Sphère publique et gouvernance mondiale

Original : Public sphere and global governance. Un article dans le numéro spécial, Structural Transformation of the Public Sphere, de la revue Philosophy & Social Criticism, par Michael Zürn

Résumé

Cet article traite des effets de l’absence et de la possibilité d’émergence d’une sphère publique politique normativement significative. Les effets de l’absence d’une sphère publique mondiale sont considérables. En effet, la crise actuelle de la gouvernance mondiale et du système politique mondial peut être attribuée à l’absence d’une sphère publique normativement significative capable de servir de médiateur entre la société mondiale et les institutions faisant autorité en matière de gouvernance mondiale. Dans le même temps, je soutiens que l’absence de sphère publique n’est pas principalement due à l’attitude de la population, prisonnière des horizons nationaux, mais doit être attribuée avant tout à la structure institutionnelle déficiente du système politique mondial.

Mots clés

autorité, délibération, gouvernance mondiale, société mondiale, légitimité, institutions internationales, sphère publique


1. Introduction

À première vue, le rôle et la fonction de la sphère publique dans le contexte de la gouvernance mondiale semblent n’être traités que brièvement. Si l’on entend par sphère publique un espace d’action communicative doté de certaines caractéristiques et fonctions sophistiquées (cf. Peters 2007, 56), le verdict pour le niveau mondial est négatif. Elle n’existe pas aujourd’hui et n’existera pas dans un avenir prévisible. Jürgen Habermas a décrit ce concept dans son ouvrage fondateur Strukturwandel der Öffentlichkeit (1991)1, puis en a développé la normativité dans Between Facts and Norms (1996). Les approches empiriques utilisant une notion normativement exigeante de la sphère publique (cf. Gerhards, Neidhardt et Rucht 1998) n’ont été menées que dans le contexte de l’État libéral-démocratique. Selon l’opinion largement répandue, les conditions préalables à l’existence d’une sphère publique font défaut au niveau mondial : une autodescription de la société mondiale comme un collectif ayant des idées sur le bien commun. Néanmoins, je vise une analyse fondée sur la possibilité contrefactuelle de « publics mondiaux ». Deux objections bien connues à une telle approche ne tiennent pas. La première objection est que la distance entre l’idéal contrefactuel et la réalité observée est trop grande. Selon cette objection, le concept de sphère publique mondiale en tant qu’idéal normatif et contrefactuel ne pourrait même pas être appliqué, car il dégénérerait alors en une pure utopie. On peut rétorquer à cela que, dans de nombreuses démocraties étatiques également, la pratique et l’idéal normatif sont aujourd’hui très éloignés l’un de l’autre. Lorsque l’information est utilisée exclusivement comme une arme et que la prétention à la vérité est complètement abandonnée dans le débat politique, il est désormais difficile de reconnaître ne serait-ce que des traces d’une sphère publique normativement exigeante. Une sphère publique qui contient au moins des éléments de délibération n’existe alors pratiquement plus dans le contexte national. Le premier débat télévisé entre les deux candidats à la présidence américaine en octobre 2020 est peut-être emblématique de cette triste évolution. Cependant, c’est précisément la critique de telles pratiques du débat politique qui montre clairement qu’un modèle normativement exigeant de la sphère publique peut être utile sur le plan analytique, car ces pratiques rendent d’autant plus nécessaire de parler de la sphère publique (voir aussi Peters 2007, 98). En d’autres termes, même si l’écart entre l’idéal contrefactuel et le monde tel qu’il est semble insurmontable, cela ne disqualifie pas la norme normative. Qui oserait affirmer que le concept normatif d’égalité est moins utile en Afrique du Sud (le pays où les inégalités sont les plus fortes selon l’indice de GINI) qu’en Slovénie (le pays où les inégalités sont actuellement les plus faibles) ?La deuxième objection est que la condition préalable même à une sphère publique normativement exigeante, à savoir une communauté politique constituée par l’État, fait défaut. Certes, on ne peut pas parler d’une communauté politique constituée par l’État au niveau mondial. Un État mondial n’est pas non plus la perspective normative sur laquelle se fonde cet article. Il existe plutôt un système politique mondial qui, sur le plan normatif et fonctionnel, nécessite une sphère publique. En ce sens, je considère qu’une communauté politique, et non l’État territorial, est une condition préalable à l’existence d’une sphère publique politique. Je m’inscris ainsi dans le débat sur la sphère publique européenne, qui s’abstient également de considérer l’État comme une condition préalable à l’existence d’une sphère publique. Dans ce contexte également, le modèle normatif n’est pas dépassé tant qu’il trouve son expression dans les attentes sociales.Afin de rendre la théorie de la sphère publique fructueuse dans le contexte de la gouvernance mondiale, un changement analytique s’impose. Il s’agit moins de savoir si une société donnée développe une structure de communication sophistiquée qui répond de facto aux exigences normatives d’une sphère publique politique (selon les premières recherches sur la sphère publique, telles que Gerhards, Neidhardt et Rucht 1998 ; Habermas 1991 ; Peters 2007), mais plutôt d’une question de potentialité : quelles sont les conditions qu’une société doit remplir pour pouvoir développer une sphère publique ? La condition préalable à la pertinence de la question n’est alors plus l’existence d’une autorité médiatrice entre un système de règles et ceux qui y sont soumis. Au contraire, la simple existence d’un système de règles qui rend une sphère publique normativement souhaitable est suffisante (cf. également Habermas 1996). Cela met également en évidence les caractéristiques du système de règles qui sont en partie responsables de l’absence de formation d’une sphère publique politique normativement exigeante. À cet égard, il est possible de s’appuyer sur les études et les discussions qui ont émergé, notamment à la fin des années 1990 et au début des années 2000, sur l’émergence d’une sphère publique européenne (Eder et Kantner 2000 ; Peters et al. 2006 ; Risse 2010 ; Trenz 2005 ; Wessler et al. 2008).Que signifie alors le terme « sphère publique politique » ? Au cours de la différenciation fonctionnelle des sociétés, différentes sphères publiques sectorielles apparaissent. Par exemple, la sphère publique scientifique et la sphère publique artistique sont déjà établies comme transnationales. Dans ce qui suit, je m’intéresse toutefois à la sphère publique politique mondiale. Une caractéristique centrale de la sphère publique politique est qu’elle peut rassembler différents segments du public déterminés de manière fonctionnelle et sectorielle. La sphère publique politique est donc potentiellement ouverte à tous les thèmes et toutes les questions. Elle peut aborder des questions qui seraient normalement négociées dans un autre segment public. C’est toujours le cas lorsque des questions sectorielles – telles que la liberté scientifique dans la recherche génétique – trouvent leur chemin dans la sphère politique et sont ainsi politisées.Dans mon analyse, je distingue quatre formes de sphère politique (non) publique, en m’appuyant sur la distinction entre sphère publique délibérative et sphère publique libérale, introduite par le groupe WZB de Friedhelm Neidhardt (Gerhards, Neidhardt et Rucht 1998). Ce faisant, bien que ces quatre formes soient normativement viables de différentes manières, je pars du principe qu’elles peuvent toutes être observées. La « sphère publique politique normativement exigeante et légitimante » présente quatre caractéristiques. Premièrement, elle doit pouvoir fonctionner comme un lien de transmission entre la matière première de la société mondiale et un système politique mondial. Dans ce modèle de sphère publique, il doit donc exister un canal de participation qui relie la périphérie de toutes les personnes concernées par la prise de décision au centre de décision politique des deux côtés. Deuxièmement, il doit exister une condition minimale libérale pour la publicité, selon laquelle toutes les positions sur les questions normatives touchant au bien commun doivent être rendues communicativement transparentes afin d’être observables par tous les autres acteurs (Gerhards, Neidhardt et Rucht 1998, 29). L’ouverture n’est toutefois pas suffisante. Troisièmement, la communication doit être discursive, c’est-à-dire qu’elle doit être accompagnée de justifications logiques et être interreliée de manière respectueuse. Cela permet d’affirmer qu’une telle sphère publique génère une opinion majoritaire étayée par des arguments sans dégénérer en une « verschleierten Macht der Majorität » (pouvoir voilé de la majorité) (Habermas 1991, 32). Dans ce contexte, il est évident que le dialogue public et la discussion sur toutes les décisions et réglementations politiques sont factuellement impossibles. « La distinction entre les modes normaux et extraordinaires de poser et de résoudre les problèmes » (Habermas 1996, 358) est très importante. Lorsqu’il s’agit de questions majeures dans une société qui dépassent le mode normal des préoccupations sectorielles (mode extraordinaire), un discours largement étayé est nécessaire. Quatrièmement, les trois premières caractéristiques de la sphère publique éclairée mentionnées ci-dessus doivent donc être particulièrement évidentes lorsqu’il s’agit de questions et de problèmes sociétaux à grande échelle et intersectoriels. Ce modèle normativement exigeant de la sphère publique décrit un idéal normatif. Empiriquement parlant, il remplit déjà une fonction de légitimation en se rapprochant de l’idéal.Dans les autres formes de sphère publique, on observe des écarts par rapport à l’idéal dans au moins l’une des quatre caractéristiques de la sphère publique normativement exigeante. La sphère publique politique libérale autorise toutes les expressions sur tous les sujets. Elle est donc ouverte et, dans le meilleur des cas, elle offre également un canal de communication bidirectionnel. Cependant, elle est à la traîne en termes d’exigences délibératives et a également du mal à distinguer les grandes questions des petites.3 Sa légitimité est donc limitée. La sphère publique politique pilonnière est sélective. Elle se compose de différentes sphères de communication qui ne sont pas ouvertes à tous et qui ont tendance à se fermer les unes aux autres. Des processus délibératifs peuvent être possibles au sein des sphères publiques partielles encapsulées, mais ils ne sont pas réunis pour traiter des questions importantes qui font ensuite l’objet d’un large débat dans la société. Dans ces sous-publics sectoriels, le moyen d’interaction est souvent l’internet, la presse spécialisée ou les échanges ou communications personnels lors de conférences et de réunions. Enfin, dans le cas de la sphère publique politique représentative, la communication est à sens unique. Comme dans la société courtoise, la sphère publique est constituée par la représentation des dirigeants. Il s’agit d’une sphère publique symbolique qui ne remplit pas la fonction de courroie de transmission et qui, au sens normatif, ne peut établir de légitimité. Chaque individu et chaque acteur public peut communiquer dans plusieurs sphères publiques. Cela vaut tant sur le plan fonctionnel que spatial. La participation multiple à une sphère publique nationale et mondiale (éventuellement aussi à une sphère publique européenne et urbaine) est même la condition préalable essentielle pour parvenir à l’imbrication nécessaire des différentes sphères publiques. Dans un essai récent, Jürgen Habermas a décrit avec justesse ce problème en ce qui concerne les nouveaux Länder, qui ont été intégrés du jour au lendemain dans la sphère publique panallemande. Il affirme qu’à l’époque, la sphère publique de la République fédérale s’est ouverte à ses nouveaux citoyens, mais que ceux-ci se sont vu refuser leur propre sphère publique ; il manquait donc un espace protégé pour la construction tardive d’une identité commune (Habermas 2020, 35). À cette fin, même les sphères publiques nationales – surtout si elles sont raisonnablement proches des idéaux normatifs – doivent persister après l’émergence d’une sphère publique mondiale (normativement déficiente). Dans le contexte de cette conception de la sphère publique politique, je voudrais développer de manière argumentée les quatre thèses suivantes, qui sont liées entre elles, et les illustrer empiriquement. Premièrement, j’aimerais aborder la thèse selon laquelle un système politique mondial a émergé au plus tard dans les années 1990, qui, en raison de sa prétention à l’autorité, nécessite une sphère publique normativement exigeante. Deuxièmement, ce système mondial traverse actuellement une crise profonde, qui s’exprime par une multitude et une diversité de défis et de contestations de la gouvernance mondiale.4 La troisième thèse affirme que l’absence d’une sphère publique normativement exigeante, qui agisse comme instance de médiation entre la société mondiale et les instances autoritaires de la gouvernance mondiale, est l’une des raisons centrales de la crise de légitimité. La quatrième et dernière thèse centrale est que l’absence de sphère publique n’est pas principalement due à l’attitude des populations enfermées dans l’horizon national, mais qu’elle doit être attribuée en premier lieu à la structure institutionnelle spécifique du système politique mondial. En d’autres termes, parmi les déterminants empiriques d’une sphère publique normativement exigeante, les conditions préalables en termes d’attitudes sont plus susceptibles d’être remplies que celles en termes institutionnels. Cette quatrième thèse ne remet pas en cause le fait que la sphère publique mondiale au sens normativement exigeant est à peine formée et qu’un changement de cet état de fait est difficilement envisageable à court terme. Elle affirme toutefois que des formes plus faibles de sphère publique mondiale peuvent être observées et que les acteurs politiquement actifs pourraient créer les conditions préalables à l’émergence d’une sphère publique mondiale normativement exigeante ; elle n’échoue donc pas en soi à cause des personnes ou de la condition humaine. Ce n’est qu’une maigre consolation. Cependant, compte tenu du scepticisme généralisé et croissant à l’égard d’un projet politique progressiste au-delà de l’État-nation, elle est pertinente. Il s’agit de rejeter le théorème de l’impossibilité (voir également Koenig-Archibugi 2011). En d’autres termes, ce n’est pas dû à la prédominance des attitudes nationalistes, mais à l’utilisation insuffisante des potentiels d’attitudes cosmopolites existants.2. Le système politique mondial en crise La crise actuelle du système politique mondial est palpable. On peut dire qu’un système politique mondial existe lorsque trois conditions sont réunies : Premièrement, les membres du système reconnaissent qu’il existe au moins un bien commun mondial rudimentaire (par exemple la paix) ainsi qu’au moins certains biens publics mondiaux (par exemple un écosystème durable), dont la réalisation ne peut être atteinte qu’ensemble. Deuxièmement, il existe des institutions et des organisations internationales, telles que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou les Nations unies (ONU), qui, en cas de doute, peuvent faire respecter le bien commun même contre les intérêts à court terme de certains de leurs membres. Cette capacité à faire respecter le bien commun repose en grande partie sur une contrainte non coercitive, à savoir la reconnaissance de ces institutions en tant qu’autorités. Troisièmement, ces autorités internationales se justifient auprès des personnes concernées par ces politiques, que ce soit par de bons arguments ou par des tentatives de manipulation. Les politiques internationales doivent être légitimées devant un large public, qui comprend les populations et les gouvernements nationaux ainsi qu’une société mondiale imaginaire. Un système politique mondial présentant ces trois caractéristiques a vu le jour de manière rudimentaire après la Seconde Guerre mondiale, mais il n’a été pleinement mis en place qu’avec la chute du mur de Berlin et la fin de la division de l’Europe. Les États-Unis l’ont façonné de manière décisive dans les deux phases. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils ont créé un nouvel ordre mondial avec la fondation des institutions de Bretton Woods et de l’ONU, qui a ensuite été élargi et approfondi dans le « moment unipolaire » (Krauthammer 1990) après la fin de la guerre froide. Après la Seconde Guerre mondiale, un ordre international pouvant être qualifié de « multilatéralisme fondé sur des règles » a vu le jour. Son objectif social était de promouvoir le libre-échange tout en protégeant l’autonomie des États afin d’amortir les effets négatifs du marché mondial. Ce « libéralisme intégré » (Ruggie 1983, 281) dans la sphère économique était confiné au monde occidental et complété par des institutions mondiales mais relativement faibles, telles que l’ONU.Ce n’est que dans les années 1990 que le système politique mondial s’est pleinement constitué. Après la fin de la guerre froide, le Conseil de sécurité des Nations unies a élargi ses activités et est intervenu dans des conflits interétatiques et intra-étatiques. Bon nombre de ces interventions visaient à prévenir des catastrophes humanitaires. Ainsi, la notion de responsabilité de la communauté internationale pour la sécurité des personnes plutôt que pour la seule sécurité des États a pris de l’importance. C’est ainsi que la Cour pénale internationale (CPI) a été créée pour traduire les criminels de guerre devant la justice internationale. L’ordre commercial mondial a également continué à se libéraliser et a été complété par une OMC forte. Le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale sont devenus les acteurs centraux de la politique financière internationale. En outre, les États ont signé divers autres accords et créé des organismes politiques dans les domaines de l’environnement, des communications et des transports. Dans l’ensemble, l’autorité des institutions internationales s’est considérablement accrue après 1990, tout comme après la Seconde Guerre mondiale. Ce processus a non seulement renforcé les organisations internationales, mais les a également rendues beaucoup plus libérales (Börzel et Zürn 2021). Alors que l’ordre d’après-guerre était principalement « fondé sur des règles », le libéralisme postnational est intervenu plus profondément dans les sociétés nationales. Ce changement a accru le besoin de justification. L’autorité des organisations internationales s’est accrue et a nécessité de plus en plus de justifications par référence aux biens mondiaux et au bien commun mondial. La majorité des nouveaux traités et organisations internationaux contiennent des préambules qui mettent l’accent non seulement sur des objectifs de coopération spécifiques, mais aussi sur des biens communs mondiaux tels que la paix, le progrès mondial, la liberté politique, la justice mondiale, l’humanité mondiale, etc. Dans le même temps, les destinataires des communications des organisations internationales changent. Elles s’adressent aux gouvernements ainsi qu’aux sociétés nationales et transnationales pour justifier leur autorité (Ecker-Ehrhardt 2020). Ces justifications supposent un espace d’interactions communicatives entre les États et les acteurs non étatiques sur les affaires internationales. Au cours de cette période faste, les contours d’une sphère publique ont également émergé (Ruggie 2004, 519), même si celle-ci était encore très compartimentée et, en particulier dans le contexte des réunions du G8 et du G20, comportait également des éléments d’une sphère publique représentative. Cependant, le système politique mondial n’a pas réussi à se consolider au cours de la période qui a suivi. Les perspectives critiques ont mis en évidence les inégalités économiques et politiques. Dans les pays du Sud, les structures postcoloniales inscrites dans cet ordre ont été dénoncées. Les puissances émergentes ont de plus en plus revendiqué une voix. En outre, au sein du monde occidental, les inégalités croissantes ont été attribuées aux institutions néolibérales de Bretton Woods.5 Dans ce contexte, l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis s’est avérée particulièrement lourde de conséquences pour le système politique mondial. Avec Trump, le président du pays qui incarnait cet ordre a explicitement remis en question les fondements normatifs mentionnés ci-dessus. La simple idée d’un bien commun mondial a été purement et simplement rejetée. « America First » était désormais le mot d’ordre. Trump voyait avant tout un ordre mondial caractérisé par la concurrence. La Chine et la Russie, en particulier, ont été qualifiées de « puissances rivales » qui mettraient en danger l’influence américaine. Par conséquent, les institutions politiques visant à la réalisation d’intérêts communs sont également superflues. Le retrait des États-Unis du Partenariat transpacifique (TPP), de l’Organisation mondiale de la santé, de l’accord sur le nucléaire iranien et de l’accord de Paris a donc été considéré par lui comme un succès de sa politique. Enfin, la présidence était entièrement tournée vers l’intérieur. Il n’a même pas été tenté de justifier cette politique auprès de tous ceux qui en étaient concernés. Au contraire, des normes politiques ont été élaborées qui, par leur caractère unilatéral, ont sapé les fondements normatifs du système politique mondial. Il s’agissait exclusivement de protéger le territoire américain, de promouvoir la prospérité et la sécurité économique des États-Unis, de défendre les frontières américaines par la force militaire et d’accroître l’influence américaine dans le monde. Donald Trump n’est toutefois pas le seul à remettre en cause l’ordre qui vient d’être établi et à le plonger dans la crise par des actions politiques. On peut identifier toute une série de contestataires du système politique mondial qui, par ailleurs, ont peu de points communs : • Des potentats autoritaires tels que Poutine, Erdoğan, Modi et Orbán, par exemple, qui mettent particulièrement l’accent sur la souveraineté nationale et critiquent la pratique concrète des institutions internationales ; • Des groupes populistes autoritaires dans des démocraties consolidées (dont Le Pen, Gauland et Wilder) qui présentent les institutions internationales comme des instruments d’une classe cosmopolite allant à l’encontre des intérêts nationaux ; • Les « puissances montantes » telles que la Chine, le Brésil (qui, sous Bolsonaro, semble avoir glissé dans le premier groupe) et l’Inde (avec des tendances similaires à celles du Brésil), qui reconnaissent la nécessité fondamentale des institutions internationales mais veulent les libérer de la domination occidentale ;• Les mouvements religieux fondamentalistes, en particulier au Moyen-Orient, qui considèrent les institutions internationales comme des instruments de domination d’un ordre occidental pervers ;• Les organisations non gouvernementales transnationales telles qu’ATTAC ou Occupy, qui, dans une posture critique à l’égard du capitalisme, recherchent pour la plupart des institutions internationales différentes, mais souvent plus fortes. La critique est multiforme. Elle vise à la fois les fondements normatifs du système politique mondial et les institutions internationales concrètes et leurs pratiques. Une partie de ces acteurs instrumentalise cyniquement le « public mondial », tandis qu’une autre partie s’adresse à lui avec une intention critique. Le résultat est paradoxal. À un moment où un système politique mondial fort serait particulièrement nécessaire – pour éviter la crise climatique mondiale grâce à des politiques actives, stabiliser les marchés financiers, contenir les nouveaux géants de l’économie numérique, empêcher de nouvelles courses aux armements, limiter les guerres commerciales et les rivalités entre les superpuissances que sont les États-Unis et la Chine, et contenir une pandémie mondiale –, les institutions de la gouvernance mondiale sont fondamentalement attaquées et leurs fondements normatifs rejetés. Judith Kelley et Beth Simmons résument succinctement la situation dans une phrase mémorable : « La gouvernance mondiale n’a jamais semblé aussi nécessaire, et pourtant elle est si attaquée » (2020, 1). Le système politique mondial est bel et bien en crise.3. L’absence d’une sphère publique mondiale comme cause de la criseComment la crise du système politique mondial, encore si jeune, a-t-elle pu se produire ? L’explication la plus simple est que le système politique mondial a produit de mauvais résultats. Cependant, si l’on examine certaines évolutions très agrégées depuis 1990, un résultat remarquablement positif se dégage. L’indice de développement humain (IDH) a augmenté depuis les années 1990 comme jamais auparavant. Les inégalités ont considérablement diminué à l’échelle mondiale, en grande partie parce que de nombreuses personnes en Chine et dans d’autres pays d’Asie, et dans une certaine mesure en Amérique latine et en Afrique, ont échappé à la pauvreté absolue et appartiennent désormais à la « classe moyenne mondiale » (voir Milanović 2018). Le nombre annuel de morts à la guerre a également atteint des niveaux historiquement bas. Si l’on évalue un système politique mondial à l’aune des évolutions sociales mondiales, la période depuis 1990 doit être considérée comme un succès. Deux autres explications permettent d’approfondir la réponse à cette question. L’une d’elles met en évidence le changement profond de la structure du pouvoir international. Avec l’émergence de nouvelles puissances, la répartition du pouvoir entre les États au sein du système international a radicalement changé. La puissance économique des pays industrialisés occidentaux a fortement diminué par rapport aux économies en forte croissance d’Asie et, dans une certaine mesure, d’Amérique latine et d’Afrique. La Chine peut désormais rivaliser avec les États-Unis sur un pied d’égalité, et les puissances régionales du Sud, telles que l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud, sont devenues des acteurs importants du système international. Selon cette affirmation, la nouvelle répartition du pouvoir conduit les puissances émergentes à considérer le système politique mondial comme un produit occidental qui désavantage le Sud. Il est donc nécessaire d’adapter les institutions internationales aux nouvelles réalités du pouvoir (Zangl et al. 2016). L’autre explication part du principe que l’orientation libérale et l’ouverture des frontières du système politique mondial, en particulier au sein des pays industrialisés occidentaux, ont créé des perdants économiques et culturels. Ce sont donc les perdants de la mondialisation, en particulier au sein des démocraties consolidées, qui réclament un contrôle accru des frontières et défendent la souveraineté nationale contre les impositions d’un système politique mondial (cf. de Wilde et al. 2019).Ces deux explications ne donnent qu’une vision partielle des défis auxquels est confronté le système politique mondial. La thèse sur la nouvelle répartition internationale du pouvoir néglige le fait que, à bien des égards, les défis les plus importants et les plus fondamentaux pour le système politique mondial se posent dans les anciens pays industrialisés. La thèse sur l’accroissement des inégalités au sein des sociétés ne tient pas suffisamment compte du fait que de nombreux gagnants de la mondialisation dans les pays du Sud s’opposent également au système politique mondial. Ces deux explications peuvent donc chacune expliquer une partie des défis auxquels est confronté le système politique mondial. Cependant, elles ignorent le changement contextuel qui sous-tend la crise et ne tiennent donc pas compte du mécanisme crucial qui conduit au mécontentement et à la résistance. Ces considérations conduisent à une explication endogène au système politique mondial qui intègre les deux explications partielles dominantes. Cette interprétation prend comme point de départ la caractéristique centrale du système politique mondial. À savoir, l’exercice de l’autorité politique. Pour ne citer que quelques exemples, il peut intervenir par des moyens violents pour protéger les droits de l’homme, comme l’a fait le Conseil de sécurité des Nations unies ; il peut imposer des politiques d’austérité à certains pays, comme dans le cas du FMI et des « agences de notation » privées vis-à-vis des pays d’Amérique latine et d’Europe du Sud ; il peut interdire les politiques nationales visant à protéger l’industrie nationale par le biais de l’Organe de règlement des différends de l’OMC ; et il peut appeler à des mesures de protection de l’environnement mondial (par exemple, l’Accord de Paris), parmi beaucoup d’autres. L’interaction de ces autorités en fait un système de domination. C’est l’émergence d’un système politique mondial qui rend plausible la thèse selon laquelle ce sont les institutions internationales qui sont responsables de l’accroissement des inégalités. Seule l’importance de ces institutions justifie la revendication inconditionnelle d’avoir un droit de regard égal sur les politiques qu’elles formulent. La gouvernance mondiale après 1990 implique donc un degré considérable d’autorité et de règle. Cependant, leur exercice doit être légitimé. Ce « devoir » doit avoir une signification normative en premier lieu. Depuis Hobbes, la théorie politique moderne n’a pas seulement souligné la nécessité de l’autorité politique ; elle a également toujours clairement indiqué que les restrictions collectives à la liberté d’action individuelle ne peuvent être légitimes que sous certaines conditions et dans le respect de procédures décisionnelles appropriées. Cette obligation normative de justifier l’autorité politique (Forst 2007 ; Habermas 1992) s’est traduite par un équivalent empirique au moins depuis l’époque moderne. Max Weber l’avait déjà clairement établi. Selon lui, l’émergence de l’autorité est normalement liée à la tentative constante d’éveiller et de cultiver la croyance en sa légitimité (2013, 451). Cette perspective empirique concerne les croyances en la légitimité. Si le système politique mondial est considéré comme influent, ceux qui sont concernés ne croient pas en sa légitimité. Mais dans quelles conditions le système politique mondial peut-il atteindre une légitimité empirique ? Un discours convaincant sur la légitimité est nécessaire pour justifier la nécessité et l’opportunité de la domination politique. Un tel discours doit inclure les raisons de la nécessité fonctionnelle, transmettre des visions et des objectifs politiques et indiquer des procédures décisionnelles propices à la légitimité. Cependant, ce discours ne peut être formulé dans le vide et avec une intention exclusivement manipulatrice, mais il doit également se rapprocher de la pratique politique. Il existe aujourd’hui deux particularités du système politique mondial qui rendent difficile, voire impossible, l’élaboration d’un discours fondateur de légitimité. D’une part, il y a un manque de débat public sur les objectifs contradictoires dans une société mondiale. Les questions de réglementation sont discutées, pour ainsi dire, de manière encapsulée, par des sous-publics fragmentés qui n’ont aucun lien avec le grand public politique. Il n’y a pas de débat global qui puisse alimenter la concurrence politique entre les solutions et les visions du monde soutenues par la société et ainsi promouvoir les objectifs et les visions politiques. Par conséquent, les tentatives technocratiques de légitimation dominent au niveau international. La justification de l’autorité internationale repose donc principalement sur l’expertise et l’efficacité, et non sur le débat public, la délibération démocratique ou, à tout le moins, la participation politique indirecte. Cette légitimité fragile ne parvient souvent pas à couvrir la profondeur de l’intervention politique des institutions internationales. Le discours technocratique dominant sur la légitimité atteint donc ses limites. Les interventions militaires de la communauté internationale des États ou l’application de politiques d’austérité ne peuvent être justifiées uniquement par des arguments technocratiques. D’autre part, il y a un manque de fiabilité. Ce n’est que lorsque le système politique traite de manière crédible des cas similaires de la même manière que les débats publics peuvent se référer à la règle plutôt qu’à un cas individuel. Cependant, les institutions internationales perpétuent l’inégalité des États dans la mesure où aucun exercice neutre de l’autorité internationale n’est possible. Il est structurellement impossible pour le FMI d’imposer un programme d’austérité aux États-Unis contre leur volonté. Il y a donc un manque d’impartialité dans l’exercice de l’autorité, de sorte que des cas similaires ne sont pas systématiquement traités de la même manière. Cela érode la source la plus fondamentale de toute légitimité : la croyance dans la forme juridique et la nature normative de l’autorité politique. Sans l’État de droit, il ne peut y avoir de sphère publique normativement exigeante, car il n’existe alors qu’une multitude de cas, mais aucune règle directrice sur laquelle s’appuyer pour délibérer.Ces deux problèmes de légitimité ont entraîné l’apparition d’un fossé dans les années 1990 : alors que l’autorité politique du système politique mondial s’est considérablement renforcée dans la plupart des États et des sociétés, les efforts visant à renforcer la légitimité n’ont guère produit les effets escomptés, malgré tous les efforts des organisations internationales (voir Ecker-Ehrhardt 2020 ; Dingwerth et al. 2019). L’étendue de l’autorité politique qui existait réellement était de moins en moins couverte par la croyance correspondante en la légitimité. En particulier, l’absence d’une sphère publique normativement exigeante rend difficile la génération d’une croyance suffisante en la légitimité. Il en résulte une crise de légitimité endogène du système politique mondial. En fait, toutes les critiques de la gouvernance mondiale mentionnées ci-dessus justifient également leur résistance en se référant aux deux problèmes de légitimité évoqués : l’encapsulation technocratique et l’inégalité institutionnalisée entre les États. Un autre regard sur la liste des opposants au système politique mondial le montre clairement.• Les potentats autoritaires tels que Poutine, Erdoğan, Modi et Orbán critiquent principalement le double standard des institutions internationales et exigent donc la souveraineté nationale ;• Les groupes populistes autoritaires dans les démocraties consolidées se retournent contre les cosmopolites libéraux distants et détachés qui ont leur mot à dire dans ces pays. Il s’agit essentiellement d’une critique d’un pouvoir apparemment technocratique qui s’oppose à la volonté manifeste de la majorité nationale ;• Les puissances émergentes recherchent d’autres institutions internationales qui leur accordent une participation et une voix adéquates et réduisent les inégalités inhérentes à l’application des règles ;• Les mouvements religieux fondamentalistes considèrent les institutions internationales comme des instruments de l’impérialisme occidental, servant à la répression continue de l’islam ;• Les ONG transnationales militent principalement pour une démocratisation des institutions internationales afin de mettre fin à leur orientation néolibérale et à leur instrumentalisation par les grandes entreprises américaines et européennes. Bien sûr, ces justifications ne coïncident pas toujours avec les motivations sous-jacentes. Les justifications politiques servent souvent des intérêts très différents. Les critiques reposent souvent sur les intérêts purs des gouvernements autoritaires, la dissimulation des politiques expansionnistes des puissances émergentes et, enfin et surtout, la tentative de protéger son économie et son électorat des rigueurs de la concurrence mondiale. À cet égard, le transfert de pouvoir dans le système international et les inégalités croissantes dans la plupart des démocraties consolidées renforcent cette critique. Cependant, ces objectifs stratégiques et le rejet des institutions internationales s’expriment presque tous par une critique du manque de légitimité des autorités internationales. À cet égard, on peut parler d’une crise de légitimité du système politique mondial. Cette explication de la crise actuelle du système politique mondial n’est pas remise en cause uniquement par la conviction que l’émergence d’une sphère publique mondiale au sens large est structurellement impossible dans sa variante libérale ou normativement exigeante. Compte tenu de cette explication, ceux qui adhèrent au théorème de l’impossibilité devront conclure que les institutions internationales dotées d’autorité ne peuvent en aucun cas reposer sur la reconnaissance à moyen et long terme, et doivent donc être démantelées. Mais le théorème de l’impossibilité est-il tenable ? 4. Conditions socioculturelles préalables à l’existence d’une sphère publique politique mondiale L’existence d’une sphère publique délibérative ou au moins libérale pourrait contribuer à surmonter la crise de légitimité d’un système politique mondial doté d’autorité. D’une part, une sphère publique fonctionnelle pourrait permettre aux sous-publics technocratiquement encapsulés d’être reliés à un débat mondial sur le contenu et la réalisation d’un bien commun mondial. Elle générerait sans doute également une pression discursive pour réduire les inégalités institutionnalisées. Après tout, l’institutionnalisation de l’inégalité ne peut exister que si elle est protégée des publics. Certes, les sphères publiques ne préjugent que faiblement des résultats politiques et laissent une large place aux politiques qui génèrent de facto des inégalités. Cependant, l’exigence d’une application égale et légale des règles et des lois politiques comme condition minimale d’un ordre juste est inscrite dans les principes de la sphère publique. Le fait est que le changement du cadre de référence (socio-)spatial de la sphère publique ne s’accompagne pas d’un changement structurel de la sphère publique. Mais pourquoi n’existe-t-il pas de sphère publique politique mondiale qui s’articule avec le système politique mondial pour réguler les publics mondiaux ? Pourquoi n’y a-t-il pas de formation libre de l’opinion et de la volonté d’une communauté politique sur la régulation des affaires publiques au niveau mondial (Peters 1994, 45) ? Ou pour reprendre une formulation de Habermas (Habermas 1991, 45) : Que faut-il changer pour que l’utilisation manipulatrice du pouvoir médiatique visant à obtenir la loyauté des masses puisse être croisée avec la génération communicative d’un pouvoir légitime, afin de rendre possible une véritable croyance en la légitimité ? La réponse qui prévaut encore à l’absence d’un tel changement socio-spatial dans la structure de la sphère publique renvoie aux conditions-cadres socioculturelles et, en fin de compte, à l’absence de conditions préalables individuelles. La formulation de Peter Graf Kielmansegg (2003, 58, première édition 1994) sur l’impossibilité d’une sphère publique européenne peut encore être considérée comme déterminante : il affirme que l’Europe, même l’Europe occidentale au sens strict, n’est pas une communauté de communication, à peine une communauté de mémoire, et seulement dans une mesure très limitée une communauté d’expérience. Dans cette perspective, l’évaluation de l’Europe s’applique d’autant plus au système politique mondial. Il lui manque le demos pour pouvoir former une communauté de communication mondiale ou une sphère publique mondiale (cf. Dahl 1994 ; Miller 1995 ; Peters et al. 2006). Dans cette optique, les collectifs identitaires sont prisonniers de l’espace national et aucun intérêt ne se développe pour les sphères publiques européennes ou mondiales. Ainsi, la solidarité avec les autres s’arrête également aux frontières de l’État-nation. Même si l’on dépouille cet argument de son excès identitaire et culturel (c’est-à-dire du lourd bagage de la mémoire commune) et que l’on se concentre uniquement sur la nécessité civique pour un collectif de se décrire comme une société, il reste correct : certaines conditions socioculturelles doivent être réunies avant qu’une sphère publique politique puisse émerger. Le théorème de l’impossibilité socioculturelle est-il valable empiriquement ? Avant qu’une sphère publique puisse se former en tant que collectif dans l’espace mondial, trois conditions préalables doivent être remplies. Premièrement, il faut reconnaître qu’il existe dans l’espace mondial des institutions politiques capables de prendre des décisions pertinentes pour les individus concernés et de promouvoir ainsi le bien commun. L’existence et l’opportunité d’un système politique mondial doivent donc se refléter dans les convictions des individus. Deuxièmement, il doit y avoir des preuves que des intérêts se mobilisent et s’organisent en référence au système politique. Il doit donc exister une volonté d’organiser les intérêts au niveau mondial. Troisièmement, et enfin, les membres d’une communauté mondiale doivent se reconnaître mutuellement comme des membres légitimes, au moins de manière atténuée. Les droits doivent être reconnus et il doit exister une certaine solidarité envers tous les membres. La société mondiale doit se percevoir comme telle. Si ces conditions sont remplies, l’absence d’une langue commune ne devrait pas constituer un obstacle insurmontable. L’histoire de la Suisse, de l’Inde et même de la France à ses débuts montre que cet obstacle peut être surmonté, même dans des conditions technologiquement beaucoup plus difficiles qu’aujourd’hui. Les nombreuses études sur l’européanisation des sociétés ont déjà montré qu’il existe plus d’éléments d’une sphère publique européenne que ne le suggèrent les théoriciens du demos (voir, par exemple, Gerhards 2000 ; Eder et Kantner 2000 ; Koopmans et Statham 2010 ; Risse 2010 ; Trenz 2000 ; Zürn 2000). Dans une certaine mesure, on observe une situation similaire à l’échelle mondiale. 4.1. Reconnaissance d’un système politique mondial Existe-t-il des signes d’une large reconnaissance de la nécessité fonctionnelle de réglementations et de processus décisionnels transfrontaliers ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord s’appuyer sur des enquêtes. On peut certes critiquer ces enquêtes6, mais elles fournissent une première indication. Contrairement à des travaux antérieurs, il a été démontré que les individus ont désormais des attitudes raisonnablement structurées, cohérentes et stables à l’égard de la politique mondiale (Gravelle, Reifler et Scotto 2017). Dans l’ensemble, ces attitudes s’avèrent cohérentes avec les convictions politiques nationales (Bayram 2017 ; Hooghe et Marks 2019).En ce qui concerne l’Allemagne, il existe deux ensembles de données plus anciens qui enquêtent spécifiquement sur les attitudes à l’égard des institutions internationales (cf. Ecker-Ehrhardt et Wessels 2013 ; Mau 2007). Selon ces données, une proportion importante de la population attribue une importance centrale aux institutions internationales pour une part croissante des problèmes. Plus de la moitié (55 %) de la population allemande estime qu’elles sont les mieux à même de résoudre les problèmes liés à la mondialisation. En fait, les organisations internationales se voient également attribuer une importance considérable. En ce qui concerne ce qui se passe dans le monde, les citoyens allemands considèrent que toutes les organisations internationales observées (UE, Banque mondiale, FMI, OMC, G8, ONU) ont une influence nettement plus importante que le gouvernement allemand. En d’autres termes, la population estime non seulement que la résolution des problèmes liés à la mondialisation par les institutions internationales est souhaitable, mais elle attribue également déjà à ces institutions une influence considérable en termes politiques concrets.Certes, une telle évaluation des institutions internationales en Allemagne n’implique pas une acceptation mondiale correspondante. Cependant, certains éléments suggèrent que les attitudes à l’égard des institutions internationales ne reposent pas sur un exceptionnalisme européen (Dellmuth et Tallberg 2023 ; Ecker-Ehrhardt 2012 ; 2016 ; Grigorescu 2015). Par exemple, les différentes vagues de l’enquête World Value Survey (WVS)7 montrent qu’une majorité de la population mondiale accorde une grande confiance à l’ONU. À l’échelle mondiale, 42,2 % des personnes interrogées en 2020 et 42,3 % en 2009 ont évalué l’ONU de manière positive (« beaucoup » ou « assez ») ; ces chiffres ne changent pas de manière significative lorsque les répondants des États membres de l’UE sont exclus.8 En fait, l’ONU obtient des résultats nettement moins bons uniquement au Moyen-Orient (l’Égypte a obtenu le score le plus bas en 2020, avec 1,8 % ; l’Iran, avec 44,9 %, se situe dans la moyenne). Les expériences menées dans le cadre d’enquêtes donnent des résultats encore plus clairs. Farsan Ghassim, Mathias Koenig-Archibugi et Luis Cabrera (2020) s’appuient sur une enquête menée dans six pays critiques (Argentine, Chine, Inde, Russie, Espagne et États-Unis) pour montrer qu’il existe un niveau élevé de soutien en faveur du maintien et de l’extension de l’autorité de l’ONU. De plus, l’expérience montre que ce soutien augmente lorsque les inégalités institutionnalisées sont réduites et qu’une participation plus large est rendue possible. Dans un article impressionnant, Farsan Ghassim (2020) étend ces conclusions sur la base de diverses données d’enquête et d’expériences menées dans cinq pays : le Brésil, l’Allemagne, le Japon, les États-Unis et le Royaume-Uni. Il s’avère que la majorité dans tous ces pays souhaite des institutions internationales fortes, à condition qu’elles soient également légitimes sur le plan démocratique. Dellmuth et Tallberg (2023), quant à eux, montrent dans leurs expériences d’enquête que, bien que les élites politiques aient une influence considérable sur l’opinion publique à l’égard des institutions internationales, celles-ci sont finalement soumises aux mêmes exigences de légitimité que les institutions nationales.Dans l’ensemble, ces résultats contredisent assez clairement la vision des organisations internationales comme des agences techniques qui résolvent des problèmes de coordination pour le compte de gouvernements démocratiquement légitimes, sans que la population ne s’y intéresse (cf. Kahler 2004 ; Moravcsik 2006). En conséquence, les institutions internationales se sont imposées comme des destinataires pertinents des attentes et des demandes et, dans le même temps, elles font l’objet d’un examen critique de la part de segments plus larges de la population.4.2. Mobilisation La question suivante est de savoir si les groupes sociaux développent des attentes et des stratégies indépendantes à l’égard des institutions internationales. Peut-on observer une tendance à la politisation des affaires internationales ? En effet, les opinions publiques nationales, les parlements et la société civile transnationale ne sont plus disposés à accepter sans discussion les résultats importants des grandes négociations internationales comme un succès indispensable de la coopération internationale (voir Zürn et Ecker-Ehrhardt 2013). Les résultats des négociations internationales ne sont plus accueillis favorablement simplement parce qu’ils ont abouti à un résultat. La genèse procédurale, le contenu des résultats des processus politiques internationaux et, surtout, les attributions de compétences sous-systémiques qui y sont associées doivent être justifiés. Même pour les institutions internationales, le « droit à la justification » (cf. Forst 2007) est désormais revendiqué. Cependant, la politisation des institutions internationales ne se fait pas uniquement par le biais de la protestation. Parallèlement, de nombreuses organisations non gouvernementales transnationales et mouvements sociaux réclament des organisations internationales et transnationales plus solides, ciblant ainsi le besoin insatisfait de réglementation. C’est ce double mouvement, composé de protestations croissantes contre les institutions internationales et, dans le même temps, d’un recours accru à celles-ci, qui témoigne d’une politisation croissante de la politique mondiale : la thématisation publique des affaires internationales et la remise en question publique des réglementations politiquement contraignantes des institutions internationales (Zürn 2018, chap. 7). Catherine de Vries, Sara Hobolt et Stefanie Walter (2021, 324) le résument ainsi : « À une époque de politisation croissante de la politique internationale, le grand public joue un rôle plus actif dans la politique internationale et ne se comporte pas toujours comme le prévoient les gouvernements ».4.3. Droits et solidarité La constitution d’une sphère publique présuppose que ses membres se reconnaissent mutuellement comme titulaires de droits. Ceux-ci comprennent le droit à la liberté d’expression, mais aussi la reconnaissance d’obligations réciproques. Dans le contexte mondial, certains de ces droits fondamentaux sont inscrits dans des accords internationaux. Des organisations transnationales telles qu’Amnesty International ou Human Rights Watch tentent de faire respecter ces droits à l’échelle mondiale grâce à leurs stratégies d’information et de dénonciation publique. Le fait que ces mesures ne soient que partiellement efficaces ne doit pas occulter le fait qu’Amnesty International et Human Rights Watch jouissent d’une grande estime à l’échelle mondiale et bénéficient d’un large soutien social. Les violations des droits humains, y compris le droit à la participation, n’ont certainement pas diminué ces dernières années. Cependant, c’est précisément dans ce domaine que même les gouvernements populistes ouvertement autoritaires brouillent les pistes, dissimulent et tentent d’empêcher la circulation transnationale de l’information. Cela peut également être interprété comme un signe de reconnaissance généralisée de ces droits. On peut même discerner des éléments de solidarité transnationale. Dans le contexte européen, la récente enquête menée par Gerhards et al. (2020, 63) dans treize pays de l’UE a donné des résultats remarquables : 66 % des personnes interrogées sont favorables à un soutien financier aux autres pays de l’UE touchés par la crise, contre 83 % qui sont favorables à un soutien aux régions de leur propre pays et 49 % qui le souhaitent même pour les pays non européens. Même 80 % sont favorables à l’harmonisation des mesures de politique sociale à travers l’Europe (Gerhards et al. 2020, 147). À cet égard, il n’est plus surprenant que la prise en charge de la dette européenne afin d’aider les régions européennes particulièrement touchées économiquement par la pandémie de COVID-19 n’ait rencontré aucune résistance de la part des populations des pays riches. Il semble donc que l’UE vive actuellement un moment hamiltonien (Habermas 2020) et que cette aide soit en train de s’institutionnaliser afin de pouvoir être mise en œuvre à nouveau dans des cas similaires. Dans le contexte mondial, le potentiel de solidarité est plus faible. Ce qui est certain, cependant, c’est qu’il est suffisant pour fournir une aide d’urgence en cas de catastrophes humanitaires dont personne n’est responsable, et qu’il est alors particulièrement prononcé (Radtke 2007 ; Binder 2009). Les données de Gerhards et al. (2020, 63) indiquent en outre que le potentiel de solidarité existe bel et bien dans les situations de crise (49 %), même indépendamment de la question de la dette, mais qu’il doit encore faire ses preuves dans la pratique. La capacité à institutionnaliser une telle aide est toutefois susceptible d’être limitée, comme le montre le statu quo qui prévaut depuis des décennies en matière d’aide publique au développement. Lorsqu’il s’agit de déterminer le lieu approprié pour une correction sociopolitique des résultats du marché, c’est-à-dire l’institutionnalisation des droits sociaux indépendamment de la question de la culpabilité, l’État-nation semble toujours être le premier à intervenir, même si cela ne contredit pas nécessairement la logique fonctionnelle d’un système politique mondial.5. Les causes institutionnelles du déficit de publicité Dans l’ensemble, de nombreux éléments suggèrent que les attitudes individuelles et les conditions socioculturelles ne constituent pas un obstacle décisif à l’émergence d’une sphère publique mondiale. Il existe déjà des signes d’une société mondiale en tant que collectif, qui n’a toutefois pas encore été en mesure de produire une sphère publique politique normativement exigeante. Les attitudes individuelles et les conditions socioculturelles sont manifestement fluides et varient en fonction de facteurs contextuels. Le système politique mondial est l’un des facteurs contextuels les plus importants. Sa structure institutionnelle donnée empêche l’émergence d’une sphère publique normativement exigeante qui pourrait établir un lien légitimant entre la société mondiale et le système politique mondial. Deux caractéristiques du système politique mondial sont responsables de cette situation. La première est l’absence de forums ou de lieux institutionnels où la coordination entre les différentes institutions internationales peut se faire de manière raisonnable. Or, un large public a besoin d’un lieu de coordination entre les différentes institutions sectorielles, car les décisions finales doivent être identifiables et attribuables. Dans un système politique national, la coordination s’effectue par le biais de procédures formelles mises en place par les institutions politiques, telles que les règlements du cabinet, les cours suprêmes ou les parlements. Par exemple, il incombe généralement aux chefs de gouvernement de trancher les conflits entre les ministères. En outre, dans de nombreux États constitutionnels, les cours constitutionnelles statuent sur l’équilibre approprié entre différents principes juridiques lorsque des objectifs fondamentaux sont en conflit, par exemple entre la liberté et la sécurité. Dans les systèmes de Westminster, c’est principalement le Parlement qui joue ce rôle. Ces exemples de coordination des politiques sectorielles permettent de larges débats publics au cours desquels différents points de vue et positions sur la société dans son ensemble sont présentés et auxquels participent des acteurs de différents secteurs (Neidhardt, Eilders et Pfetsch 2004, 11). Au-delà de l’État-nation, les conditions institutionnelles préalables à cela font défaut. Contrairement aux systèmes politiques nationaux, le système politique mondial est constitué d’un patchwork complexe et fluide de juridictions qui se chevauchent. Tous les domaines ont développé leurs propres normes et règles avec leur propre composition d’acteurs. L’adhésion à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), par exemple, diffère considérablement de celle à l’OMC. Les débats et les discours ont lieu presque exclusivement dans les sphères publiques sectorielles de ces organisations. Cependant, ces sous-espaces publics sectoriels ne traitent pas des effets secondaires de certaines mesures sur d’autres domaines. Dans ce contexte, le système international a produit des institutions de substitution informelles, dont certaines semblent hiérarchisées dans leur coordination. Tout d’abord, le gouvernement américain a rempli ce rôle dans une certaine mesure, en particulier immédiatement après la Seconde Guerre mondiale et après la fin de la guerre froide (Ikenberry 2011). Dans ces moments d’unipolarité, le président des États-Unis identifiait les problèmes les plus urgents, fixait les priorités et déléguait le traitement des problèmes à des institutions spécifiques. Cependant, ces moments d’unipolarité ont été temporaires. Le deuxième candidat à une méta-autorité dans le système politique mondial est le Conseil de sécurité des Nations unies. Après que l’Assemblée générale des Nations unies s’est révélée incapable de remplir ce rôle de quelque manière que ce soit, le Conseil de sécurité des Nations unies a tenté de combler en partie ce vide. Après la fin de la guerre froide, il a souvent tranché sur des questions où les deux objectifs – la paix internationale et la protection des droits de l’homme – semblaient contradictoires. Mais trop souvent, il s’est révélé incapable d’agir face aux votes de veto des cinq membres permanents. Au cours des deux dernières décennies, les réunions du G7/8/20 semblent donc s’être imposées comme l’autorité centrale de coordination. Elles se saisissent parfois de questions urgentes qui ne sont pas traitées de manière adéquate par les institutions internationales existantes et attribuent des tâches, comme lors de la crise financière. Cependant, ces tentatives n’ont pas eu de succès durable.Les trois candidats au rôle de coordinateur entre les différents secteurs et niveaux du système politique mondial – le gouvernement américain, le Conseil de sécurité des Nations unies et les réunions du G7/8/20 – ont également deux caractéristiques communes. Premièrement, ils ont un accès restreint et sont donc très sélectifs. Ils opèrent donc de manière isolée des sociétés particulièrement touchées et ne sont que peu réceptifs à l’opinion publique mondiale. Deuxièmement, ces institutions n’ont pas été créées à des fins de coordination. Elles sont en grande partie émergentes et illustrent ainsi le problème central de la gouvernance mondiale : quelque chose se passe, mais personne ne l’a fait (Offe 2008). Il existe donc un manque de forums politiques qui coordonnent les institutions sectorielles de manière prévisible et efficace pour le public. Cela peut également être démontré empiriquement. Dans le cadre d’un groupe de recherche de la Fondation allemande pour la recherche (Deutsche Forschungsgemeinschaft, DFG) intitulé « Overlapping Spheres of Authority and Interface Conflicts » (Sphères d’autorité qui se chevauchent et conflits d’interface), nous avons développé une base de données qui contient des informations sur 76 conflits d’interface et leur gestion dans le système politique mondial (voir Fuß et al. 2021). Les conflits d’interface sont des divergences de position irréconciliables entre des acteurs sur les compromis entre deux ou plusieurs normes ou règles émanant d’institutions différentes (Kreuder-Sonnen et Zürn 2020, 252). Les conflits d’interface sont activés lorsque des acteurs étatiques ou non étatiques expriment des positions différentes et irréconciliables sur une question particulière ; ce faisant, ces acteurs justifient leurs positions conflictuelles en invoquant des normes et des règles internationales différentes. Bien que la majorité de ces conflits (55 sur 76) soient finalement traités de manière coopérative, la gestion coopérative des conflits dans ces conflits sectoriels n’est guère institutionnalisée et est principalement émergente. Dans seulement onze cas, le règlement des conflits d’interface s’est fait selon des procédures prédéfinies. À cet égard, la gestion des conflits d’interface – c’est-à-dire précisément les litiges qui sont, pour ainsi dire, susceptibles d’être portés à l’attention du public – n’est que très peu constitutionnalisée. La plupart des rares procédures prédéfinies n’ont pas été mises en œuvre par une méta-autorité « neutre » susceptible de servir de point de contact logique pour la sphère publique mondiale, mais plutôt par le biais de procédures technocratiques et quasi juridiques compartimentées, à l’exclusion du public. Le différend sur le commerce des organismes génétiquement modifiés en est un exemple. Dans ce cas, les normes en matière de santé et de biodiversité représentées par l’UE se sont heurtées aux normes commerciales mondiales représentées par les États-Unis, le Canada et l’Argentine. Ce conflit d’interface s’est manifesté en 2003 lorsque les États-Unis, le Canada et l’Argentine ont exprimé leur mécontentement à l’égard des restrictions imposées par l’UE à l’autorisation des aliments génétiquement modifiés et ont déposé une plainte auprès de l’OMC. Alors que l’UE justifiait ses actions en invoquant le principe de précaution, tel que codifié dans le Protocole de Carthagène sur la biosécurité à la Convention sur la diversité biologique, les autres parties au différend ont affirmé que les actions de l’UE violaient le droit de l’OMC et ont refusé d’appliquer le Protocole sur la biosécurité à ce différend. Le différend a été réglé dans le cadre de la procédure de règlement des différends de l’OMC. À la suite de la décision rendue en septembre 2006 par l’Organe de règlement des différends en faveur des États-Unis, les deux parties au différend ont ajouté un accord politique dans lequel l’UE maintenait certaines de ses restrictions existantes, mais s’engageait à ne pas imposer de nouvelles restrictions à l’importation de produits génétiquement modifiés. Nous voyons donc ici un cas où un conflit d’interface a été tranché selon des procédures prédéfinies. Cependant, avec cette procédure, le droit commercial a colonisé les accords sur la biodiversité et a tranché l’affaire à huis clos. Ce n’est pas un hasard si le droit commercial s’approprie la gestion des conflits dans cet exemple. En règle générale, les institutions créatrices de marchés sont souvent plus profondément structurées et peuvent donc plus souvent résoudre les conflits d’interface en leur faveur. La majorité des conflits d’interface se sont terminés en faveur des institutions qui peuvent s’appuyer sur leurs propres procédures judiciaires. En conséquence, les réglementations créatrices de marchés l’emportent sur les réglementations correctrices, de sorte que l’application des réglementations internationales se traduit souvent par une coercition anonyme du marché parmi les destinataires. Cela aussi entrave l’émergence d’une sphère publique. En résumé, le système politique mondial est composé de sphères d’autorité sectorielles faiblement interconnectées, constituées d’une manière hostile au public. Elles fixent des normes et structurent l’interprétation de la réalité. Ce faisant, elles recourent principalement à un discours de légitimité technocratique et parfois juridique, excluant ainsi le grand public. La deuxième caractéristique du système politique mondial qui est tout aussi hostile au public est l’absence d’une séparation effective des pouvoirs. Les institutions internationales qui exercent une autorité institutionnalisent les inégalités entre les États. Tant que les institutions internationales sont des organes intergouvernementaux fondés sur le consensus, leurs implications pour l’égalité souveraine sont ambivalentes, mais souvent positives dans l’ensemble. Bien que les règles procédurales et substantielles reflètent souvent les inégalités de pouvoir au sein de ces institutions, l’égalité juridique, telle qu’elle est exprimée dans le principe du consentement, agit comme une force d’équilibre. Cependant, lorsque les institutions internationales exercent leur autorité, le principe du consentement est remis en cause et le pouvoir est centralisé. En l’absence de séparation des pouvoirs, cela conduit à une institutionnalisation des inégalités pour trois raisons. Premièrement, plus une organisation internationale exerce son autorité sur les États et les sociétés, plus les États les plus puissants recherchent des arrangements qui correspondent à leurs préférences. Les États puissants n’acceptent l’autorité des institutions internationales que s’ils peuvent être sûrs que celles-ci leur permettront de préserver leur statut privilégié. C’est pourquoi ils exigent souvent des privilèges, un traitement spécial et des droits particuliers. Deuxièmement, plus une organisation internationale exerce d’autorité sur les États et les sociétés et plus elle cherche à faire respecter cette autorité même contre la volonté des destinataires, plus elle dépend des ressources de ses membres les plus puissants. Cela est particulièrement important lorsqu’il s’agit de faire respecter les décisions. Les institutions internationales ne disposent pas des ressources nécessaires pour faire respecter leurs réglementations, mais dépendent à cet égard des États membres les plus puissants. Troisièmement, plus une organisation internationale exerce directement son autorité sur la société, plus le principe « un État, une voix » perd de sa force normative. Compte tenu des différences considérables entre la taille des États – de quelques milliers d’habitants dans des pays comme le Liechtenstein à plus de 1,3 milliard dans le cas de la Chine –, l’égalité souveraine des États ne constitue pas un principe normatif contraignant pour la représentation des intérêts sociétaux (Luban 2004), en particulier lorsque les institutions internationales exercent leur autorité directement. Cela renforce encore le rôle des États grands et puissants.En conséquence, les institutions internationales sont principalement dominées par les dirigeants des États puissants. Le Conseil de sécurité des Nations unies illustre parfaitement ce problème. Les cinq puissances disposant d’un droit de veto sont décisives pour les décisions législatives (qu’est-ce qui est considéré comme une menace pour la paix internationale ?), pour l’application exécutive (un État donné met-il en danger la paix ?) et pour la mise en œuvre d’éventuelles interventions (seuls les États les plus puissants militairement peuvent mener des interventions), et ce en l’absence de juridiction effective. En raison de cette « inégalité institutionnalisée » au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, des cas similaires sont systématiquement traités de manière différente. Cela sape la source la plus fondamentale de toute légitimité, à savoir qu’une autorité publique traite de manière égale des cas similaires. Cela se traduit par la critique du double standard occidental. Cependant, cela crée également un obstacle à l’émergence d’une sphère publique transnationale élargie. Le public a besoin de grandes questions générales. Il s’intéresse à l’élaboration des règles, pas à leur application. En l’absence de règles fiables et juridiques, tout devient toutefois une question de cas particulier. Cela surcharge le public. La référence à l’absence d’une séparation effective des pouvoirs ne signifie pas que le système politique mondial manque de freins et de contrepoids. Il en dispose sous une forme prononcée. Le système politique mondial étant de facto un système à plusieurs niveaux, les institutions internationales sont contrôlées en permanence par les niveaux inférieurs. Leur autorité est fluide (Krisch 2017). Cependant, la confusion qui en résulte au sein du système politique mondial n’améliore pas les possibilités d’émergence d’une sphère publique transnationale élargie. Le système politique mondial sape ainsi l’émergence d’une sphère publique politique élargie. La sphère publique politique qui a émergé produit toutefois systématiquement des problèmes de légitimité. Ces problèmes ne peuvent certainement pas être résolus dans la société mondiale moderne par des éléments d’une sphère publique représentative. Lorsque le public est informé des réunions du G7/8/20, on utilise souvent des photos des chefs d’État dans des chaises longues ou des photos de groupe encore plus spontanées, sur lesquelles le président américain peut se frayer un chemin à coups de coude pour être sûr d’être au premier plan si nécessaire. Mais cela ne confère aucune légitimité au système politique mondial. Il existe donc un lien de causalité entre la nature du système politique mondial et l’absence d’une sphère publique normativement sophistiquée. Pour la créer, un système politique constitutionnalisé est nécessaire. Un système composé de sphères d’autorité faiblement interconnectées, en l’absence d’une séparation effective des pouvoirs, fait obstacle à l’émergence d’une sphère publique légitimante. Un système politique mondial constitutionnalisé est différent d’un État mondial. Il ne nécessite pas le monopole de l’usage de la force ni le monopole de la fiscalité. La seule chose qui importe est que l’interaction des institutions sectorielles soit réglementée et que des cas similaires soient traités de manière similaire.6. ConclusionSi l’analyse présentée dans cet article est correcte, l’émergence d’une sphère publique mondiale normativement exigeante ne sera pas compromise par l’absence de conditions socio-culturelles préalables. La société mondiale est plus avancée et plus différenciée que ne le suggèrent le théorème de l’impossibilité et la thèse selon laquelle la communauté des États-nations serait le seul support concevable de la sphère publique. Ce serait une bonne nouvelle. La mauvaise nouvelle, cependant, est que c’est la structure du système politique mondial qui empêche l’émergence d’une sphère publique au-delà des frontières nationales, capable de servir de médiateur communicatif entre la société mondiale et le système de gouvernement politique. On peut rejeter cet argument comme sophistique. Pour l’instant, il est en effet crucial que la sphère publique au niveau mondial soit faiblement développée et ne puisse fournir aucune légitimité, ni sur le plan normatif ni sur le plan empirique – sans parler du fait qu’il est peu probable que cela change dans un avenir prévisible. Nous devrons donc continuer à vivre avec le dilemme suivant : la gouvernance mondiale est urgente, mais elle est confrontée à des problèmes systématiques de légitimité. À un certain égard, toutefois, l’argument présenté ici revêt une importance tant théorique que pratique. Les attitudes socioculturelles dans la société mondiale peuvent difficilement être façonnées à volonté. Elles ont une obstination émergente et ne peuvent être délibérément produites par le système politique. À l’inverse, le système politique mondial peut certainement être modifié de manière spécifique par des décisions. Même si les chances de mise en œuvre politique d’un système politique mondial plus favorable au public semblent faibles à l’heure actuelle, cela reste un projet politique souhaitable. Selon l’argumentation de cet article, ce projet n’est pas soupçonné d’impossibilité structurelle.

Notes

1.A translation in English has been published in 2015 with the title Structural Transformation of the Public Sphere.
2.With this, I address the objection of one of the two reviewers who formulated the objection so clearly.
3.One may argue whether a liberal public sphere does not necessarily have to include deliberative elements. Here, however, I follow the terminology of Gerhards et al. (1998).
4.The analysis in the first two sections is based on remarks in A Theory of Global Governance by Zürn (Zürn 2018). The theses presented in there are discussed in a special issue of International Theory, 13:1 (2021; doi:10.1017/S1752971920000378).
5.For an overview, see the 75th anniversary special issue of International Organization. See, among many others, Brandt (2003) and Sinclair (2003) as critical contributions to Global Governance.
6.Les données sur les attitudes ne sont pas exemptes de problèmes de validité. Elles dépendent fortement de la question posée, ne se traduisent pas facilement en volonté d’agir et sont généralement soumises à un « effet de soleil » : les gens aiment se montrer plus généreux qu’ils ne le sont en réalité. En outre, les données de haute qualité sur les attitudes ne sont généralement disponibles que pour les pays de l’OCDE.
7.L’enquête World Value Survey (disponible en ligne à l’adresse suivante : https://www.worldvaluessurvey.org/wvs.jsp) est menée régulièrement et a déjà été réalisée dans 97 pays. Cependant, tous les pays ne participent pas à chaque cycle d’enquête. Les valeurs moyennes modifiées ne sont donc pas directement comparables (cf. Inglehart et al. [2014, 316] et Haerpfer et al. [2020, 200]).
8.Les données du World Value Survey coïncident largement avec celles du PEW Global Attitude Project. Selon ces enquêtes, 58 % des personnes interrogées dans le monde ont une opinion positive de l’ONU (« très favorable » ou « plutôt favorable »). Ici aussi, ce chiffre ne baisse que légèrement, à 56,5 %, si l’on exclut les États membres de l’UE. Le Pakistan (17,4 %) et les territoires palestiniens (27,1 %) se situent nettement en dessous de ces valeurs. En Chine (51,9 %) et en Inde (47,2 %), les valeurs sont toutefois inférieures à celles de l’Europe, mais seulement de peu, si l’on compare avec le World Value Survey (PEW 2007).