Claudia Ritzi
Traduction de Balancing the digital universe: Power and patterns in the new public sphere, publié dans le numéro spécial de Philosophy & Social Criticism sur le thème Structural Transformation of the Public Sphere.
Résumé
Du point de vue de la théorie politique, les technologies numériques présentent à la fois des risques et des opportunités pour la sphère publique démocratique. Le discours public est aujourd’hui plus complexe et fragmenté que jamais. Dans ce contexte, cet article utilise la métaphore d’un « univers communicatif » pour analyser les derniers changements structurels de la sphère publique. Il souligne l’importance de parvenir à un équilibre entre les différents acteurs et pouvoirs dans le discours politique contemporain. Les modèles de communication médiatique peuvent non seulement être identifiés, mais aussi influencés et construits de manière à soutenir la fonctionnalité démocratique des discours politiques.
Mots-clés
sphère publique, Habermas, numérisation, théorie démocratique, fragmentation
« Les discours ne règnent pas »,1 affirme Jürgen Habermas dans sa préface à la réédition allemande de La transformation structurelle de la sphère publique.2 Néanmoins, les discours peuvent avoir un pouvoir communicatif. Selon la théorie démocratique délibérative de Habermas, ils façonnent et orientent idéalement le pouvoir administratif vers la préservation des principes démocratiques tels que la rationalité et l’égalité. Cependant, le pouvoir communicatif peut également se manifester sous d’autres formes, telles que la manipulation, la mobilisation ou la démobilisation de l’électorat. On en trouve divers exemples dans les nouveaux médias. Les réseaux sociaux, en particulier, ont été utilisés à maintes reprises et avec efficacité par des acteurs politiques établis ou émergents pour cibler des publics spécifiques et influencer leurs opinions et leurs comportements politiques.
Pour la sphère publique démocratique, l’impact de la troisième « révolution médiatique »3, qui a suivi l’avènement de l’écriture et de l’imprimerie, est une fois de plus significatif. Par rapport à ce que Habermas décrivait dans les années 1960 comme une sphère publique des médias de masse, la numérisation a considérablement augmenté le nombre et la diversité des participants à la sphère publique. Même dans le passé, Habermas exprimait son scepticisme quant aux progrès perçus dans les techniques de reproduction et de distribution des médias. Selon Habermas, la transformation structurelle de la sphère publique à la fin du XIXe et au début du XXe siècle était caractérisée par une « grande masse de consommateurs dont la réceptivité est publique mais non critique ». Les médias de masse avaient la capacité d’intégrer, mais le prix à payer était « l’absorption de la sphère publique « politique » plébiscitaire par une sphère dépolitisée, préoccupée par la consommation de culture ».
L’évaluation par Habermas de la troisième transformation structurelle de la sphère publique, provoquée par l’émergence des médias numériques, est à la fois prudente et sceptique. Pour lui, la nouvelle sphère publique est de plus en plus caractérisée par la fragmentation et l’absence de structure. Cela s’explique principalement par le fait que les individus ne sont plus seulement des lecteurs passifs, mais aussi des auteurs potentiels dans ce paysage numérique. Tout en reconnaissant le potentiel émancipateur de cette évolution, Habermas reconnaît également le risque inhérent qu’elle comporte pour la formation d’opinions discursives. La capacité des individus à apporter leurs points de vue et leurs opinions sur diverses plateformes peut entraîner des perturbations et des défis dans la formation d’un discours public cohérent et cohésif.7
Habermas n’est pas le seul à partager ce point de vue ; de plus en plus d’ouvrages suggèrent que la numérisation a entraîné une nouvelle transformation structurelle inquiétante de la sphère publique politique. Par exemple, Dirk Baecker anticipe une fragmentation des identités et prévoit un État dont le pouvoir serait affaibli, reposant uniquement sur sa capacité à persuader pour maintenir le statu quo, devenant ainsi structurellement conservateur.8 Steffen Mau diagnostique l’émergence d’un « régime d’inégalité » qui sape l’idée démocratique d’une « collectivité d’égaux ».9 Felix Stalder s’inquiète d’une « vie post-démocratique » caractérisée par une « séparation durable entre la participation sociale et l’exercice institutionnel du pouvoir ».10 Dans ce scénario, la sphère publique politique pourrait s’étendre et s’épanouir, mais en même temps, elle perdrait son pouvoir sur les institutions politiques.
Dans l’ensemble, de nombreux éléments viennent étayer le diagnostic d’une transformation numérique de la sphère publique. Cependant, les analyses existantes ne parviennent pas à ouvrir un débat sur la manière de remédier aux dysfonctionnements de la sphère publique politique contemporaine.11 C’est pourquoi cet essai propose une perspective qui relie l’analyse des perturbations causées par la transformation numérique de la sphère publique politique à l’exploration des effets positifs des nouveaux médias et à la recherche de nouveaux points d’équilibre potentiels (« points de libration »). Au cœur de cet essai se trouve la conviction que les sociétés modernes ne sont pas liées par les structures actuelles de la sphère publique. Au contraire, elles peuvent être influencées et modifiées afin de mieux s’aligner sur les principes et les exigences démocratiques.
La perspective proposée ici introduit la métaphore de « l’univers ». La métaphore de la sphère politique publique en tant que « sphère » est bien établie dans la littérature scientifique.12 Elle a également été employée par Habermas et suggère un espace ouvert et illimité dans lequel les individus entament des interactions communicatives, sans pour autant exclure la possibilité d’influences extérieures sur leurs comportements. En effet, l’une des principales réalisations de la thèse d’habilitation de Habermas est qu’elle n’analyse pas les discours politiques au niveau du contenu et des participants, mais qu’elle attire notre attention sur leur structuration.
Dans ce qui suit, cette conception de la sphère publique comme « sphère d’action communicative dotée de caractéristiques et de fonctions particulières et sophistiquées »13 sera intégrée à la métaphore de l’univers. L’argument central est qu’un concept actuel de la sphère publique doit la rendre comme un tout communicatif dans un cadre spatio-temporel en constante évolution, potentiellement indéfini, caractérisé par des relations de pouvoir variables et malléable par des acteurs singuliers et des interventions structurelles. Un tel concept inclusif de la sphère publique présente plusieurs avantages : premièrement, il peut transporter les capacités de la numérisation qui mettent en danger la démocratie, mais aussi celles qui la libèrent, ainsi que les spécificités de la sphère publique contemporaine, comme la dissolution de l’espace et du temps. Deuxièmement, il permet une analyse conjointe de « questions » nouvelles, telles que les intermédiaires commerciaux et les robots de communication (appelés « social bots ») qui forment des réseaux de communication avec les humains. Ces acteurs exercent une force les uns sur les autres, mais constituent sans aucun doute des entités qualitativement différentes. Enfin, à l’instar du modèle centre-périphérie de Habermas dans Entre fait et norme, que cet essai reviendra plus loin, la métaphore de l’« univers », comme celle de la « sphère », renvoie aux idéaux et aux modèles démocratiques.
Les métaphores spatiales sont loin d’être nouvelles, en particulier dans les sciences des médias et de la communication : Marshall McLuhan s’en est servi dans son livre The Gutenberg Galaxy14, publié en 1962, pour comprendre l’expansion de l’éducation grâce à l’imprimerie et l’émergence d’un « village global »15 à la suite de la diffusion des médias électroniques. S’inspirant de cela, Manuel Castells16 qualifie l’époque de la télévision de « galaxie McLuhan ». À peu près à la même époque et de manière similaire, Norbert Bolz identifie une nouvelle « constellation » culturelle17. De même, le pouvoir en réseau des ordinateurs a été baptisé « galaxie Turing »18, « galaxie Internet »19 ou « galaxie Google »20.
S’inspirant de ces perspectives, cet essai défend dans un premier temps l’idée que la numérisation a entraîné une nouvelle transformation structurelle de la sphère publique (section 1). Il développe ensuite les dimensions théoriques de la métaphore de « l’univers » (section 2). Afin de déterminer dans quelle mesure cette métaphore est utile, l’essai se concentre ensuite sur ce qui n’entre pas dans le champ d’application du modèle centre-périphérie : les effets de la numérisation sur la structuration de la communication politique dans le cosmos actuel. La section 3 établit que la tâche cruciale de « libration » est le principal défi des démocraties du XXIe siècle. En astronomie, les points de libration (du latin librare, « équilibrer ») sont des points d’équilibre pour les corps célestes de masses différentes qui équilibrent la force gravitationnelle des objets massifs avec la force centrifuge des objets de faible masse. Cet essai soutient que la théorie démocratique contemporaine a besoin de points de libration capables d’équilibrer les différents acteurs et pouvoirs politiques. Si des opportunités peuvent surgir grâce à l’action et à la réglementation des États et des instances supranationales, des changements culturels sont également nécessaires pour favoriser des conditions plus propices à l’action politique. L’essai se termine par une réflexion sur les objectifs, les conditions et les tâches de la recherche sur la sphère publique politique au XXIe siècle (section 4).
1. La numérisation et la transformation structurelle de la sphère publique
La sphère publique est souvent mentionnée dans la théorie démocratique, mais outre l’affirmation de la nécessité des libertés libérales, ses caractéristiques et ses fonctions restent souvent vagues. Au début du XXe siècle notamment, avec l’avènement de la radio, du cinéma et de la télévision, la réalité et la viabilité d’un « public dispersé »21 autoproclamé, généré par des acteurs journalistiques et politiques, étaient considérées comme acquises. Au départ, la manipulabilité des citoyens rendue possible par les médias de masse était acceptée comme un instrument démocratique de gouvernance22. Cependant, tout au long du XXe siècle, et à la lumière des conséquences effroyables de la politique médiatique national-socialiste, l’importance de la liberté et de la diversité de la presse s’est accrue, conduisant à leur protection institutionnelle et même à leur soutien économique.
Au début des années 1960, dans le cadre de son analyse de La transformation structurelle de la sphère publique, Jürgen Habermas souligne les lacunes des marchés médiatiques libéralisés, même lorsqu’ils se caractérisent par la pluralité. La dépendance des médias de masse à l’égard des recettes publicitaires a entraîné une réduction de l’influence journalistique sur le contenu des médias : « Cette tendance s’est manifestée de manière particulièrement évidente depuis les années 1870 : le rang et la réputation d’un journal ne dépendent plus principalement de l’excellence de ses journalistes, mais du talent de ses éditeurs. »23 La radio a connu une situation similaire, à l’exception de la radiodiffusion nationale et de la radio publique. Selon Habermas, l’imbrication de la logique privée et économique, déjà implicite dans sa forme d’organisation économique, est le principal moteur du changement dans la sphère publique.24
De plus, et tout aussi remarquable, Habermas met en lumière le rôle des acteurs de la communication. Son appréciation des salons des XVIIIe et XIXe siècles, où les particuliers constituaient le public25, n’est pas élitiste26, mais met en évidence, de manière quelque peu idéaliste, une culture de la communication27 pour le bien commun : «En effet, la culture de masse a mérité son nom plutôt douteux précisément en augmentant ses ventes en s’adaptant au besoin de détente et de divertissement des couches de consommateurs relativement peu éduquées, plutôt qu’en guidant un public élargi vers l’appréciation d’une culture intacte dans sa substance. »²⁸ Tout en s’étendant considérablement, la sphère publique « dans sa fonction [politique ; CR] est devenue progressivement insignifiante ».²⁹
Renoncer à l’intégration politique des citoyens, d’une manière qui exploite le potentiel émancipateur de la société, est dénoncé par Habermas comme une « reféodalisation ».30 Les associations de la sphère publique politique cherchaient des compromis politiques avec l’État et entre elles, « autant que possible à l’exclusion du public », mais elles devaient « obtenir des accords plébiscitaires d’un public médiatisé au moyen d’une publicité mise en scène ou manipulée ».31
Pendant longtemps, Habermas a maintenu une différenciation structurelle entre auteurs et lecteurs au sein de la sphère publique. Dans La transformation structurelle de la sphère publique, cela se manifeste principalement par son scepticisme significatif à l’égard des capacités de réflexion politique des consommateurs. Habermas dépeint le public comme apolitique et consommateur de culture, ses besoins de loisirs et de divertissement définissant la communication de masse.32 L’importance de la distinction entre auteurs et lecteurs est également évidente dans le modèle centre-périphérie de Entre faits et normes. La sphère publique politique, largement médiatisée, sert de « soupape la plus importante pour la rationalisation discursive des décisions d’une administration liée par la loi et les règlements »34, même si ce sont principalement les journalistes qui en sont les gardiens professionnels.
Cette division du travail entre le public et les acteurs est bouleversée par la numérisation : « L’imprimerie de Gutenberg a transformé tous ceux qui allaient apprendre à lire au cours des siècles suivants en lecteurs potentiels. […] Mais il a fallu la révolution numérique pour faire de chacun un auteur potentiel, en quelque sorte. »35 Cet aspect est l’une des nombreuses transformations de la sphère publique politique induites par les technologies numériques, qui conduisent à un troisième changement structurel.
Cette évolution s’accompagne d’une diversification du contenu et de la portée de la sphère publique politique, ainsi que d’une désintégration de la sphère publique en publics distincts et quelque peu dépolitisés. En outre, on assiste à une lutte accrue pour attirer l’attention, à un déclin de l’importance de la division du travail entre auteurs professionnels et lecteurs intéressés et, enfin, à l’émergence de nouvelles possibilités de manipulation de la sphère publique. Le potentiel des réseaux sociaux, en particulier, pour atteindre un public potentiellement infini, fait également écho à un changement général de la culture politique occidentale : indépendamment de l’impact de la numérisation, de plus en plus de personnes exigent d’avoir leur mot à dire sans intermédiaire dans les questions politiques.36
Le changement structurel de la sphère publique politique, induit par les nouveaux médias, est si important et si multiple qu’il est assez courant dans la littérature de parler d’une troisième transformation structurelle de la sphère publique.37
Comme au XIXe siècle, la transformation numérique de la sphère publique comporte des dimensions sociales et politiques. Là encore, nous assistons à des changements chez les acteurs : le public, autrefois simple consommateur, est désormais en mesure de changer de rôle. De plus, l’imbrication des sphères économique et publique revêt une nouvelle dimension. Cela n’est pas seulement dû à des quasi-monopoles tels que Google et Facebook. Felix Stalder n’utilise peut-être pas le terme « reféodalisation », mais son concept de post-démocratie se rapproche du diagnostic de Jürgen Habermas, notamment en raison de son recours à la pensée marxiste³⁸ : « Un nouveau système social a plutôt émergé, dans lequel un contrôle prétendument assoupli de l’activité sociale est compensé par un niveau accru de contrôle des données et des conditions structurelles relatives à l’activité elle-même. Dans ce système, le monde virtuel et le monde physique sont modifiés pour atteindre des objectifs spécifiques – déterminés par quelques acteurs puissants – sans que les personnes concernées par ces changements soient consultées et souvent sans qu’elles puissent même les remarquer. »39 Selon Habermas, il en résulte une démocratie qui n’a d’apparence que de nom, mais qui n’a aucune substance.40
La principale préoccupation de Habermas concerne les conséquences négatives de la fragmentation de la sphère publique, et donc l’érosion de la structure : « Un système démocratique est globalement compromis lorsque l’infrastructure de la sphère publique ne dirige plus de manière égale l’attention des citoyens vers des sujets pertinents et nécessitant une prise de décision, et lorsque la formation d’opinions publiques concurrentes, c’est-à-dire filtrées qualitativement, ne peut plus être garantie à un niveau adéquat. »41 La transformation numérique risquerait de « démanteler »42 l’infrastructure de la sphère publique, car les nouveaux médias ne seraient plus « aspirés par la force centripète de la sphère publique traditionnelle ».43 Dans ses derniers écrits, Habermas exprime un certain espoir que l’expérience acquise renforcera la prise de conscience de l’importance de la compétence dans la communication publique et la valorisation du journalisme professionnel.44 Il ne trace toutefois pas de voie susceptible de guider une telle évolution.
Et malgré les nombreux articles de recherche qui considèrent les « bulles de filtres » ou les « chambres d’écho » comme des exceptions plutôt que comme la norme dans la communication politique contemporaine, les moyens de communication numériques entraînent indéniablement une différenciation des arènes et un recul des espaces de communication politique, que la plupart des citoyens recherchaient au moins occasionnellement. La télévision reste le média politique de prédilection, mais les habitudes de consommation des jeunes indiquent qu’ils se tournent de plus en plus vers des services de streaming axés sur le divertissement, tels que Netflix. Ces plateformes offrent un programme audiovisuel presque infini et transfrontalier, principalement axé sur le divertissement, qui permet, voire oblige, une consommation personnalisée. Cela rend à son tour plus probable la « dépolitisation » de l’usage politique, ce qui pourrait non seulement réduire les interactions dans la sphère publique politique, mais aussi empêcher les citoyens d’identifier leurs propres intérêts. Cela pose un problème même pour les approches libérales, dans lesquelles la délibération joue un rôle mineur, car on peut s’attendre à des répercussions à moyen terme sur la participation politique dans les institutions démocratiques telles que les élections. La solution au problème de la formation collective et discursivement filtrée de l’opinion et de la volonté dépend donc de « la direction que prendra la transformation structurelle de la sphère publique – en particulier la sphère publique politique »46.
Dans la section suivante, nous montrerons que les exigences et les possibilités d’équilibrer les pouvoirs conflictuels au sein de la nouvelle sphère publique peuvent être beaucoup mieux identifiées à l’aide de l’image de « l’univers » qu’à l’aide du modèle centre-périphérie bien établi.
2. Évolution et expansion : la sphère publique comme univers
L’astronomie est considérée comme la plus ancienne des sciences. Elle cherche des réponses à l’évolution de l’univers et, en fin de compte, aux lois les plus élémentaires de la science qui régissent l’espace avec toutes ses galaxies, sa matière et ses forces. Par conséquent, son objet d’étude est non seulement d’une grande complexité, mais il subit également des changements fondamentaux. La « danse de la matière »47 comprend un espace en constante expansion et semble, à bien des égards, chaotique. Cependant, malgré tous ces mouvements, elle présente des structures, des processus et des stabilités évidents, comme l’illustre notre système solaire. Outre son expansion continue, l’impossibilité de la réversibilité est une autre caractéristique de l’univers. Les changements ne peuvent être annulés, même si nous le souhaitons ardemment.
Les parallèles entre l’univers et la sphère de la communication politique que nous appelons « sphère publique » ne s’arrêtent pas à l’expansion et à l’irréversibilité. La sphère publique n’a peut-être pas de planètes ni de comètes, mais elle comporte différentes « matières », tant en termes de propriétés (types de contenu) que de mouvements (types de comportement des acteurs). De plus, la sphère publique moderne se caractérise par des forces nombreuses et parfois contradictoires : des forces gravitationnelles (par exemple, en matière de notoriété, de richesse et d’attention) et des forces centrifuges (par exemple, en matière de dérive de publics dissemblables). À cela s’ajoute une évolution perpétuelle qui, parfois, s’accompagne de la disparition d’intermédiaires, de positions et d’acteurs, mais qui, en principe, se traduit par une diversité croissante des matières.
Des auteurs tels que Marshall McLuhan se sont appuyés sur ces parallèles pour parler d’une « galaxie ». Cette métaphore a permis de saisir la transformation de la sphère publique provoquée par la diffusion des nouvelles technologies – dans le cas de McLuhan, principalement la télévision. La croissance des contenus accessibles au public, l’élargissement de l’audience capable de les recevoir et les relations entre les membres du public eux-mêmes ont fait l’objet d’une attention particulière à l’époque.48 De plus, les transformations induites par le numérique impliquent aujourd’hui des métaphores spatiales, car elles suscitent des évolutions qui ne se limitent pas aux thèmes, aux acteurs et aux types/titres de médias, mais qui incluent également une expansion spatio-temporelle : dans la sphère publique numérisée, les frontières linguistiques s’avèrent surmontables, notamment grâce aux images ; il en va de même pour la contrainte temporelle de nombreuses offres. Par exemple, les contenus qui étaient diffusés de manière linéaire et qui étaient également principalement reçus comme tels à « l’ère de la télévision »49 sont aujourd’hui accessibles individuellement et de manière asynchrone. McLuhan décrit les enfants des pays occidentaux comme étant « entourés d’une technologie visuelle abstraite et explicite, caractérisée par un temps uniforme et un espace continu uniforme, dans laquelle la « cause » est efficace et séquentielle, et où les choses se déplacent et se produisent sur des plans uniques et dans un ordre successif ».50 Si la description de cette technologie pourrait être similaire aujourd’hui, l’uniformité de l’espace et du temps a pris fin avec l’ère numérique.
Les médias imprimés n’ont jamais dû être consommés immédiatement, mais ils sont tout aussi volatils que les contenus numériques : par exemple, il est encore difficile pour les « utilisateurs » individuels de brouiller ou de supprimer complètement leurs traces numériques, un problème qui n’est pas seulement dû aux restrictions légales ou aux systèmes de stockage décentralisés51. Ce n’est que dans le « darknet » que les traces de communication peuvent être minimisées. Cependant, les possibilités d’un accès en principe illimité s’accompagnent de la fermeture d’un réseau peer-to-peer. La métaphore de l’« univers » s’avère également utile pour décrire ces espaces de communication et leur interaction avec la sphère publique.
Alors que jusqu’à la fin du XXe siècle, le nombre global d’intervenants et leurs rôles étaient limités, dans le monde numérique actuel, même en dehors du « darknet », il est difficile d’établir un lien fiable entre l’auteur et la personnalité. Les « robots sociaux » sont de plus en plus utilisés pour créer une fausse apparence d’interpersonnalité dans les contextes de communication.52 Il n’y a plus un public passif et un groupe d’intervenants actifs ; au contraire, la vie quotidienne de la communication moderne est marquée par une disparité ou un chevauchement des rôles. Par exemple, les comptes de microblogging des journalistes peuvent être officiellement déclarés comme « comptes privés », mais en termes de contenu, ils sont hybrides, mêlant opinions personnelles, compétences professionnelles et réflexions.
Des relations de pouvoir complexes, souvent difficiles à retracer, structurent également les interactions et les relations dans la sphère publique. Des structures établies, telles que le statut des médias clés ou la pertinence des informations, continuent d’exister dans le contexte du numérique.53 Cependant, il existe également des forces centrifuges qui peuvent, par exemple, faciliter le développement de publics fermés (appelés « chambres d’écho »).54 Le risque de fragmentation en d’innombrables publics plus ou moins visibles (« Teilöffentlichkeiten ») est l’un des principaux défis pour la théorie démocratique, car il serait problématique de se passer d’une communication intégrative. Cela s’explique par plusieurs raisons : alors que le libéralisme lie la compétence des citoyens à la possibilité de s’informer, les modèles républicains et délibératifs de la sphère publique reposent sur un échange public d’opinions.55 Au contraire, les théories démocratiques radicales appellent les citoyens à s’engager dans le dissensus.56
L’utilisation du terme « univers » plutôt que « galaxie » comme métaphore de la sphère publique politique contemporaine n’est pas seulement justifiée par l’importance de la fragmentation. Ce terme nous sensibilise à l’infinité de l’espace public contemporain, à la pluralité des questions, des forces et des énergies, ainsi qu’aux différentes structures temporelles. Il nous protège également contre l’adoption de perspectives unilatérales qui confondent la numérisation – comme le souligne Armin Nassehi – avec une force disruptive : « les pratiques et routines numériques, les fonctions de détection et les domaines d’application peuvent être considérés comme disruptifs, voire comme des apparences liquéfiantes ; mais ils indiquent exactement le contraire, à savoir l’étrange stabilité de la chose sociale, ses modèles et sa structure ».57 Au contraire, la métaphore de « l’univers » suit la conception de Jeanette Hoffmann selon laquelle la relation entre démocratie et numérisation est une « constellation » complexe58 qui nous permet d’examiner les multiples interdépendances comme une alternative à la vision d’une numérisation provoquant unilatéralement des changements dans la sphère publique. Tout comme la matière peut se transformer et changer de position, le fait que l’analogique ne disparaisse pas simplement est une condition constitutive de la numérisation.59 Au contraire, il trouve un nouveau contexte, il est valorisé et, en partie, réévalué.
L’influence du comportement intentionnel distingue sans aucun doute le « cosmos » de la sphère publique. Les interactions publiques sont soumises à des facteurs bien plus complexes que les « simples » lois de la physique. Toutefois, cette dissemblance ne pose pas de problème pour la métaphore choisie. Le comportement humain peut être considéré comme un facteur supplémentaire qui, à l’instar d’autres forces dans l’univers, est difficile à prévoir mais influence diverses constellations. Par conséquent, la capacité à exercer une influence par le biais d’un comportement intentionnel, qui est lui-même façonné par des contraintes sociales, émotionnelles et autres, non seulement correspond à la métaphore proposée, mais renforce également sa pertinence en sciences politiques.
Notes
References