THE ROAD RIGHT

WOLFGANG STREECK, dans le New Left Review #152

[Tradiction – GB : je n’ai pas osé traduire le titre : La voie de droite ? Ou le droit du chemin ??]

Début mars 2025, alors que le chancelier en devenir Friedrich Merz préparait le terrain pour un renforcement massif de l’armée allemande, écartant le parlement nouvellement élu pour faire adopter des réformes fiscales qui doubleraient le budget annuel de la défense à 100 milliards d’euros, l’establishment européen était en liesse. La campagne de réarmement de Merz était « un coup de maître louable » et « un début fantastique », déclarait The Economist. « De Paris à Varsovie, en passant par Bruxelles et au-delà », l’initiative de Merz avait naturellement suscité « un enthousiasme vertigineux ». Le Guardian l’a saluée comme un « saut audacieux et nécessaire », une « chance de renouveler la politique dominante » et de « libérer le centre radical ». Pour le Financial Times, elle représentait rien de moins que « le réveil de l’Allemagne » ; pour Le Monde, un « tournant majeur et bienvenu ». Ces mesures ont peut-être nécessité une certaine « gymnastique démocratique » pour contourner le Bundestag fraîchement élu, concédait Le Monde, mais « l’heure est à l’audace » et « la nouvelle dynamique à Berlin doit être encouragée ». Pour El País, « le retour de l’Allemagne signifie le retour de l’Europe ! » Le leadership de Merz « montre la voie au reste de l’Europe ».[Note 1]

Prélude

Comment en sommes-nous arrivés là ? Il convient de revenir au 6 novembre 2024, date à laquelle la « coalition feu tricolore » allemande – rouge pour le SPD, jaune pour le FDP, vert pour les Verts – a pris fin après que le chancelier SPD Olaf Scholz a limogé son ministre des Finances FDP, Christian Lindner. Le litige portait sur le refus de Lindner de soutenir une « réforme » ou une « suspension » du Schuldenbremse, ou frein à l’endettement, une règle budgétaire contre l’endettement public élevé qui a été inscrite dans la Constitution allemande à la demande de Merkel et Schäuble en 2009. La rupture entre Scholz et Lindner s’est produite sur fond de désaccord sur le financement de l’aide militaire supplémentaire à l’Ukraine demandée par Lindner et l’opposition chrétienne-démocrate. Scholz refusait de puiser davantage dans le budget fédéral, car cela aurait entraîné des coupes dans les dépenses sociales en vertu du frein à l’endettement. Lindner, quant à lui, insistait sur le respect du frein à l’endettement, précisément parce qu’une aide supplémentaire à l’Ukraine aurait signifié une aide moindre pour le SPD. Merz, le chef de l’opposition CDU-CSU, s’est montré encore plus militant que Lindner dans la défense de l’Ukraine et du frein à l’endettement.

Ce n’est toutefois pas la crise budgétaire qui s’annonçait, ni le processus apparemment inexorable du réchauffement climatique qui ont dominé la campagne électorale de 2025, et certainement pas dans les semaines décisives qui ont précédé le scrutin du 23 février. Ce n’était pas non plus la stagnation économique, le long adieu à la prospérité, la montée de la pauvreté, la dégradation accélérée des infrastructures physiques allemandes (ponts, chemins de fer) ou le déclin de l’enseignement primaire et secondaire. Au contraire, à la fin de l’année 2024, le principal enjeu électoral était l’Alternative für Deutschland (AfD, Alternative pour l’Allemagne), un parti d’extrême droite, et le rôle qu’il devrait être autorisé à jouer dans la politique allemande. Les élections européennes de 2024 et trois élections régionales dans l’Est ont clairement montré que l’AfD n’était pas seulement là pour rester, mais qu’il pouvait remporter une victoire majeure au Bundestag. Sous Merkel, et sous son impulsion, les partis dits « démocratiques » du centre avaient juré de ne pas entrer en contact avec l’AfD, la déclarant tabu (mot polynésien signifiant « intouchable »). Il s’agissait peut-être d’une tentative de Merkel pour limiter les dégâts politiques causés par sa politique d’ouverture des frontières de 2015, qui avait permis à l’AfD de connaître son heure de gloire jusqu’à présent. Le pacte anti-AfD a toujours profité davantage au centre-gauche qu’au centre-droit, car il privait la CDU-CSU de la possibilité de former une coalition, ou de menacer de le faire, avec un parti extérieur au centre-gauche – l’un des héritages durables de Merkel à son parti, qu’elle n’avait jamais beaucoup apprécié. Il était donc logique que le centre-gauche et la gauche insistent pour que « toutes les forces démocratiques » maintiennent l’AfD dans un isolement total, enfermant ainsi la CDU-CSU dans une sorte de captivité babylonienne de centre-gauche.

Dès le début, la question de l’AfD était étroitement liée à celle de l’immigration, le thème politique favori et pratiquement unique de l’AfD, dramatisée à l’approche des élections par des informations faisant état d’une série d’attaques au couteau et de foncées de voiture commises par des réfugiés syriens, afghans et saoudiens. Avec le temps, cela s’est transformé en un conflit profond entre l’AfD, avec son programme d’immigration zéro, et un camp centriste hétérogène, superficiellement uni autour d’un mélange complexe de mesures allemandes et européennes de contrôle de l’immigration, suffisamment impraticables dans la réalité pour aboutir à une politique de frontières quasi ouvertes, assortie de décisions de justice sur les expulsions. Les désaccords internes et les similitudes externes entre les partis ont été masqués par une rhétorique déclarant que la démagogie anti-immigration – et anti-immigrés – de l’AfD était incompatible avec la freiheitlich-demokratische Grundordnung, ou ordre fondamental libéral-démocratique, de la Constitution allemande. Le véritable objectif de l’AfD, suggérait-on, était le renversement de la démocratie et l’instauration d’un système raciste et fasciste similaire au régime nazi après 1933. Encouragés par l’Office pour la protection de la Constitution (BfV), une agence subordonnée au ministère de l’Intérieur chargée de rendre la démocratie « wehrhaft » (militante), les partis du centre se sont engagés à maintenir un « Brandmauer », ou pare-feu, entre eux et l’AfD. Après quelques tergiversations, la CDU-CSU a décidé qu’elle ne pouvait pas se permettre de rester à l’écart, en partie en raison de l’influence durable de l’aile Merkel. Cela posait un problème à sa direction, dans la mesure où les positions de sa base sur l’immigration étaient en grande partie identiques à celles de l’AfD. Cependant, tant que l’AfD restait tabou, le centre-gauche protégeant attentivement son partenaire de coalition de centre-droit pro-démocratique contre les tentations fascistes, la CDU-CSU n’avait aucun moyen d’exploiter cette situation sur le plan électoral, et encore moins d’agir en conséquence au sein du gouvernement.

Mouvement

La situation s’est aggravée en janvier 2024, lorsque l’exorcisme de l’AfD est passé d’un exercice bureaucratique à un mouvement populaire, après qu’une organisation non gouvernementale pro-démocratie financée par le gouvernement, nommée Correctiv, a publié un rapport sur une réunion « secrète » prétendument conspiratrice d’une poignée de membres et de sympathisants de l’AfD trois mois plus tôt. Cette réunion s’était tenue dans un hôtel du Brandebourg qui, comme Correctiv n’a pas manqué de le souligner, se trouvait à proximité du lieu où, en 1941, Eichmann et ses complices avaient planifié l’extermination des Juifs d’Europe. Les détails sont contestés et font l’objet d’un litige. Ce qui n’est pas contesté, c’est que l’une des nombreuses présentations a été donnée par un extrémiste völkisch autrichien bien connu, auteur d’un livre sur la manière de provoquer la « remigration » des immigrants, y compris ceux qui possèdent un passeport allemand (ou autrichien).

Au cours des mois suivants, la « remigration », jusqu’alors terme technique désignant le retour volontaire des migrants dans leur pays d’origine, est devenue le mot d’ordre d’un vaste mouvement de protestation. Organisés par les partis établis, les syndicats, les Églises, les gouvernements des Länder, les collectivités locales, les enseignants, les écrivains, les artistes, les acteurs et les musiciens de tous horizons, des rassemblements ont été organisés dans le cadre d’une Kampf gegen Rechts, ou lutte contre la droite, à l’échelle nationale. Des slogans ont été lancés contre les « ennemis de la Constitution » (Verfassungsfeinde) et pour la diversité (Vielfalt), s’inspirant largement des phrases clés de la culture mémorielle anti-nazie allemande, telles que « Nie wieder » (plus jamais) et « Nie wieder ist jetzt » (plus jamais, c’est maintenant). Au total, entre janvier et juin 2024, plus de trois millions de personnes ont participé à environ 1 200 manifestations anti-AfD dans toute l’Allemagne. Dans les semaines qui ont précédé les élections de février 2025, une autre vague, plus modeste, a déferlé – même si, rien qu’à Munich, plus de 200 000 personnes ont manifesté pour la « diversité et la démocratie » et contre un Rechtsruck (virage à droite) – pour célébrer l’anniversaire du mouvement et protester contre les demandes de « remigration » en réponse aux incidents au couteau et à la voiture.

C’est à cette époque que Merz et son équipe ont dû conclure que leur participation à la Kampf gegen Rechts et la polarisation politique qu’elle générait ne profitaient qu’aux forces situées à leur gauche et à l’AfD elle-même. Les électeurs traditionnels de la CDU-CSU étaient déçus par l’alliance de leur parti avec le SPD et les Verts, gardiens du statu quo en matière d’immigration. Peu avant le jour du scrutin, alors que le souvenir d’une attaque au couteau perpétrée en janvier en Bavière était encore frais, Merz a jugé nécessaire de faire un geste spectaculaire pour convaincre les électeurs qu’avec lui à la chancellerie, les choses changeraient, et ce de manière fondamentale. Pour preuve, il a demandé à son groupe parlementaire de déposer au Bundestag une résolution sur la réforme de l’immigration, techniquement non contraignante, qui était à la fois largement identique à la position officielle de l’AfD et proche d’une proposition législative du gouvernement en place qui était en discussion au sein des commissions compétentes. Bien que le projet de Merz comprenait une dénonciation explicite de l’AfD, cette dernière a voté en faveur de la résolution. En conséquence, celle-ci n’a été adoptée que grâce au soutien de l’AfD, soit précisément la situation que le pacte Brandmauer visait à éviter à tout prix. Le chef du groupe parlementaire du SPD a déclaré que ce vote avait « ouvert la porte de l’enfer ». Quelques jours plus tard, savourant ce qu’il pensait être une victoire et espérant montrer qu’il ne se laisserait pas intimider, Merz a réintroduit le même texte, cette fois sous forme de projet de loi, pour découvrir que suffisamment de membres de son propre parti l’avaient abandonné pour qu’il soit rejeté, malgré le soutien unanime de l’AfD.

Résultats

La CDU-CSU de Merz est arrivée en tête des élections nationales (tableau 1), avec 28,5 % des voix, soit 4,4 points de plus que son résultat désastreux de 2021, où elle avait présenté un candidat incompétent, incapable de décider s’il était une copie de Merkel ou son opposé. Mais Merz était également 4,4 points en dessous du résultat de Merkel en 2017, son dernier et pire résultat. Ensemble, les trois partis au pouvoir ont perdu pas moins de 19,7 %, soit un cinquième de l’électorat. Le SPD, qui avait bénéficié en 2021 de l’incompétence de la CDU-CSU, était confronté à une crise potentiellement fatale, à l’instar des partis sociaux-démocrates européens presque partout depuis le début du siècle. Le FDP a été balayé, avec peu de chances de renaître avant au moins quatre ans.[Note 2] L’AfD, qui a doublé son score par rapport à 2021 et est devenu le deuxième parti du nouveau parlement avec 20,8 % des voix, malgré le Brandmauer et la démocratie militante, est clairement le grand gagnant. Die Linke, ou Linkspartei, a également été gagnante avec 8,7 %. Entre vainqueur et perdant, on trouve le Bündnis Sahra Wagenknecht (bsw), fondé en janvier 2024, qui se présentait pour la première fois et a obtenu 4,97 % des voix : un résultat meilleur que celui de tous les autres nouveaux partis de l’histoire de la République fédérale, mais toujours inférieur au seuil de 5 % nécessaire pour être représenté au Parlement.

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Tableau 1, résultats des élections au Bundestag, 23 février 2025

Pour comprendre les résultats de février 2025, il est utile de les replacer dans le contexte de la dynamique des campagnes électorales, en particulier aux marges du spectre politique, qui sont particulièrement importantes dans un système multipartite tel que celui qui a récemment émergé en Allemagne. Un changement assez spectaculaire par rapport à 2021 a été le taux de participation, qui a augmenté de 6,1 points, passant de 76,4 % à 82,5 % : il s’agit à la fois du taux de participation le plus élevé et de la plus forte augmentation depuis 1983. Il ne fait guère de doute que cela est lié à l’intense mobilisation populaire de l’année précédente, centrée sur l’AfD et la manière de la traiter : comme une concurrence politique dans un système démocratique ou comme un ennemi de l’État. Début 2024, le sondage d’opinion le plus respecté, Allensbach, donnait le spd stable à 15 %, les Verts à peu près au même niveau qu’en 2021 et le fdp de Lindner déjà en position désespérée (tableau 2). Le soutien à l’opposition cdu-csu s’élevait à 32 %, soit 3,5 points de plus que son résultat électoral un an plus tard. L’AfD avait déjà nettement amélioré ses résultats de 2021. Le tout nouveau BSW avait le vent en poupe et le Linkspartei était tombé bien en dessous du seuil des 5 %. Neuf mois plus tard, après la chute du gouvernement « feu tricolore », les Verts payaient le prix de leur politique de décarbonisation (Energiewende), la CDU-CSU de Merz visait la majorité absolue, le BSW semblait promis à un avenir radieux et le Linkspartei avait complètement disparu des sondages d’Allensbach.

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Tableau 2, montrant les sondages électoraux des partis le 22 février 2024, le 22 novembre 2024 et les résultats du 23 février 2025

Tout cela allait cependant changer radicalement. Alors que le débat sur l’AfD et l’immigration s’intensifiait dans les derniers mois de la campagne, la CDU-CSU a perdu près de 10 points entre le 22 novembre et le 23 février, tandis que l’AfD a gagné 4 points supplémentaires, renforçant ainsi sa popularité déjà record. Le Linkspartei a fait un retour surprenant, tandis que le bsw a perdu un tiers de ses partisans. Il est difficile d’échapper à la conclusion que le déclin spectaculaire de la CDU-CSU, le retour tout aussi spectaculaire du Linkspartei et la nouvelle montée en puissance de l’AfD sont liés au même phénomène complexe : la polarisation sans précédent provoquée par la large mobilisation autour de l’AfD et de l’immigration. De toute évidence, le taux de participation record a profité aux deux extrémités du spectre politique – l’AfD d’un côté et, dans une moindre mesure, le Linkspartei de l’autre – tandis que les dernières manœuvres désespérées de Merz lui ont coûté les voix des partisans du « pare-feu » et des opposants à la « remigration », qui sont allées soit au SPD, soit au Linkspartei. Par rapport à il y a quatre ans, le SPD a perdu des voix au profit de la CDU-CSU en particulier. L’AfD a gagné des électeurs de la CDU-CSU en plus de ceux du SPD, tout en réussissant à mobiliser les abstentionnistes. Les Verts ont perdu des voix au profit du Linkspartei et, dans une moindre mesure, de la CDU-CSU. Le Linkspartei a séduit les électeurs des Verts et, dans une plus large mesure, ceux du SPD. Les nouveaux partisans du BSW sont principalement issus des anciens abstentionnistes, des électeurs du SPD et du Linkspartei, et dans une moindre mesure du FDP, de la CDU-CSU et des Verts ; rares sont ceux qui viennent de l’AfD.

Linkspartei et BSW

Il n’aurait fallu qu’une poignée de voix – environ 9 000 selon le dernier décompte – pour que le BSW entre au nouveau Bundestag. Avec le Linkspartei ressuscité, la gauche aurait détenu environ 15 % des sièges, soit une part plus importante que les Verts. Dans le cadre des activités parlementaires quotidiennes, le Linkspartei et le BSW auraient pu exercer une pression de gauche sur ce qui aurait alors été une coalition tripartite entre la CDU-CSU, le SPD et les Verts, agissant comme une opposition parlementaire alternative à l’AfD. Malgré leurs désaccords, notamment sur l’immigration, ils auraient pu mettre l’accent sur la politique sociale et défendre l’État providence contre l’État guerrier émergent, voire regagner une partie des nombreux travailleurs qui ont voté pour l’AfD et rétablir un bipartisme de gauche. Le parti d’extrême droite a remporté 38 % des voix des travailleurs lors de cette élection, tandis que le SPD est tombé à 12 % et le Linkspartei et le BSW à 8 % et 5 % respectivement. Compte tenu des conséquences politiques de l’exclusion du parlement de près de 5 % de l’électorat de gauche, il n’est pas surprenant que des soupçons de fraude électorale ou d’erreurs de dépouillement, intentionnelles ou non, aient été émis. Des enquêtes sont en cours – les recomptes sont courants en Allemagne – mais elles ne devraient pas permettre de trouver des preuves suffisantes pour que la Cour constitutionnelle fédérale annule les résultats.

Des raisons structurelles et conjoncturelles ont contraint le bsw à mener un combat difficile. Il est toujours difficile de créer un nouveau parti, mais cela est encore plus vrai en Allemagne, où les partis doivent disposer d’organisations régionales fonctionnelles dans les seize Länder pour pouvoir se présenter aux élections fédérales avec des chances de succès. Lors des élections de 2025, le bsw n’avait pas encore bénéficié des généreuses subventions accordées par l’État allemand aux partis établis. Il lui manquait également un milieu social favorable où puiser des militants bénévoles capables de diffuser son message. De plus, les dirigeants du parti avaient adopté une politique d’adhésion très restrictive, craignant que des partis concurrents ou les services de renseignement n’infiltrent leurs rangs. Si les élections avaient eu lieu comme prévu, à l’automne 2025 plutôt qu’au début du printemps, le bsw aurait disposé d’une année entière après les élections dans les Länder de l’Est pour mettre en place une organisation efficace. Le manque de temps a également empêché le recrutement d’une direction collective qui aurait pu soulager Sahra Wagenknecht, seule figure de proue du parti, tout comme il a entravé l’élaboration d’un programme politique et d’un programme électoral plus élaborés, en particulier sur la question cruciale de l’immigration.

D’autres facteurs, tant culturels que politiques, ont également joué un rôle. Parmi les électeurs âgés de 18 à 24 ans, le bsw n’a obtenu que 6 % des voix, contre 25 % pour le Linkspartei. (L’autre vainqueur dans cette catégorie était l’AfD, avec 21 % des voix. Il existe ici un parallèle intéressant avec 2021, où la moitié des jeunes électeurs s’étaient répartis presque à parts égales entre deux autres partis outsiders : le fdp et les Verts). Il semblerait que pour les jeunes, les talons hauts et la peau nue qui caractérisent Wagenknecht n’aient guère fait le poids face aux baskets et aux tatouages de la nouvelle candidate tête de liste du Linkspartei, Heidi Reichinnek, une Allemande de l’Est jusqu’alors inconnue, qui s’est avérée dotée d’un charisme considérable et a été portée par une campagne très appréciée sur les réseaux sociaux.

Mais surtout, il y a eu la deuxième investiture de Trump, en janvier 2025. Sa détermination apparente à mettre fin à la guerre en Ukraine a largement sapé le moral d’un parti qui avait fait de la paix en Europe son thème politique central. Il semblait trop difficile de se tourner crédiblement vers d’autres questions à court terme, à un moment où l’immigration et la lutte contre l’extrême droite devenaient les principaux thèmes de la campagne. Alors que Merz faisait adopter sa résolution anti-immigration au Bundestag, il a donné à Reichinnek l’occasion d’enregistrer un discours passionné contre le retour imminent du fascisme en Allemagne, qui est devenu viral parmi les jeunes sur TikTok. La polarisation atteignant de nouveaux sommets, la position du bsw sur l’immigration, qui n’est explicitement pas favorable à l’ouverture des frontières – contrairement à celle du Linkspartei, qui est effectivement favorable à l’ouverture des frontières, bien que cela ne soit pas explicite – n’a pas réussi à s’imposer. Dans le même temps, la performance rhétorique de Reichinnek a attiré un afflux sans précédent vers son parti, dont le nombre d’adhérents est passé de 21 000 à 81 000 entre le 19 janvier et le 25 février, préfigurant son fort regain électoral, en particulier parmi les jeunes électeurs.

Résultat

Une fois tous les votes dépouillés, le résultat a été une alliance entre un vainqueur, la CDU-CSU, et un perdant, le SPD, conclue sous la houlette de Donald Trump. Le fait qu’il n’y ait que deux partis au gouvernement, et non trois comme on le craignait, ne changera probablement pas grand-chose ; les désaccords, en particulier parmi les membres de base des partis de la coalition, resteront nombreux. Et les crises à gérer, sinon à résoudre, ne manqueront pas : faible croissance économique, déclin démographique continu, immigration indésirable, réchauffement climatique mondial et local, ponts qui s’effondrent, trains annulés, système éducatif en déclin, pauvreté croissante, coûts du service de la dette en hausse, problèmes budgétaires à tous les niveaux, y compris au sein de l’UE, qui continueront à éroder la confiance de la population dans l’État, le gouvernement, les partis et les médias traditionnels. À cela s’ajoutent les nouvelles incertitudes liées à Trump, dont certaines sont particulièrement pertinentes pour l’Allemagne, quant à l’avenir du système interétatique européen, sa structure interne et sa position extérieure. Y aura-t-il un nouveau rideau de fer, cette fois-ci le long de la frontière occidentale de la Russie, abaissé par l’Occident ? Les États-Unis continueront-ils à jouer le rôle d’unificateur externe de l’Europe occidentale, ou les États commenceront-ils à affirmer leurs intérêts nationaux ? L’Allemagne va-t-elle montrer ses muscles en tant que puissance hégémonique européenne, en menant une « coalition des volontaires » ou des « moins volontaires » dans une « zone d’influence » de type Großraum ? Ou bien l’UE elle-même va-t-elle émerger comme un bloc supranational centralisé et militarisé, à la manière de von der Leyen, soumettant ses membres à une discipline bruxelloise favorable aux intérêts français, polonais ou baltes plutôt qu’allemands ? Et ainsi de suite.

Certains des problèmes auxquels est confrontée la nouvelle coalition, qui n’a rien de grandiose, reflètent le stade actuel de déclin de la démocratie capitaliste et se retrouvent sous des formes similaires ailleurs. Cependant, une difficulté propre à l’Allemagne réside dans le fait que, compte tenu de la constitutionnalisation de la politique publique, l’efficacité du gouvernement dépend souvent de l’adoption de modifications constitutionnelles par le Bundestag. Pour cela, la coalition bipartite aura besoin des voix soit de l’AfD – bien que toute tentative de la CDU-CSU de l’intégrer constituerait un casus belli pour le SPD –, soit des Verts, plus au moins six voix du Linkspartei. Ce dernier disposant d’une minorité de blocage sur les amendements constitutionnels, le résultat prévisible est probablement la poursuite de l’impasse parlementaire, comme sous la coalition « feu tricolore ». Cela aidera l’AfD à progresser encore dans les sondages, talonnant la CDU-CSU en tant que premier parti. Des élections auront également lieu au niveau fédéral et régional, au cours desquelles les électeurs auront la possibilité de sanctionner les partis du gouvernement central. En d’autres termes, il est possible que la nouvelle coalition prenne fin prématurément, comme son prédécesseur.

Une question politique majeure dans le nouveau Bundestag sera la poursuite des efforts, surtout de la part du SPD, des Verts et du Linkspartei, et de manière plus timide de la CDU-CSU, pour exclure l’AfD de la gouvernance du Bundestag, si nécessaire – Not kennt kein Gebot ! : la nécessité ne connaît pas de loi – en violation des règles de procédure existantes, même s’il s’agit du plus grand parti d’opposition. On peut citer comme exemples le refus de lui attribuer le poste de vice-président du Bundestag et l’interdiction pour ses membres d’occuper la présidence d’une commission. Reste à voir si la Cour constitutionnelle fédérale acceptera cette situation. Dans cette mesure, les « forces démocratiques » pourraient être tentées, surtout si leurs résultats électoraux continuent de baisser, de demander à la Cour d’interdire l’AfD, ce que les Verts et le Linkspartei soutiendraient fermement. Déchaîner la puissance répressive de l’État contre les ennemis de la Constitution servirait notamment à détourner l’attention de l’insolubilité des problèmes qui affligent la politique aujourd’hui. D’un autre côté, comme le suggère l’expérience de 2025, la « démocratie militante » complétée par des rassemblements « Fight the Right » pourrait se retourner contre ses auteurs et contribuer à renforcer l’AfD, même si elle n’aura pas plus à offrir que les partis centristes, de droite ou de gauche, pour résoudre les crises d’un capitalisme non réformé. Si le soutien à l’AfD continue de croître, la Cour constitutionnelle pourrait à un moment donné être contrainte par le gouvernement de se pencher sur la question intrigante de savoir à partir de quand un parti politique est trop important pour être interdit par un groupe de huit juges nommés par ses rivaux.

putsch

Tel était donc le contexte sordide dans lequel s’inscrivaient les mesures « audacieuses » de réarmement applaudies par les faiseurs d’opinion européens. Merz a entamé les préparatifs d’un gouvernement CDU-CSU-SPD immédiatement après les élections de février, dans ce qui a été décrit comme une « atmosphère bonne et constructive ». Avec Trump jouant les durs avec les alliés européens des États-Unis et l’Ukraine perdant du terrain, les dirigeants des partis ont convenu que le temps pressait. L’Allemagne devait être handlungsfähig, « capable d’agir » – d’abord et avant tout pour armer l’Ukraine, puis, dans des scénarios plus vagues, pour réarmer l’Allemagne afin d’empêcher Poutine d’entrer à Berlin ou pour transformer l’UE en une sorte d’OTAN sous domination allemande. Confronté à un déficit estimé à 100 milliards d’euros sur un budget fédéral de 500 milliards, Merz, jusqu’alors fervent défenseur de la rigueur budgétaire à l’allemande, a soudainement décidé qu’il était impératif de supprimer, plutôt que de simplement réformer, le frein à l’endettement qu’il s’était engagé à défendre quoi qu’il arrive lorsqu’il était chef de l’opposition. Il s’est ainsi attelé à démanteler un chef-d’œuvre constitutionnel qui, en des temps plus calmes, avait demandé trois années de travail acharné aux dirigeants du parti.

Compte tenu de la nature de la politique allemande, il n’y avait toutefois pas d’issue à l’austérité sans modifier la Constitution, ce qui nécessitait une majorité des deux tiers au Bundestag et au Bundesrat. Cela exigeait un exercice de recherche de consensus exigeant et coûteux. Même le SPD ne s’est pas engagé sans réserve, soupçonnant Merz de vouloir profiter du réarmement pour réduire les dépenses sociales. De plus, l’état des infrastructures nationales, qui se détériore à un rythme accéléré depuis l’époque heureuse de Merkel et Schäuble, suscitait de vives inquiétudes. Les Verts, dont les voix étaient également nécessaires, attendaient dans les coulisses avec leur cheval de bataille, la crise climatique mondiale. Enfin, et ce n’est pas le moindre des problèmes, le souverain démocratique ayant inutilement compliqué les choses, le paquet aurait également besoin du soutien de six membres du Linkspartei, et qui savait ce qu’ils exigeraient ?

Deux questions se posaient donc avec acuité aux dirigeants de la nouvelle coalition en gestation : premièrement, comment rassurer les partisans potentiels de la réforme budgétaire, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des deux futurs partis au pouvoir, que les concessions promises en échange de leurs voix seraient bien tenues ; deuxièmement, comment obtenir une majorité des deux tiers sans que les concessions ne compromettent l’objectif fondamental, à savoir le sauvetage de l’Ukraine et le renforcement de l’OTAN. En ce qui concerne la première question, diverses idées ont été avancées pour protéger les dépenses sociales de la concurrence avec les achats d’armes, pour augmenter et protéger le budget des infrastructures, pour consacrer davantage de moyens à la protection du climat afin de rallier les Verts, et pour lier tout cela au régime de la dette de la zone euro, qui devait également être assoupli, mais pas trop, afin que l’Allemagne ne souffre pas d’une nouvelle baisse de la solvabilité de la zone euro et d’une hausse des taux d’intérêt, sans parler de devoir renflouer des États membres irresponsables sur le plan budgétaire.

Compte tenu des sommes colossales en jeu – « tout ce qu’il faudra », selon Merz, qui s’est inspiré de la formule magique de Super Mario Draghi –, la solution a été trouvée remarquablement rapidement. Premièrement, les dépenses de défense supérieures à 1 % du PIB ont été exemptées du frein à l’endettement, ce qui signifie qu’il n’y a désormais plus aucune limite au financement par crédit des chars et des bombes. Deuxièmement, un fonds spécial de 500 milliards d’euros a été créé, financé par une dette qui serait également exemptée du frein, pour des investissements publics dans des infrastructures telles que les routes, les chemins de fer, l’éducation et la numérisation, à dépenser sur douze ans. Pour apaiser les Verts, 100 milliards d’euros de cette somme seront consacrés spécifiquement à la protection du climat, tandis que 100 milliards d’euros ont été alloués aux États fédérés, afin de garantir la majorité des deux tiers au Bundesrat, et aux collectivités locales. Ce fonds évite que ces dépenses d’infrastructure n’entrent en concurrence avec d’autres formes de dépenses publiques dans le budget ordinaire, dans des domaines tels que la politique sociale, et vice versa. Au moment où nous écrivons ces lignes, certains détails restent encore à régler ; ils devront ensuite être démêlés par les spécialistes de la crise budgétaire du capitalisme avancé.

Selon Carl Schmitt, l’état d’urgence est l’heure de l’exécutif – ou, dans ce cas, de l’exécutif en attente. Si la nouvelle constitution budgétaire est assez audacieuse, pour la faire adopter, les décideurs de la future coalition, agissant comme un Comité de salut public secret, ont accompli une manœuvre que seuls ceux qui ont des années d’expérience en droit public peuvent distinguer d’un putsch. Selon la Constitution allemande, un nouveau parlement doit se réunir au plus tard trente jours après son élection. Jusqu’à ce qu’il le fasse, l’ancien parlement conserve tous ses pouvoirs, mais, par respect pour la dernière expression de la volonté du peuple, il ne vote pas de lois. Il n’en a pas été ainsi cette fois-ci. Sous les projecteurs de Trump, le proto-gouvernement CDU-CSU-SPD a décidé de faire adopter la nouvelle constitution fiscale par l’ancien parlement lors de deux sessions extraordinaires quelques jours avant son expiration – une législation pleine d’engagements de dépenses spécifiques à long terme, inscrite dans la Constitution et donc protégée contre de nouvelles majorités lors des prochaines élections. La Linkspartei, l’AfD et le bsw ont saisi la Cour constitutionnelle fédérale pour demander une injonction ordonnant à la majorité de laisser la réforme fiscale au nouveau Bundestag. En vain : dans le délai de trente jours, leur a-t-on répondu, l’ancienne majorité, si elle est également en mesure de réunir une majorité simple au nouveau Bundestag suffisante pour fixer la date de sa convention, est libre d’utiliser le parlement qui lui convient le mieux.

Pourquoi cette précipitation ? Pourquoi les députés de 2021-2025, dont beaucoup sont déjà en semi-retraite, ne disposeraient-ils que d’un jour ou deux pour étudier l’une des législations les plus complexes depuis le projet de loi de Merkel visant à sauver la Grèce, l’euro et les banques allemandes et françaises (adopté quelques heures seulement après avoir été mis à la disposition des représentants) ? Il est probable que Merz, qui s’est présenté comme le plus fervent défenseur du frein à l’endettement pendant la campagne électorale, craignait que son parti ne se révolte contre ce revirement à 180 degrés et tenait à en finir rapidement. Il y avait également le fait qu’outre le tabou imposé par la faction libérale de gauche de Merkel sur l’AfD, la CDU-CSU avait également instauré un tabou sur les contacts avec le Linkspartei, exigé par Merz lui-même et appliqué avec d’autant plus de rigueur par sa faction de droite en représailles à l’interdiction de l’AfD : ne jamais leur parler, ne jamais faire quoi que ce soit au sein du gouvernement ou du parlement qui puisse être fait sans eux, quoi que ce soit. S’il était possible d’adopter les nouvelles règles budgétaires dans l’ancien parlement sans l’AfD ni le Linkspartei, dans le nouveau parlement, leur adoption sans l’AfD ne serait possible qu’avec le soutien du Linkspartei. Et cela aurait à son tour fait voler en éclats la paix fragile au sein de la CDU-CSU en ce qui concerne son appartenance au camp « pro-démocratique ».

Pas encore tout à fait au bout

La nouvelle constitution financière étant adoptée et les premières consultations officielles entre les dirigeants des deux futurs partis au pouvoir ayant abouti, les négociations officielles en vue de la formation d’une coalition pouvaient commencer. Nous sommes en Allemagne, donc seize groupes de travail thématiques ont été créés, composés chacun de seize membres, neuf de la CDU-CSU et sept du SPD, soit au total 256 représentants de tous les niveaux de la politique allemande, des collectivités locales au gouvernement fédéral. Dans l’après-midi du 24 mars, les groupes ont transmis leurs rapports finaux à un comité central de négociation, en consignant soigneusement les points d’accord et de désaccord. Bien que ces rapports n’aient pas été rendus publics, les rumeurs faisaient état de nombreux désaccords, ce qui laissait présager de longues négociations pour les dirigeants. (Les accords de coalition allemands peuvent facilement dépasser les 200 pages et détailler les mesures qui seront prises au cours de la législature à venir.) Comme le SPD avait déjà obtenu plus qu’il n’aurait pu rêver dans la nouvelle constitution fiscale – protection des dépenses sociales, investissements publics à long terme, « réforme » du frein à l’endettement qui revient pratiquement à son abolition –, il n’avait guère de raisons de faire des concessions à Merz, qui n’avait plus grand-chose à offrir.

Les rivaux de Merz au sein de la CDU-CSU n’ont pas tardé à critiquer les concessions qu’il a faites pour faire adopter son paquet fiscal avant la fin du mandat du parlement sortant. Il n’obtiendra en échange que peu ou rien dans le nouveau parlement. En fait, en raison des négociations acharnées menées par le SPD, il semblait peu probable, fin mars 2025, qu’un gouvernement Merz puisse être officiellement formé avant Pâques, comme l’espérait Merz. Dans l’intervalle, Olaf Scholz est resté chef du gouvernement par intérim, représentant l’Allemagne dans les forums internationaux tels que l’OTAN et l’UE. Au fil du temps, le public a pris conscience que le gouvernement stable qui lui avait été promis n’était pas près de voir le jour, et les sondages d’opinion ont révélé des tendances inquiétantes. Au cours de la première semaine d’avril, les sondages indiquaient que la CDU-CSU était tombée à 25 %, tandis que le SPD avait chuté à 15 %. Die Linke était monté à 10 %, tandis que le soutien à l’AfD avait atteint 24 %.


1 Voir : « Friedrich Merz peut-il sortir l’Europe de sa torpeur ? » et « Un début fantastique pour Friedrich Merz », The Economist, 5 mars 2025 ; « Le point de vue du Guardian sur la nouvelle coalition allemande : unleashing the radical centre », Guardian, 19 mars 2025 ; « The reawakening of Germany », ft, 5 mars 2025 ; « Un tournant majeur et bienvenu en Allemagne », Le Monde, 7 mars 2025 ; « L’Allemagne est de retour », El País, 20 mars 2025.
2 Lindner avait suivi une formation de sommelier, réputée exigeante sur le plan intellectuel, pendant son mandat de ministre des Finances, ce qui a sans doute rendu son départ de la politique plus acceptable.