche, les réseaux sociaux offrent des canaux alternatifs facilement accessibles pour discuter publiquement de tous les sujets. Le journalisme et les médias ont perdu leur monopole sur le contrôle de l’accès à la sphère publique.

Néanmoins, les utilisateurs des réseaux sociaux utilisent souvent des produits journalistiques ou y font référence. Les informations fournies par les médias traditionnels peuvent être diffusées, partagées avec d’autres, commentées et évaluées sur les réseaux sociaux. Les jeunes utilisateurs s’informent sur des sujets d’actualité via ces plateformes (Kleinen-von Königslöw 2020). Cela a des conséquences pour les médias et le journalisme : ils ont perdu de leur audience et de leurs revenus sur les marchés publicitaires et (payants). Ils ont ainsi perdu leur pertinence culturelle et politique ainsi que leur pouvoir d’interprétation. En outre, il existe de nombreux publics partiels ou sous-publics sur les plateformes qui ont une influence significative sur la visibilité des acteurs et des sujets, sur le déroulement des discussions et sur la formation de l’opinion. En raison du volume considérable d’informations fournies sur différents canaux, les minorités peuvent encore avoir du mal à atteindre un public plus large. En raison du transfert de la communication publique vers les plateformes, les médias de masse semblent devenir superflus.

2.1 L’importance des médias de masse pour la communication publique dans une société en mutation

Les médias de masse font partie des intermédiaires de la société, au même titre que les partis politiques, les associations, les syndicats et les clubs sociaux (Jarren 2008 ; Rucht 2007). Les intermédiaires recueillent les préoccupations de la société, les traitent et formulent des questions, des objectifs et des programmes politiques qui sont ensuite repris et traités par le système parlementaire dans le but de définir et de mettre en œuvre des mesures politiques. Dans le même temps, les intermédiaires communiquent ces décisions politiques à la société, principalement par l’intermédiaire des médias de masse. Ainsi, les processus, les décisions et les mesures politiques peuvent être discutés et évalués publiquement ; les citoyens peuvent participer au processus décisionnel.

Historiquement, les médias étaient liés aux intermédiaires : les partis, les syndicats ou les églises disposaient chacun de leurs propres médias pour atteindre leurs membres, mais aussi le grand public. Ainsi, le processus de formation de l’opinion interne était couplé à la formation d’une opinion publique politique. Avec le découplage des intermédiaires, les journaux se sont transformés en organisations commerciales. À partir des années 1960, cette presse économique a été principalement financée par la publicité. La poursuite de l’économisation a entraîné une concentration croissante de la presse. Le contenu de la presse devait être politiquement neutre et de plus en plus axé sur l’augmentation du tirage en intégrant des éléments plus divertissants. L’augmentation du tirage et la neutralité politique servaient également les intérêts des annonceurs. Même avant le début de la crise financière de la presse, qui a commencé avec l’utilisation croissante d’Internet, le marché de la presse était très concentré. La diversité journalistique était déjà un problème, tout comme l’insuffisance de l’information dans certains domaines politiques ou dans les régions économiquement faibles.

Les médias traditionnels tels que la presse, la radio et la télévision étaient les intermédiaires les plus importants, jusqu’à l’avènement de l’internet et des plateformes de communication. Quiconque souhaitait atteindre tous les membres de la société, tant sur le plan politique (citoyens) qu’économique (consommateurs), devait passer par les médias de masse. Même pour atteindre leurs propres membres, les intermédiaires tels que les partis politiques ou les syndicats dépendaient des médias. La position centrale des médias et du journalisme a donné naissance au terme « société médiatique », car sans eux, il n’existait aucun autre moyen de communiquer avec un large public (Meyen 2009). Les acteurs concernés sont devenus dépendants des médias pour communiquer efficacement avec le public, notamment en raison des structures monopolistiques ou oligopolistiques de nombreux marchés médiatiques.

Pour le public, les médias sont devenus l’institution sociale centrale pour l’observation de la société. Dans la société médiatisée, les messages médiatiques construisent les réalités sociales (Kuhn 2018, 430-434) et la logique médiatique est un facteur de pouvoir crucial pour favoriser ou entraver les opportunités sociales. Les médias ont joué un rôle de gardien social, culturel et politique : sans eux, les nouveaux mouvements sociaux ou les préoccupations sociétales auraient difficilement pu atteindre un large public. Ce phénomène n’était pas nouveau à l’époque. Les travailleurs devaient créer leurs propres médias pour donner une visibilité publique à leurs préoccupations. Et dans les années 1960, les mouvements sociaux ont dû créer des contre-publics via des stations de radio libres ou de nouvelles initiatives journalistiques comme le taz en Allemagne. Les médias de masse et le journalisme ont agi comme des filtres pour les questions critiques à l’égard des élites. Bon nombre de ces questions n’ont jamais atteint un large public, ce qui est encore vivement critiqué aujourd’hui. De nos jours, les nouveaux groupes d’intérêt politique contournent les médias traditionnels en utilisant les réseaux sociaux, car ceux-ci leur permettent d’accéder à la sphère publique sans les obstacles que le journalisme leur imposait auparavant.

Le lien relativement étroit entre les médias et les intermédiaires tels que les partis politiques ou d’autres groupes sociaux a longtemps été une caractéristique déterminante du système d’intermédiation, et ce modèle continue d’avoir un effet constitutif. Aujourd’hui encore, la presse écrite nationale en particulier est qualifiée de politiquement gauche ou droite, voire se considère comme explicitement orientée politiquement. En Allemagne, par exemple, on trouve le FAZ à droite et le taz à gauche de l’échiquier politique. Les médias de qualité poursuivent un programme journalistique normatif distingué. Et pour les radiodiffuseurs publics allemands, le couplage avec tous les intermédiaires pertinents a été institutionnalisé. Les évolutions du marché dans le domaine de la presse écrite nationale de qualité, d’une part, et les directives relatives à la radiodiffusion publique, d’autre part, ont conduit à une structure de médiation qui suit les clivages politiques et sociaux centraux. Ainsi, on peut distinguer les produits médiatiques « de gauche » et « de droite ». Cette structure médiatique a permis l’orientation politique, les références réciproques et le discours. Les débats se déroulaient selon un axe droite-gauche, une structure qui facilitait l’observation des processus et des discussions politiques (Neidhardt 2007).

2.2 La structure du journalisme et sa contribution à la société

Les programmes journalistiques (par exemple en matière de sélection et de présentation des sujets) des organisations médiatiques sont déterminés par les propriétaires des journaux ou, dans le cas des radiodiffuseurs publics, par les groupes socialement pertinents. Ensemble, ils forment la structure et les formats de l’offre journalistique (Altmeppen 2006). Au fil du temps, on est passé d’un journalisme axé sur les intérêts politiques individuels, où les journalistes étaient souvent également membres du parlement, à une conception du journalisme comme un service « impartial ». Dans le même temps, le journalisme est devenu une profession à plein temps très différenciée. Aujourd’hui, plus de journalistes travaillent pour des médias de divertissement ou spécialisés que pour des médias d’information (Dernbach 2010). En Allemagne, le nombre de journalistes a diminué, passant de 54 000 en 1993 à environ 41 220 personnes travaillant dans le journalisme en 2016, dont environ 10 000 pigistes (Steindl et al. 2017). Margreth Lünenborg et Simon Berghofer (2010) ont estimé qu’il y avait un peu plus de 6 100 journalistes politiques en Allemagne en 2010. L’image que le journalisme a de lui-même a évolué, passant d’un rôle de médiation centré sur le groupe à celui de présentateur neutre ou impartial de l’information. Outre la réduction du nombre d’emplois, les études sur le journalisme observent actuellement une déprofessionnalisation, une dissolution des frontières professionnelles, une augmentation des conditions d’emploi précaires et une baisse des revenus (Wahl-Jorgensen et Hanitzsch 2020). Poussés par le succès des plateformes, les médias traditionnels proposent davantage de contenus sur différents canaux, ce qui n’a été possible que grâce à une augmentation de la production de contenus. Les salles de rédaction sont désormais la forme de travail la plus courante, qui exige à la fois des compétences générales et hautement spécialisées, notamment de nouvelles compétences techniques et la gestion de bases de données. En conséquence, les lieux de travail journalistiques, qui étaient autrefois des lieux de débat politique, se transforment de plus en plus en centres de coordination pour l’approvisionnement, le contrôle de la production et la distribution de contenus. L’automatisation de ces processus, basée sur des algorithmes, remplace les anciennes activités journalistiques. Les pressions commerciales gagnent en importance : le contenu est produit pour maximiser le nombre de vues, l’analyse éditoriale remplace la pertinence journalistique, l’optimisation pour les moteurs de recherche prime sur la qualité et l’intégrité. Le contenu d’autres fournisseurs est réutilisé et mis en scène visuellement sur les réseaux sociaux, ce qui réduit les coûts de production et augmente la visibilité de la marque médiatique (Lobigs 2018, 315-316). Sous la pression de la publicité native et de l’augmentation de la portée de la marque sur les réseaux sociaux, les médias traditionnels alignent leur contenu sur le comportement immédiat des utilisateurs. « Les réseaux sociaux introduisent de nouveaux mécanismes techno-commerciaux dans la communication publique » (Poell et van Dijck 2014, 185). Tout un secteur ainsi qu’une profession sont en pleine mutation, dans un processus de transformation fondamentale dont l’issue est inconnue.

Les exigences envers le journalisme ont considérablement augmenté dans ce processus. Comme le note Neuberger (2018), le journalisme traditionnel continue de traiter des sujets sociétaux importants, mais doit faire face à une plus grande complexité : il doit observer, analyser et évaluer des contextes sociaux plus larges et davantage de sujets dans des domaines toujours plus vastes. Sur les réseaux sociaux, les gens attendent une plus grande implication du public, tant dans la production de contenu que dans le débat sur les questions traitées (coproduction, collaboration). Les nouvelles possibilités de communication offertes par les plateformes auraient déclenché un tournant participatif ou un tournant vers le public dans la communication publique. Pour répondre à ces attentes, le journalisme doit impliquer le public afin de conserver sa portée et sa légitimité, mais il doit également remplir sa fonction de critique et de contrôle (Loosen et al. 2020).

Quelles sont les fonctions essentielles du journalisme dans ce contexte socio-technique et socioculturel en pleine mutation ? Les journalistes et les chercheurs ne sont pas encore parvenus à une conclusion définitive. Il est reconnu qu’outre la sélection et l’interprétation des sujets, les journalistes doivent tenir compte des nouvelles logiques d’attention et de mise en scène des thèmes dans la communication publique, en raison de la diffusion et de l’évaluation des publications sur les plateformes basées sur les données. Les journalistes et les rédacteurs sont actifs sur les réseaux sociaux, ils tiennent des blogs ou produisent et publient des vidéos en ligne. Outre les produits traditionnels de la presse écrite et numérique (par exemple, les sites web et les journaux électroniques), les abonnés reçoivent des newsletters (parfois personnalisées). Quel est le but du journalisme ? S’agit-il simplement d’un service ou d’un « gardien », modère-t-il la communication publique ou aide-t-il simplement le public à naviguer dans une vaste quantité d’informations ? Des modèles correspondants sont actuellement discutés pour toutes les fonctions susmentionnées : par exemple, le « journalisme participatif » (par exemple Westlund et Murschetz 2019), le « journalisme de données » (par exemple Anderson 2018) et le « journalisme civique ou citoyen » (par exemple Roberts 2019).

En bref, il ne suffit plus de sélectionner des sujets et de publier des articles ou des reportages mettant fortement l’accent sur les opinions des élites et des experts. Le journalisme doit répondre à de nouvelles attentes. Il doit répondre aux attentes du paradigme participatif de la sphère publique en couvrant davantage d’opinions différentes sans exclure aucun groupe de la communication publique. Cela va en partie à l’encontre des règles de sélection précédentes, qui mettaient l’accent sur les personnalités en place, les célébrités et les experts dans le but de former une opinion majoritaire. Ce programme de sélection, qui était jusqu’à présent dominant, n’est pas compatible avec les exigences d’égalité politique et sociale fondées sur l’apprentissage collectif et la gestion des connaissances (Allen 2020) dans le but d’optimiser les décisions politiques.

3. Les conséquences de la plateformisation

Avec les plateformes en ligne, un « nouveau système mondial d’information et de communication sociale » (Jarren 2019) a vu le jour. Mark Eisenegger (2021) décrit le processus de plateformisation comme le troisième changement structurel numérique de la sphère publique ; ce changement récent se situe donc au même niveau que l’émergence des médias de masse au tournant du XIXe siècle et l’économisation des médias journalistiques, décrit comme le deuxième changement structurel. Les plateformes en ligne modifient la structure de la sphère publique, ce qui a des implications pour les acteurs, les produits médiatiques et les contenus, ainsi que des conséquences pour la médiation sociale et la démocratie.

3.1 Adaptation des médias et du journalisme à la logique des plateformes

Les plateformes numériques sont de nouveaux intermédiaires qui constituent, coordonnent et contrôlent les marchés en offrant une grande variété de services tels que l’échange de biens, la fourniture et l’échange d’informations, et la facilitation de la communication, dans la sphère publique et privée. Nous nous concentrons sur les plateformes qui contribuent à la sphère publique en fournissant des informations et en facilitant la communication : moteurs de recherche, agrégateurs d’actualités, réseaux sociaux et plateformes vidéo. Ces plateformes peuvent être considérées comme de nouveaux intermédiaires « structurants, normateurs et coordinateurs » (Dolata 2020) : elles ne fournissent pas elles-mêmes des services d’information, mais permettent à d’autres de placer des informations sur la plateforme et de communiquer entre eux. Bien qu’elles n’apportent aucun contenu, elles offrent à des tiers la possibilité d’afficher des textes, des images et des sons, ainsi qu’un contrôle algorithmique de la portée publique. Grâce à leurs algorithmes, elles influencent la visibilité et la forme des contenus, et fournissent les règles selon lesquelles les utilisateurs peuvent partager, suivre ou évaluer les contributions. Les plateformes déterminent quelles interactions sociales sont possibles et lesquelles ne le sont pas. En tant que nouvelles institutions privées, elles fixent leurs conditions générales ainsi que leurs normes communautaires, les règles en matière d’information et de communication, et déterminent qui peut utiliser leurs services et qui en est exclu.

Ces nouveaux acteurs, avec leurs nouveaux modèles économiques où les utilisateurs bénéficient d’un accès « gratuit » en payant pour les services avec leurs données, ont un impact majeur sur les médias traditionnels. Leur modèle économique repose essentiellement sur la sélection professionnelle, la fourniture d’informations vérifiées dans des formats connus, regroupées dans différentes rubriques ou la diffusion linéaire d’informations pour la radio et la télévision. Le journalisme était principalement financé par les recettes publicitaires, mais les utilisateurs payaient également pour les services. Aujourd’hui, les utilisateurs peuvent accéder gratuitement à l’information, ce qui rend la consommation d’informations sur Internet attrayante. Et comme la quantité d’informations disponibles gratuitement augmente, les gens sont moins disposés à payer pour les médias d’information traditionnels. Les annonceurs peuvent cibler leurs clients plus efficacement via les plateformes (Lobigs 2018). Ces processus ont conduit à une crise du financement du journalisme, même si la portée globale de son contenu augmente (Weischenberg 2018) grâce aux nouveaux canaux de distribution offerts par les plateformes. Au début de la pandémie de COVID, l’accès gratuit à l’information a considérablement augmenté (Newman et al. 2020, 10).

Les plateformes modifient les normes et les règles du journalisme. Même les médias de qualité tentent d’élargir leur audience en publiant des messages destinés à attirer l’attention sur les réseaux sociaux. Les informations sont fournies sous forme de snippets 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 : des posts remplacent les articles, les interviews ou les reportages. Les médias et le journalisme ont dû s’adapter à de multiples nouveaux canaux de distribution qui ont tous leur propre logique. Le journalisme destiné au grand public ne peut se permettre de renoncer aux activités multicanales (Dolata 2020) sans perdre des tranches d’âge entières (Newman et al. 2020). Les marques médiatiques doivent maintenir la visibilité de leur marque et ne peuvent se permettre de perdre le groupe des jeunes adultes. Cela exige un effort accru de la part des journalistes, qui doivent adapter leur contenu à la logique des différents canaux de distribution, ce qui a des répercussions sur les règles et les méthodes de travail journalistiques. Du point de vue de la théorie institutionnelle, les plateformes exercent une pression institutionnelle pour adapter (Donges 2013) leurs règles de sélection et de présentation des informations. Tout comme les médias de masse ont autrefois contraint la politique à s’adapter au mode de production médiatique, les plateformes provoquent aujourd’hui un changement des règles journalistiques. Les médias traditionnels sont devenus des « compléments de plateformes » (Eisenegger 2021, 21).

Les changements dans la médiation sociale se caractérisent par la dissociation entre la production de contenu, la distribution et le contexte d’utilisation. Dans les médias traditionnels, les journalistes produisaient du contenu qui était distribué via leurs propres canaux : le public recevait son journal le matin ou regardait ou écoutait les informations diffusées à une heure précise – le journalisme produisait du contenu pour un pipeline. Sur les plateformes, l’offre et la demande sont décontextualisées. De plus, les utilisateurs trouvent des sujets privés et publics côte à côte, apparemment équivalents en termes de portée et d’importance (Antić 2020). La pertinence et la qualité des contenus sont multiples et mélangées à des contenus publicitaires ou de relations publiques. Les utilisateurs doivent être avertis en matière de médias pour pouvoir distinguer les différences.

3.2 Tabloïdisation et émotionnalisation croissantes dans la sphère publique

Les nouvelles formes de fourniture, de distribution et d’utilisation des contenus journalistiques ont divers effets sur la manière dont les médias traditionnels produisent leurs contenus. Ils doivent désormais produire des contenus sous différents formats, condensés en extraits de texte ou de vidéo individuels afin de pouvoir être facilement partagés et diffusés sur et entre différentes plateformes. Chaque plateforme ayant sa propre logique, les contenus doivent être adaptés en conséquence afin de correspondre à l’algorithme de la plateforme et d’atteindre ainsi un large public. Dans les médias traditionnels, la pertinence du contenu était déterminée par sa portée sociale ou politique. Cela a changé : comme les journalistes et les médias doivent toucher un large public sur les plateformes en ligne, ils doivent tenir compte d’autres critères. La pertinence sur les réseaux sociaux est liée aux clics, aux vues, aux likes et aux partages. Les pratiques que nous connaissons des tabloïds sont désormais adoptées par les médias de qualité : les titres forts et émotionnels attirent l’attention. L’orientation vers une économie de l’attention est de plus en plus marquée. Le contenu est adapté en conséquence. De plus en plus de sujets doivent être couverts et diffusés. Les publications réussies sur les réseaux sociaux suscitent l’attention et l’enthousiasme. Les médias traditionnels, qui cherchent désormais à réussir sur ces plateformes, imitent ce type de contenu. Des études montrent que les publications chargées d’émotion et personnalisées génèrent plus d’attention que les autres. Il en va de même pour les fausses informations. La logique des réseaux sociaux déteint sur le journalisme : les contributions journalistiques sont de plus en plus émotionnelles et personnalisées (Wahl-Jorgensen 2020).

Des tentatives ont été faites pour créer des agrégateurs d’actualités, permettant d’accéder à différentes marques médiatiques sur une seule plateforme. Les États-Unis sont le seul pays où cette forme de diffusion de l’information a connu un certain succès. Dans d’autres pays, cette forme d’accès n’a pas été aussi populaire (Newman et al. 2020, 34). C’est pourquoi il a été envisagé d’institutionnaliser des plateformes publiques comme une sorte de « Spotify pour le journalisme » (Buschow et Wellbrock 2020). Cependant, si la musique peut être écoutée à plusieurs reprises, le public s’intéresse rarement aux informations de la veille. Les journalistes produisent des informations d’actualité pour un public donné, en rapport avec des domaines politiques et des processus spécifiques. Les informations quotidiennes ne peuvent pas être répétées à l’infini, et encore moins vendues encore et encore.

3.3 Fragmentation de l’audience et évitement de l’actualité

Les médias de masse ont fourni des informations pertinentes sur la base de critères de sélection professionnels. Ils ont veillé à ce que divers sujets et opinions soient connus du public. Mais les médias traditionnels perdent leur audience : dans l’enquête 2020 du Reuters Institute, 72 % des personnes interrogées ont déclaré accéder principalement à l’actualité via les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, les alertes mobiles, les agrégateurs ou les e-mails. Seuls 28 % de l’ensemble des personnes interrogées ont déclaré accéder directement aux médias traditionnels. Parmi les 18-24 ans, seuls 16 % accèdent aux médias traditionnels via leurs propres canaux, le moyen d’accès à l’information le plus courant étant les réseaux sociaux (Newman et al. 2020, 24).

Sur les réseaux sociaux, les utilisateurs jouent un rôle actif en aimant, partageant ou commentant des contenus journalistiques ou en créant leurs propres informations. Cela est possible sur les réseaux sociaux, mais moins sur les sites web des médias traditionnels. Les réseaux sociaux, avec leur accès gratuit, répondent à l’une des exigences centrales du paradigme participatif de la sphère publique. La grande diversité des informations fournies par les journalistes et d’autres acteurs, ainsi que le nombre important de canaux différents (« sphère publique longue traîne plateformisée » (Eisenegger 2021)) conduisent à des répertoires médiatiques individualisés dans lesquels les frontières entre privé et public sont de plus en plus floues.

Une autre évolution plus récente, et plus inquiétante, est le fait que les gens « choisissent de rationner ou de limiter leur exposition à […] l’actualité » (Newman et al. 2022, 13). En moyenne, 38 % des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête Reuters de 2022 ont déclaré éviter activement l’actualité. Les principales raisons invoquées pour éviter les informations sont la surabondance d’informations sur la politique ou la pandémie, l’effet négatif des informations sur l’humeur ou la lassitude face à la quantité d’informations (p. 13).

4. La transformation du système intermédiaire

À l’heure actuelle, nous ne pouvons pas évaluer de manière concluante les effets de l’institutionnalisation des plateformes sur le système intermédiaire. Ce que nous pouvons déterminer, c’est que nous assistons non seulement à un processus de convergence, c’est-à-dire à la création d’un nouveau média en plus des médias traditionnels existants. Les plateformes sont de nouvelles institutions du système intermédiaire qui ne poursuivent pas (encore) leurs propres objectifs journalistiques. Elles ne se considèrent pas comme des médias, mais fournissent des services médiatiques. Cependant, avec la domination croissante des plateformes dans la communication publique, elles établissent de nouvelles normes et règles dans le système intermédiaire. Les plateformes ont un modèle économique différent de celui des médias traditionnels, mais leur entrée sur le marché a des effets structurels et procéduraux sur les médias traditionnels, le journalisme et la sphère publique.

Le journalisme politique perd à la fois des ressources et de la pertinence. La crise financière des médias traditionnels a des effets négatifs sur la profession et ses performances. Les tentatives visant à stabiliser le marché des médias en améliorant les performances journalistiques ou en introduisant des paywalls comme nouveau modèle économique n’ont pas abouti jusqu’à présent. La multitude de fournisseurs et de produits médiatiques différents rend difficile pour les utilisateurs d’évaluer les différentes marques et services. Et les marques médiatiques, à l’exception des marques internationales telles que The New York Times ou The Economist, sont trop faibles pour fidéliser les utilisateurs à leurs produits, notamment en termes de volonté de s’abonner et de payer pour les services. Les marques médiatiques ne sont pas perçues comme exclusives, car l’offre d’informations numériques est très large. Et le journalisme d’investigation touche son public via des blogs ou des plateformes (Schrape 2017). C’est pourquoi Frank Lobigs et Gerret von Nordheim (2014) ne se posent pas la question, mais affirment que « le journalisme n’est pas un modèle économique ».

En outre, les plateformes influencent la manière dont les utilisateurs sélectionnent les informations. Les services groupés (presse écrite) ou les programmes linéaires (télévision et radio) sont moins demandés. La diffusion ou la portée, la volonté d’utiliser intégralement les informations fournies par les médias traditionnels sont en déclin. Il reste à voir si le journalisme en tant que service survivra dans d’autres contextes organisationnels que les maisons d’édition ou avec d’autres modèles de financement que les abonnements ou les dons (Pickard 2020).

La décontextualisation des contenus, des sujets et des questions, ainsi que le changement dans la manière dont les gens utilisent les services médiatiques, pourraient déclencher des problèmes sociaux : la forte individualisation des répertoires médiatiques pourrait conduire à la séparation des communautés d’utilisateurs, voire à l’émergence de sous-publics. Comment garantir l’intégration sociale alors que les médias traditionnels ne peuvent ou ne veulent pas répondre à cette demande en raison de problèmes économiques ? Dans le nouveau contexte médiatique caractérisé par un choix très large (van Aelst et al. 2017), il appartient désormais aux utilisateurs de déterminer, par leurs choix et leur disposition à payer, si le journalisme et les médias traditionnels survivront aux turbulences actuelles.

5. Remarques finales sur le débat actuel et la réglementation juridique

L’influence des plateformes sur le système intermédiaire doit être discutée du point de vue des théories de la sphère publique et de la démocratie. Les plateformes ne se considèrent pas comme des médias et estiment qu’elles n’exercent pas de mission publique. Elles fournissent toutefois des services médiatiques : les plateformes jouent un rôle important dans la formation de publics de groupe, organisationnels ou en réseau. Elles offrent une tribune pour les thèmes et les opinions et permettent aux individus et aux groupes de se mettre en réseau. Sur le plan institutionnel, elles influencent le journalisme et les médias d’information traditionnels et accélèrent le processus d’individualisation (Reckwitz 2019). Les plateformes permettent la constitution de communautés et la formation de thèmes, de manière temporaire ou permanente. De nouveaux publics peuvent se former (Klinger 2018) grâce à des influenceurs qui peuvent favoriser la formation de groupes ou de thèmes. Même les hashtags peuvent lancer un débat public sur un sujet spécifique et contribuer à la formation d’une opinion publique. Grâce aux indicateurs des plateformes tels que le nombre de visites, d’abonnés, de « likes » ou la compilation de fils d’actualité ou de listes de recommandations, les utilisateurs se font une idée de la pertinence perçue des thèmes ou des groupes. Les plateformes créent de nouvelles formes de visibilité sociale et de pertinence au-delà de la communauté en ligne concernée.

Grâce aux plateformes, la sphère publique se diversifie en termes d’espace et de temps. Davantage de personnes y ont accès et davantage de thèmes y sont discutés. L’accès universel modifie la constitution de la sphère publique, qui devient plus dynamique. Cependant, en raison de cette dynamique, du grand nombre de participants, de la diversité des perspectives, des opinions et des interprétations, ainsi que des réactions instantanées, il est difficile d’agréger la communication sous-jacente en une opinion publique. La sphère publique perd son pouvoir de stabilisation et d’intégration de la société, et il devient de plus en plus difficile de transformer les processus délibératifs en processus politiques, comme l’a récemment souligné Habermas (2022).

Lorsque la sphère publique était dominée par les médias de masse, le journalisme contribuait de manière significative à un système intermédiaire qui répondait aux exigences normatives du paradigme libéral. Il permettait ainsi une introspection sociétale permanente et systématique ; la société était observable et orientable vers une transformation non violente, qui est l’objectif central de la démocratie selon Ralf Dahrendorf (Dahrendorf et Polito 2003). La plateformisation a élargi l’accès à la sphère publique, ce qui, du point de vue du paradigme participatif et des exigences d’égalité politique (« égalitarisme épistémique » (Allen 2020)), peut être considéré comme fondamentalement positif. Mais en même temps, cet accès élargi conduit à des pathologies telles que les discours de haine et à des formes de polarisation dans la communication publique.

L’entrée des plateformes sur le marché a eu des conséquences structurelles et procédurales pour la sphère publique et la communication politique : les plateformes ont facilité l’accès à la sphère publique (input) et l’ont également partiellement démocratisée. Cependant, le traitement des sujets (throughput) est devenu flou et confus en raison du volume considérable de sujets qui sont désormais discutés simultanément en public, et l’agrégation est devenue difficile car il n’existe pas d’acteurs institutionnalisés chargés de ce processus. Les discussions dans la sphère publique devraient aboutir à un résultat (l’opinion publique en tant que résultat) qui puisse être repris par le système politique. Des questions restent encore ouvertes : les communications individuelles peuvent-elles avoir des effets sélectifs sur les décisions politiques ? Quels sont les risques liés à la dynamique croissante de la communication publique ? Même si l’on discute de phénomènes individuels liés à l’évolution de la structure de la sphère publique, il n’y a toujours pas de débat systématique et continu sur les plateformes et leur effet sur la société.

Le processus d’institutionnalisation des plateformes nécessite, au-delà d’une communication renforcée, de nouvelles politiques. Les plateformes doivent être réglementées afin de permettre de nouvelles formes de médiation sociale et d’expression personnelle. Un nouvel équilibre doit être trouvé entre les préoccupations générales et publiques et les préoccupations individuelles et privées. À cette fin, le processus d’institutionnalisation nécessite une observation et une analyse scientifiques ainsi que la participation de la société civile à un débat public critique. Ce débat pourrait être intensifié par de nouveaux acteurs sociaux, tant au niveau national qu’européen (Jarren 2018). Cependant, ce n’est que si le discours dépasse le cadre des plateformes que nous pourrons développer un large débat public. Les propriétaires de plateformes refusent institutionnellement que le débat ait lieu sur leurs propres plateformes. Ils n’ont pas répondu aux demandes de la société avant que la pression politique, les auditions parlementaires et les mesures réglementaires concrètes ne les y obligent. Dans le débat sur les opportunités et les menaces des nouvelles structures de la sphère publique, les journalistes et les médias traditionnels doivent jouer un rôle important, en plus des discours de la communauté scientifique et de la société civile (Jarren 2018). Cependant, la crise des médias traditionnels limite leur capacité à lancer de grands débats, en général, mais aussi en ce qui concerne le processus de plateformisation en cours. Si l’on adhère aux principes de la démocratie libérale, mais que l’on préconise un changement des normes, des institutions et des processus, alors un débat fondamental sur la constitution future de la société ainsi que sur le développement d’un « nouveau système de médias publics » (Pickard 2020, 161) doit avoir lieu.


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