Original : The theory of the public sphere as a cognitive theory of modern society. Un article dans le numéro spécial, Structural Transformation of the Public Sphere, de la revue Philosophy & Social Criticism, par Hans-Jörg Trenz.
Résumé
La transformation structurelle de la sphère publique est une contribution majeure à la philosophie politique, à l’histoire des médias, à la théorie démocratique et à l’économie politique. Publié il y a près de 60 ans, cet ouvrage a profondément marqué le processus de consolidation démocratique de la République fédérale d’Allemagne. Dans le même temps, le modèle habermasien de la sphère publique a été utilisé pour tester les possibilités de démocratisation au-delà de l’État-nation. La théorie de la sphère publique a toutefois été principalement discutée comme une contribution à la théorie politique normative et, à ce titre, l’applicabilité de ses normes normatives est restée contestée. Dans cet article, je me concentre plutôt sur une deuxième lecture sociologique de la théorie de la sphère publique de Habermas comme une exploration des fondements cognitifs de la société moderne. La pertinence de cette approche peut être illustrée de manière exemplaire en discutant du fonctionnement de la publicité qui, en créant une visibilité sociale et en facilitant la formation de l’opinion publique, fournit d’une part la base de connaissances d’un monde social commun et devient d’autre part le principal moteur du changement social grâce à une réflexion critique sur soi-même. L’article examine ensuite les transformations récentes de la sphère publique dans le contexte de la numérisation et de la mondialisation, et soutient que les principes de la sphère publique sont à la fois remis en cause et acquièrent une nouvelle pertinence face aux défis posés par les nouveaux médias et les médias numériques.
Mots-clés
communication, sphère publique, publicité, démocratie, Habermas
Cognition et critique publique : l’histoire du concept de sphère publique
La notion de sphère publique est profondément ancrée dans la pensée idéologique allemande. En revenant sur les 60 ans de la Transformation structurelle de la sphère publique de Habermas, on ne peut s’empêcher de remarquer à quel point la lecture critique de la sphère publique par des chercheurs de différentes disciplines a toujours été étroitement liée à l’histoire de la démocratisation de la République fédérale d’Allemagne, à sa distance critique par rapport au passé et à son orientation vers l’avenir en tant qu’État-nation démocratique au sein d’une Europe unie.1 Toujours dans l’esprit de la « théorie critique », l’hypothèse de départ de Habermas dans sa thèse d’habilitation était la colonisation de la sphère publique bourgeoise, qu’il voyait se transformer en sphère de consommation, devenant ainsi apolitique, afin de diffuser l’idéologie et de réprimer le raisonnement public.2 Une telle critique marxiste du capitalisme médiatique et de la consommation était en vogue dans les années 60 et 70. Elle expliquait comment les médias et leurs produits prenaient la forme de marchandises, qui à leur tour avaient un impact idéologique sur la « fausse conscience », et comment ces processus étaient contrôlés par les industries culturelles en étroite collaboration avec les classes dirigeantes. En conséquence, la sphère publique consommatrice de culture n’était plus décrite comme formatrice d’opinion, mais comme altératrice de conscience. Elle ne visait pas la formation de l’individu en tant que sujet politique autodéterminé, mais la consommation de masse.3 Selon cette critique, la publicité moderne des médias de masse se caractérise par le monopole des producteurs, la passivité du public et la marchandisation du contenu à des fins lucratives privées. Dans cet ouvrage précoce, comme Habermas le reconnaît lui-même dans une nouvelle préface à la réédition de 1990, l’influence de la théorie de la culture de masse d’Adorno et Horkheimer était encore évidente.4 Dès 1962, cependant, Habermas reconnaissait également le potentiel d’émancipation de la sphère publique démocratique.5 Dans une perspective résolument tournée vers l’avenir, Habermas s’intéresse à la transformation de l’État constitutionnel libéral en un État constitutionnel social, et donc à la nécessité d’une participation sociale plus large des acteurs organisés et des associations, c’est-à-dire à l’expansion des structures de la société civile.6 Il évoque ici la possibilité d’une redémocratisation de la sphère publique dominée (« vermachtete Öffentlichkeit »), qui a effectivement été déclenchée par les mobilisations sociales de la société civile à la fin des années 1960 et dans les années 1970.
Dans la lecture de cet ouvrage qui a marqué son époque, deux courants d’interprétation, l’un critique du système et l’autre émancipatrice, restent étroitement liés : une tradition marxiste critique qui analyse l’idéologie et l’économie politique de la sphère publique des marchés7, et une tradition institutionnaliste qui évalue les performances des sphères publiques plurielles, représentatives, participatives ou discursives, leurs infrastructures, leurs institutions et leurs procédures dans le contexte de la formation démocratique de l’opinion.8 Dans ses travaux ultérieurs, Jürgen Habermas a notamment contribué à développer le modèle émancipateur de la sphère publique démocratique. Ses réflexions sur les conditions des processus d’apprentissage social fondés sur le discours, à travers lesquels se déploie le potentiel rationnel des Lumières et se poursuit la démocratisation, en sont un exemple9. Le contre-modèle d’une sphère publique médiatisée et marchandisée a quant à lui subi une correction importante dans la prise en compte des structures de marché alternatives et, surtout, dans la revalorisation du rôle du public.10 Dans les recherches récentes sur les médias et la communication, la réaction du public n’est plus opérationnalisée comme une variable dépendante ; au contraire, le public se voit à nouveau attribuer le rôle actif qu’il a joué depuis le siècle des Lumières.11 Les approches politico-économiques d’une sphère publique marchandisée et les approches institutionnelles ou culturelles d’une sphère publique critique et réflexive ne doivent donc pas être considérées comme mutuellement exclusives. Interdépendantes, elles s’inspirent mutuellement et se nourrissent d’un échange critique.
Enfin, le modèle de la sphère publique de Habermas a été appliqué à l’explication du potentiel de démocratisation au-delà du national.12 Là encore, Habermas apporte une contribution intellectuelle majeure. Dans sa contribution à la sociologie du droit intitulée « Entre faits et normes », publiée en 1992, Habermas souligne la possibilité de dissocier les concepts de sphère publique et de société civile de leur fixation sur l’État. Un tel ancrage de la sphère publique dans l’État était encore tacitement supposé dans un article encyclopédique publié en 1964 : « Nous parlons d’une sphère publique politique, par opposition à la sphère littéraire, par exemple, lorsque les discussions publiques portent sur des objets liés à l’activité de l’État. Bien que l’autorité étatique soit, pour ainsi dire, l’exécutrice de la sphère publique, elle n’en fait pas partie (…) ».13
Dans cette formulation initiale, la sphère publique était conceptualisée comme un médiateur entre « la société et l’État ». Sa fonction de contrôle démocratique s’applique aux activités de l’État. En conséquence, les processus de formation de l’opinion étaient considérés comme liés à l’État, de sorte que le « public des citoyens de l’État » peut représenter la nation et exercer sa mission de contrôle de la « règle organisée par l’État ».14
En revanche, dans « Entre faits et normes », la sphère publique est décrite de manière plus générale comme une caisse de résonance pour les problèmes qui doivent être traités politiquement.15 Ces effets de signal politique qui renvoient à des problèmes communs nécessitant des solutions collectives peuvent alors également se manifester dans un contexte où l’autorité publique chargée de résoudre ces problèmes n’est pas encore suffisamment établie ou doit d’abord être constituée. La société civile, en particulier, devient active lorsque l’État est inefficace ou que son intervention n’est pas souhaitable. Cela ouvre des possibilités de reconstitution de l’État ou de gouvernance au-delà de l’État, comme en témoigne son importance croissante dans le processus d’unification européenne.16 Par conséquent, la sphère publique n’est plus fondée sur des structures étatiques, mais apparaît avant tout comme un « réseau de communication de contenus et d’opinions » souple et non contraignant. Il s’agit d’un « espace social partagé d’actions communicatives » qui se constitue par son propre fonctionnement et n’est donc pas préétabli.17 Le public n’est plus non plus un public étatique ou un électorat légalement défini, mais plutôt le destinataire généralisé qui met à l’épreuve le pouvoir de persuasion des actions communicatives.18
Cette définition de la sphère publique, détachée de l’État-nation, est d’autant plus intéressante qu’elle est réceptive à une conception procédurale de la génération de la légitimité politique applicable aux relations internationales, traditionnellement considérées comme le domaine de l’anarchie.19 On peut supposer que Habermas s’intéressait déjà à ce moment-là au problème du déficit démocratique dans l’Union européenne et à la constitutionnalisation d’un nouvel ordre mondial cosmopolite, autant de thèmes qui occupaient une place importante dans ses écrits politiques des années 1990 et du début des années 200020. Les mondes de compréhension partagés peuvent souvent se condenser en États-nations, mais les relations d’observation mutuelle dépassent ces espaces étatiques et culturellement confinés et s’adressent à un public mondial en tant que destinataire principal de la raison publique et des revendications de validité généralisée. C’est précisément parce que la présence physique devient de moins en moins nécessaire dans une sphère publique médiatisée par les masses que les publics, les lecteurs ou les téléspectateurs peuvent se détacher des espaces sociaux ou politiques existants et sont même encouragés à le faire par l’industrie culturelle mondiale. La formation d’opinions sur des sujets spécifiques, en particulier, s’effectue de plus en plus dans un réseau complexe « qui se ramifie spatialement en une multitude d’arènes internationales, nationales, régionales, communautaires et sous-culturelles qui se chevauchent ».21 Ces sphères publiques à plusieurs niveaux sont souvent différenciées sur le plan fonctionnel et s’organisent autour de domaines thématiques ou politiques, se présentant ainsi comme des instances de contrôle de la gouvernance au-delà de l’État-nation.22
Enfin, Habermas souligne que les sphères publiques politiques (comme la société civile) ont des points de référence empiriques et ne sont pas de simples postulats normatifs.23 Ces relations factuelles facilitées par les communications nationales et mondiales, les opinions qui se cristallisent à travers ces échanges communicatifs ainsi que leurs effets sur la légitimité politique doivent être mises en évidence par les sciences politiques et les études sur les médias, mais elles posent également un défi macrosociologique dans l’hypothèse d’une interrelation entre la sphère publique et le changement social. Le processus de légitimation et la démocratisation permanente facilités par les infrastructures communicatives de la sphère publique n’ont pas seulement un impact sur les procédures décisionnelles, mais expliquent également l’intégration de sociétés complexes et anonymes. Par conséquent, la théorie de la sphère publique ne peut être réduite à une théorie démocratique, mais doit finalement être formulée comme une théorie de la société. De cette manière, les processus institutionnalisés à long terme de légitimation démocratique peuvent être mis en relation avec l’évolution de la société moderne. La validité normative de la sphère publique devient « factuelle » dans la manière dont elle façonne les institutions, le droit et, enfin et surtout, les attitudes et les pratiques des citoyens démocratiquement engagés.
En résumé, la théorie de la sphère publique a été interprétée principalement comme une contribution à la théorie politique normative et testée pour sa validité dans des constellations politiques changeantes (Fraser 2007). La question normative de la contribution de la sphère publique à la démocratie a ainsi été mise en avant par rapport à la question sociologique de la constitution de la société moderne par la sphère publique. Ce dernier aspect d’une sociologie de la sphère publique en tant que théorie cognitive de la société moderne sera développé et évalué dans la section suivante.
La sphère publique comme élément constitutif d’une théorie de la société moderne
La théorie de la sphère publique ne doit pas seulement être comprise comme une contribution à la théorie normative de la démocratie, mais reste toujours liée à la théorie sociale. Ce lien entre la théorie de la sphère publique et la théorie sociologique était déjà au cœur de la « transformation structurelle » de Habermas. Pour pouvoir parler d’une transformation structurelle de la sphère publique, nous devons reconnaître les effets structurants de la communication sur le changement social. Il ne s’agit pas simplement de redonner une légitimité démocratique à travers les structures de la sphère publique politique, c’est-à-dire la sphère publique en tant que modèle de la pratique démocratique. Il s’agit également d’élaborer une compréhension des dynamiques constitutives du discours public, qui établissent à la fois l’ordre social et le changement social. La démocratisation et la rationalisation de la société ne peuvent être réduites à la volonté des acteurs politiques ; elles sont également évolutives, ancrées dans les institutions et les structures sociales, et doivent donc être comprises comme les « lois du social » qui expliquent le développement dynamique de la société moderne.24
Le chapitre le plus élaboré de La transformation structurelle de la société moderne de Habermas sur le thème de la dynamique sociale constitutive de la sphère publique est celui qui concerne Emmanuel Kant, au paragraphe 13.25 Historiquement, la sphère publique entre en jeu comme contexte de justification de l’ordre social. Selon Kant, cependant, il ne s’agit pas uniquement de justifications morales et philosophiques, telles que celles citées dans Le Léviathan de Hobbes. La publicité se déploie plutôt dans les pratiques individuelles et sociales de l’usage public de la raison. Il s’agit de la « méthode des Lumières », comprise non seulement comme critère de légitimité de l’ordre étatique, mais aussi comme régulateur des relations interpersonnelles. Kant est ici réinterprété sociologiquement en termes de théorie de la rationalisation de l’ordre social et de ses fondements moraux. L’usage public de la raison n’est plus l’apanage des seuls savants, mais devient un mandat social : « La sphère publique dans laquelle les philosophes exercent leur art critique n’est toutefois pas, malgré son centre académique, une sphère purement académique. Tout comme les discussions des philosophes se déroulent face au gouvernement, (…) elles se déroulent également devant l’auditoire du « peuple », afin de l’instruire à faire usage de sa propre raison. »26
Comme Habermas le précise ensuite, la position de ce public est ambiguë : d’une part, il est immature, car il n’est pas encore éclairé, d’autre part, il se constitue dans l’usage public de la raison pour revendiquer sa maturité. La sphère publique permet ainsi simultanément l’émancipation de la société et la création d’un ordre social en permettant aux individus, au sens kantien, de se rapporter aux règles de la morale. La théorie de la sphère publique devient ici la théorie de l’intégration de la société moderne : « L’auditoire délibérant des « hommes » se constitue en auditoire des « citoyens », par lequel il parvient à une compréhension des affaires de l’« être commun ».27 Pour Kant/Habermas, la société civile se déploie à travers un discours qui fait usage public de la raison et peut se légitimer selon ses propres termes pour assurer le bien commun sans avoir à s’appuyer sur des prémisses transcendantales ou des fondements prépolitiques. La société peut exister parce qu’elle peut se justifier rationnellement, sans s’appuyer sur des autorités extérieures au social. Une sphère publique qui fonctionne politiquement génère un ordre social, plus précisément un ordre démocratiquement constitué.
Afin de poursuivre ce programme, une théorie de la société fondée sur l’usage du langage est nécessaire. Cette théorie doit satisfaire à l’exigence d’expliquer la dynamique d’intégration sociale inhérente à la communication publique et d’en déduire son effet structurant. Ce n’est donc pas un hasard si Jürgen Habermas s’est tourné vers une fondation sociologique fondée sur la théorie de l’action et de la communication dans son projet majeur suivant. La théorie de l’action communicative de Habermas peut être comprise comme une traduction des réflexions socio-évolutives de Kant sur le développement de la raison publique en une théorie néo-kantienne de la société fondée sur la communication28. Anticipant le développement ultérieur d’une sociologie de la pratique, la théorie de l’action communicative repose explicitement sur un glissement de la transcendance de l’ordre social, souvent présupposée dans les théories sociologiques classiques, vers les pratiques communicatives de la vie quotidienne. En suivant cette conception pragmatique, les participants à la communication sociale ne se contentent pas de (re)produire en permanence les structures de sens de la société moderne ; ils les valident également de manière critique et réfléchissent à l’opportunité ou à l’inopportunité de leurs effets observés. Les opérations d’une analyse critique de la société sont, pour ainsi dire, reprises et poursuivies par les participants à la société. Cette capacité à s’engager dans un discours public se développe au cours de la rationalisation de la société, qui favorise en même temps la réflexivité, c’est-à-dire la capacité à s’observer soi-même de manière critique afin de rendre transparentes pour les participants les structures de sens initialement opaques du monde de la vie, de leur permettre de justifier leurs choix et leurs préférences et, en même temps, de les traduire en un raisonnement collectif qui guide l’action future.
Pour pouvoir reconstruire l’évolution de la société moderne en tant que critique collective de la raison, Habermas s’appuie sur l’interactionnisme symbolique de Mead et Schütz pour montrer comment les understandings collectifs qui se cristallisent dans le flux public de la communication constituent également des contextes de vie structurés de manière significative, ou des mondes du vie partagés.29 Le monde du vie devient alors généralement l’« espace de la raison »30 et se recoupe d’une manière particulière avec la sphère publique, souvent décrite comme l’« univers du discours » ou l’« univers de la raison publique ».31 L’action communicative s’inscrit dans l’échange de raisons et a donc un effet structurant. Les acteurs et les institutions impliqués dans les échanges quotidiens de raisons évoluent dans la sphère publique et utilisent ses infrastructures. Le raisonnement public va toutefois au-delà de la coordination de l’action quotidienne, car il permet de coupler le monde de la vie et le monde des systèmes, où les relations fondées sur le pouvoir et le marché rencontrent les exigences de rationalisation de la société. Ici aussi, le couplage des différents niveaux du système présuppose les infrastructures de la sphère publique, qui permettent des interventions régulatrices du marché et du pouvoir. La sphère publique ne peut toutefois pas être confinée, comme on le prétend parfois à tort, à un cas particulier de recherche de consensus par le biais du mécanisme de la délibération publique.32 Si l’échange délibératif d’arguments est simplement compris comme un mécanisme de fabrication du consensus, une telle lecture technocratique de la sphère publique passerait à côté des forces contraignantes du discours public qui ne découlent pas de ses résultats, mais de l’engagement commun à la raison dans un débat ouvert et en principe sans conclusion qui relie les participants, si nécessaire au-delà des cultures et des langues. C’est également la raison pour laquelle la sphère publique, tout comme la société moderne sur laquelle elle repose, ne peut être réduite à des communautés linguistiques existantes, par exemple au sens emphatique d’une nation ethnique ou culturelle.33 Dans la sociologie classique, les liens sociaux qui distinguaient la société moderne anonyme de la communauté ont été identifiés très tôt, par exemple dans la discussion sur l’établissement de relations de solidarité entre étrangers. La solidarité dans les sociétés modernes se distingue précisément par la manière dont les obligations et les responsabilités mutuelles sont discutées et peuvent revendiquer une validité entre des individus qui n’ont pas de liens de parenté et qui ne se rencontrent souvent que comme des sujets abstraits.34
Pour développer une compréhension sociologique de la force contraignante du discours public en relation avec la dynamique socio-intégrative de la société moderne, il est en outre nécessaire de reconsidérer la dimension spatiale de la sphère publique. Comme on le sait, la sphère publique est une « sphère » ou un « réseau », et non un espace, c’est pourquoi les traductions couramment utilisées en anglais et en français, telles que « public space » ou « espace publique », sont trompeuses.35 Néanmoins, la sphère publique se déploie dans l’espace social à travers l’exercice de forces centrifuges et centripètes. Ces deux forces sont étroitement liées aux performances fonctionnelles de la sphère publique et des médias de masse. La sphère publique disperse la communication et l’attention tout en transcendant les frontières. Elle crée une Babylone des langues par la multiplication des contenus en termes de ce qui peut être dit en public et de la manière dont cela peut être interprété. La sphère publique peut souvent être très bruyante et diffuse. En même temps, elle condense la communication, filtre les opinions et cristallise le bruit qu’elle génère en langage et en compréhension. Ce qui est passionnant, c’est que la sphère publique fait toujours les deux, élargissant ainsi l’univers de compréhension accessible par le langage, en donnant de nouvelles formes à ce qui peut être dit et en le rendant accessible à un public toujours plus large.
La force de la sphère publique en tant que force qui façonne la société est également souvent discutée en termes d’« impact de l’opinion publique », l’« impact » dans les études empiriques sur les médias étant généralement étudié en termes de causalité. Habermas lui-même parle plutôt d’un « impact formateur de mentalité » de l’opinion publique.36 Mais ce qui constitue exactement l’opinion publique n’est pas si facile à saisir ; l’« opinion publiée » dans les médias et l’« opinion sondée » dans les enquêtes sont rarement concordantes et font souvent l’objet de tensions. Ce qui est dit et ce qui est pensé peuvent être très éloignés l’un de l’autre ; et, en particulier, à notre époque, il est devenu courant de diagnostiquer un décalage entre l’opinion publiée dans les journaux et l’opinion publique.37 Cependant, la mesure précise de l’opinion publique n’est pas ce qui importe ; la recherche sur l’opinion publique devrait plutôt s’intéresser aux processus de formation de l’opinion et non à l’interprétation « correcte » d’un artefact qui peut toujours être observé sous différents angles. De plus, la sphère publique n’est pas simplement le miroir de l’opinion publique. Sa fonction va bien au-delà des processus de formation de l’opinion et inclut la possibilité d’une réflexivité dans le mode d’observation de second ordre, où les options disponibles pour la constitution d’un ordre social et politique « légitime » deviennent elles-mêmes le méta-thème des débats et des échanges publics.38 Les infrastructures médiatiques fournies par la sphère publique permettent d’évaluer et de remettre en question de manière critique les « aperçus » de l’opinion qui se cristallisent dans le miroir de la sphère publique : « Les gens peuvent à nouveau commenter ce qu’ils perçoivent comme l’opinion publique ». La réflexivité signifie donc que l’on peut également argumenter pour ou contre l’opinion publique, et ce de manière régulière.39 Ces performances réflexives créent alors une observation de second ordre de l’opinion publique. La société ne se contente pas de se regarder dans le miroir du public, elle décrit également ce qu’elle voit et le transpose dans une forme narrative d’autodescription, en s’appuyant sur les normes sous-jacentes de l’illumination. En ce sens, les conflits de valeurs sont des manifestations typiques des récits de la société rendus possibles par la sphère publique.40
Dans les derniers écrits de Habermas, la sphère publique désigne le cas particulier de la communication politique à des fins de formation de l’opinion et de prise de décision collective.41 Cela implique non seulement l’échange de raisons dans un débat libre et ouvert, mais aussi une sorte d’efficacité politique qui se rapporte à la collectivité de la prise de décision politique (Fraser 2007). La sphère publique repose sur des échanges argumentatifs, mais il ne s’agit pas de « discours creux », car l’opinion publique doit se traduire en une volonté collective qui permette l’autogouvernance démocratique. En conséquence, la sphère publique fait référence aux procédures d’application, d’examen critique et de sélection des raisons. En d’autres termes, la sphère publique existe dans le processus démocratique.
Cependant, c’est précisément cette performance, c’est-à-dire un rétrécissement procédural des « bonnes raisons », qui est en jeu, non seulement dans les processus de décision politique, mais aussi dans le processus d’autoconstitution de la société. La société qui se constitue elle-même est également une société politique, précisément parce qu’elle est confrontée à l’exigence de justifier la validité de ses décisions collectives et, en outre, a besoin de publicité pour ses activités afin de garantir la visibilité de ses décisions collectives et aussi du « collectif » qui sous-tend ces décisions.42
Le point central de la théorie démocratique et, par conséquent, de la théorie sociale de Habermas est désormais la dissolution du collectif de ceux qui sont concernés par les décisions collectives. Comme un tel collectif peut difficilement se matérialiser, il ne peut devenir qu’un sujet de communication publique. Le collectif n’existe que dans le sens restreint où il est évoqué dans l’échange public de raisons. Il est le reflet du discours public et, en tant que tel, il est également facilité par la « réflexivité » de l’observation de second ordre qui implique les participants au discours et tous leurs publics réels et potentiels. C’est précisément parce que la société ne peut être fondée sur la volonté authentique d’une nation (souveraineté populaire au sens strict) et qu’elle est néanmoins toujours plus qu’un simple rassemblement aléatoire d’individus qu’elle se forme à travers l’identification, la discussion et la résolution de problèmes communs. C’est précisément ce que signifie la démocratie, qui fournit ainsi les mécanismes et les procédures d’autoconstitution de la société sous la forme d’une autogouvernance des questions d’intérêt commun.
La théorie sociale kantienne-habermasienne renvoie ainsi à une société politique, mais pas au sens étroit d’une société politiquement ou étatique préconstituée, mais plutôt à un horizon ouvert auquel s’approchent des individus qui s’engagent dans un discours sur leur conception commune du bien public, constamment confrontés à de nouveaux problèmes qui nécessitent une résolution commune. Dans ce processus d’autoconstitution d’une société politique, la sphère publique a une fonction de visibilité, en ce sens qu’elle attire l’attention sur les problèmes communs et leurs solutions possibles, mais aussi en rendant visible le collectif qui s’engage dans une telle conversation. Cela ajoute des éléments importants à la définition classique du principe de publicité : la société se rend publique, pour ainsi dire ; elle ne se contente pas de créer la transparence de son propre fonctionnement, mais se rend également visible pour être reconnue par ses propres membres (à la recherche d’une compréhension éthique d’elle-même ou de la formulation d’une identité collective) et pour être reconnue par les autres. Dans le langage de la sphère publique, nous pourrions également conclure que la société devient adressable, tant par ses propres membres que par les autres, en tant que collectif doté de propriétés et de responsabilités qui lui sont attribuées. Cependant, il n’existe jamais de signification fixe de la société en tant qu’éthique collective ou agrégat d’intérêts d’un ensemble d’individus (qui pourrait être décrite par une « description épaisse » culturelle ou calculée statistiquement). La société ne se réalise que dans la recherche collective de solutions à des problèmes, précisément parce que la reconnaissance d’un « problème commun » implique la désignation des personnes concernées et la répartition des responsabilités. Au sens pragmatique de John Dewey, la société est composée de personnes concernées par une référence commune à un problème, mais une sphère publique est nécessaire pour créer cette référence à un problème, pour la rendre transparente (visible) et pour lancer un processus de résolution du problème.43 Dans les sociétés modernes, tous ces processus passent par des procédures démocratiques et les institutions et acteurs collectifs (tels que les « électorats ») qui leur sont assignés. En ce sens, le processus démocratique se voit attribuer non seulement une force génératrice de légitimité, mais aussi une force constitutive du social. Le processus démocratique de formation de l’opinion et de la volonté ne concerne donc pas uniquement la légitimité de l’État et du gouvernement, mais aussi la visibilité de la société en tant que formule d’inclusion des personnes concernées.
Habermas parle à un moment donné de « reproduction autoréférentielle de la sphère publique ».44 La légitimation est également une forme de réflexivité, car elle permet à la société politique de s’observer de manière critique à travers la sphère publique, afin de garder constamment présents ses propres normes et objectifs et de les appliquer à de nouveaux domaines thématiques. La souveraineté populaire devient une procédure permanente, car la place du corps du peuple, comme celle du corps du roi auparavant, est vacante. Il ne reste plus que le « discours public » permanent pour prendre sa place, qui est en même temps plus qu’un simple « discours » puisqu’il est lié à la validité des raisons ancrées dans le monde de la vie et dans les institutions et procédures juridiques qui le soutiennent.
Selon cette lecture, la théorie discursive de la démocratie, ou théorie de la sphère publique, contribue à la sociologie générale ou, plus précisément, à la sociologie de l’ordre cognitif de la société moderne.45 Cela clôt un cercle d’argumentation qui est esquissé dans le chapitre sur Emmanuel Kant dans « Transformation structurelle » comme possibilité d’une théorie pragmatique de la société, puis systématiquement élaboré dans la théorie de l’action communicative en une théorie du langage, et enfin ancré dans une théorie procédurale de la démocratie présentée dans « Entre faits et normes ».
En tant que théorie sociale, la théorie de la sphère publique est toutefois capable de plus que simplement expliquer les effets de la publicité sur l’imagination du collectif démocratique ; elle permet également de comprendre le changement social comme rationalisation. Cela aussi est déjà inhérent aux réflexions socio-évolutionnistes de Kant sur le déroulement des raisons publiques, et est traduit par Habermas en une théorie de l’apprentissage collectif. L’apprentissage dans la sphère publique est un processus critique inachevé par lequel la société politiquement constituée réfléchit à ses propres insuffisances en matière de résolution de problèmes et aux inadéquations de l’usage légitime du pouvoir, qui est confrontée à des défis et des raisons sans cesse renouvelés. Les problèmes ne sont jamais suffisamment décrits et les solutions ne sont jamais suffisamment établies, c’est pourquoi le processus de justification doit être maintenu, un processus à travers lequel la société agit néanmoins sur elle-même, filtre les modèles de justification et forme ainsi des structures de conscience qui peuvent avoir un effet stabilisateur sur l’ordre social.
En conséquence, la sphère publique facilite la connaissance du monde social et génère en même temps des connaissances appliquées sur soi-même et sur sa position dans la société. Comme le montrent les effets de la publicité sur la création d’une visibilité sociale et sa traduction en processus de formation de l’opinion et de la volonté, la sphère publique constitue simultanément l’ordre social et déclenche un changement social qui est motivé par la critique normative de cet « ordre existant ». Dans la sphère publique politique, la société se légitime et se constitue, non seulement en tant que « société civile » au sens strict, mais aussi en tant que société de tous les participants qui peuvent légitimement prétendre être impliqués dans la formulation et la résolution de problèmes communs. Le pouvoir de rationalisation de la sphère publique ne peut jamais être limité à la communauté nationale d’appartenance, car une telle limitation serait toujours critiquée comme étant irrationnelle, arbitraire ou non démocratique. L’espace d’échange de sens ouvert par la sphère publique ne peut être délimité territorialement et culturellement, même si certains groupes au sein de la sphère publique tentent d’établir de telles limitations. Il se constitue plutôt comme une sphère ouverte et, en ce sens, « publique ». La société, quant à elle, désigne cet espace d’échange significatif de la raison où « le sens se réfère à tout contenu pouvant être interconnecté de manière discursive ». Habermas souligne qu’un tel espace universel d’échange de raison n’est en aucun cas utopique, mais en réalité trivial et routinier, peut-être tout aussi trivial que la société mondiale de Luhmann, qui, après tout, découle de considérations similaires sur la portée et la connectivité de la communication (chez Habermas, cependant, conçue en termes de « compréhension communicative »). Pour la sociologie, la société n’a donc pas besoin de conditions préalables sociales et culturelles, et se rapporte en fait uniquement à l’hypothèse d’échanges argumentatifs continus qui permettent aux participants de construire un sens commun, de se socialiser en tant qu’individus et collectifs, et de devenir visibles pour eux-mêmes et pour les autres dans le miroir de la sphère publique.
La sphère publique en crise ? Perturbations et résilience des processus de communication démocratique
Enfin, la question se pose de savoir comment une telle interrelation entre la sphère publique moderne et la démocratie peut être maintenue dans le contexte de la numérisation et de la mondialisation. La transformation numérique contemporaine de la sphère publique représente un défi pour l’opinion publique et la formation de la volonté telle qu’elle est filtrée par les médias de masse. Cependant, les dysfonctionnements avérés de la communication médiatique ne signifient en aucun cas que la société numérique est incompatible avec les structures et les fonctions de la sphère publique.46 Au contraire, le concept de sphère publique semble avoir gagné en pertinence pour l’analyse sociologique des transformations numériques de la société et des luttes sociales et normatives accrues qui accompagnent le changement technologique.
Selon Habermas, les sphères publiques sont « une réalisation évolutive exigeante et donc improbable des sociétés occidentales modernes ».47 J’ajouterais à cela que la dissolution des sphères publiques est également un événement improbable. Une fois que l’interaction entre la sphère publique moderne, les médias et la société est établie, les acteurs qui y participent ne peuvent pas simplement décider de limiter la publicité ou de suspendre la raison. Cela peut être bien illustré par le dilemme auquel sont confrontés les partis populistes ou les nouveaux gouvernements autoritaires qui, d’une part, peuvent mener des campagnes ciblées, par exemple via les réseaux sociaux, pour manipuler les raisons, mais qui, d’autre part, ne peuvent échapper à l’œil critique du public qui exige des justifications et les tient pour responsables. Ce n’est donc pas un hasard si les populistes sont souvent passés maîtres dans l’art du langage médiatique. Leurs déclarations visent à contribuer à la raison publique et à la justification, par exemple sous la forme de critiques à l’égard des élites ou de l’interprétation dominante des faits scientifiques. La mesure dans laquelle ces formes de critique populiste constituent des interventions manipulatrices, voire des violations des procédures d’échange équitable d’arguments, peut à son tour être diagnostiquée et, si nécessaire, sanctionnée par l’engagement d’un public critique et la surveillance des médias et des journalistes.
De même, nous manquons d’imagination pour concevoir une société sans sphère publique. La société moderne dépend de la sphère publique, et même si garantir son existence est un défi permanent et que son fonctionnement est toujours perfectible, il n’existe aucune alternative à cette fragile constellation. Néanmoins, la complexité et donc la fragilité de la sphère publique ont atteint un niveau alarmant, ce qui a créé des incertitudes et des tensions considérables dans le contexte actuel de numérisation et de transnationalisation des médias.48 Habermas lui-même semble plutôt méfiant à l’égard de la sphère publique numérique. Dans sa déclaration de 2009, il se joignait déjà au chœur des cyberpessimistes et soulignait les risques d’une dispersion de l’attention et d’une fragmentation du « grand public », où les débats restaient centrés sur les mêmes questions pertinentes.49 Selon lui, Internet a principalement un effet centrifuge et ne parvient pas à synthétiser l’opinion publique. Ce scepticisme s’exprimait déjà avant l’avènement des réseaux sociaux, avant que Facebook, Twitter et autres ne bouleversent la communication politique et la démocratie. Au vu des changements spectaculaires qu’a connus la communication en ligne au cours de la dernière décennie, les derniers espoirs que les médias dits interactifs puissent également soutenir la délibération démocratique se sont évaporés.50 L’intuition initiale de Habermas est confirmée par des analyses empiriques de la communication politique en ligne. Les opinions personnelles s’échangent à une vitesse vertigineuse dans les espaces d’information numériques, mais souvent sans se regrouper ni se condenser en opinion publique. On parle beaucoup, mais on comprend encore moins. Outre cette centrifugation de la sphère publique via la communication dans des réseaux sans limites spatiales51, le développement des réseaux sociaux en tant que principal média de masse de notre époque a également révélé un potentiel de focalisation de l’attention et de mobilisation de masse que Habermas n’avait pas prévu. Les réseaux sociaux peuvent en effet être utilisés par des forces politiques pour mener des campagnes ciblées ayant un impact très transformateur sur l’orientation de la politique démocratique, comme l’illustre le référendum sur le Brexit52.
Dans le sillage de la transformation des mondes médiatiques numériques et mondialisés, le discours de la sphère publique enregistre un glissement de la « critique » vers la « crise », qui remet radicalement en question les conditions fonctionnelles de la sphère publique démocratique et annonce un bouleversement social vers des ordres post-démocratiques. On oublie cependant souvent que la « crise » elle-même ne peut être interprétée et vécue de manière significative qu’à travers les débats publics et les mobilisations qu’elle a déclenchés. Ces débats doivent toujours être compris comme une recherche de réponses collectives, afin de tester les possibilités de réforme, de correction ou de renouveau. La sphère publique et ses revendications normatives de validité pourraient ainsi se révéler résilientes, précisément en temps de crise. La recherche sur la sphère publique ne se limite pas à diagnostiquer et à critiquer les promesses non tenues de la démocratie, de l’égalité et de la liberté face à la domination53. Ma thèse, qui découle des considérations précédentes sur la dynamique constitutive de la société dans la sphère publique politique, est que ces conflits sur les conditions de la démocratie à l’ère numérique et mondiale ne peuvent être compris qu’en partant du principe que le modèle normatif de la sphère publique moderne est toujours valable et applicable. En ce sens, la société moderne persiste dans notre présent « en crise » et se perpétue dans la manière dont elle aborde le numérique afin de réfléchir de manière critique à ses contradictions et insuffisances inhérentes. Selon ces considérations, le diagnostic de la crise de la sphère publique reste toujours lié à la critique et est vécu comme tel, non seulement par les experts en recherche sur la sphère publique, mais aussi par les personnes impliquées dans le processus de communication elles-mêmes. Ces expériences de la crise de la sphère publique peuvent certainement être étudiées de manière empirique, par exemple dans des études sur l’utilisation des médias ou sur la perte de confiance dans les médias et les institutions et procédures démocratiques.54 Cependant, ce qui est essentiel pour mon argumentation, c’est que ces expériences deviennent à nouveau un moteur de la critique publique, soulevant sans cesse de nouvelles revendications de validité normative, par exemple dans le programme de réforme des infrastructures médiatiques, dans le débat sur la véracité des informations ou dans les mesures visant à améliorer la qualité discursive des débats sur les réseaux sociaux. En transformant le diagnostic de la crise de la sphère publique en critique, le modèle normatif de la sphère publique moderne est en même temps renouvelé, traduit en programmes politiques et appliqué aux défis de la transformation numérique de la société.
Dans ce contexte, un programme de recherche sociologique sur la sphère publique consisterait à observer comment les sociétés passent d’un mode routinier à un mode de crise, en affrontant de manière critique les défis de la transnationalisation et de la numérisation, et comment le discours sur la « crise de la sphère publique » déclenche à son tour une résonance publique et se traduit par des mobilisations sociales. Le diagnostic d’une disruption dystopique des médias ne gagne en pertinence qu’en le reliant à l’utopie de la sphère publique démocratique qui continue d’inspirer le discours critique. Il ne s’agit pas ici de réhabiliter le modèle habermasien de la sphère publique, mais simplement d’indiquer que son modèle normatif reste valable pour l’auto-évaluation critique de la société transnationale et numérique quant à ses propres lacunes et son potentiel. La dystopie (le diagnostic de la présence déficiente) et l’utopie (le pronostic des futurs possibles) restent étroitement liées dans la société transnationale et numérique émergente qui teste son propre horizon de possibilités et de limites pour la constitution d’un ordre légitime.
Notes