Quand Twitter bloque Trump : Le paradoxe, l’ambivalence et la dialectique des publics numérisés

Original : When Twitter blocked Trump: The paradox, ambivalence and dialectic of digitalized publics. Un article dans le numéro spécial, Structural Transformation of the Public Sphere, de la revue Philosophy & Social Criticism par Martin Seeliger et Markus Baum.

Résumé

Dans notre texte, nous suivons les traces d’un (1) paradoxe, (2) d’une ambivalence et (3) d’une dialectique qui constituent les sphères publiques numérisées et discutons des tensions qui en résultent dans une perspective éthique du discours et politico-théorique en prenant comme exemple le blocage du compte Twitter de Donald J. Trump. Partant de là, nous déterminons les conditions de constitution de la sphère publique numérique et situons la dynamique de son développement dans la tension dialectique entre privé et public : le fait que les deux autres relations d’autonomie et d’hétéronomie, d’intensification et de polarisation, atteignent un tel paroxysme repose sur une socialisation insuffisante de tous les moyens de production qui produisent la sphère publique numérique actuelle. À partir de l’exemple du compte Twitter récemment suspendu de Donald J. Trump et dans la perspective de l’éthique discursive de Habermas, nous illustrons dans quelle mesure les publications en partie racistes et complotistes de Trump violent les normes de l’éthique discursive et sont également très problématiques sur le plan politique ; toutefois, l’exclusion d’une partie de la sphère publique numérique n’est certainement pas un acte qui devrait incomber à une entreprise privée. Nous en concluons que le potentiel normatif des sphères publiques numériques ne peut être que vol.

Mots-clés

numérisation, théorie critique, Habermas, transformation structurelle de la sphère publique, Trump


1. Introduction

D’un point de vue libéral, le fait que Donald Trump soit devenu président des États-Unis d’Amérique au XXIe siècle doit sembler étonnant. Non seulement le langage discriminatoire a caractérisé le style politique de l’ancien chef de l’État depuis la campagne électorale de 2016, mais en outre, avec ses efforts pour renationaliser l’économie et la politique d’immigration xénophobe de son administration, Trump a violé deux valeurs centrales du credo cosmopolite-libéral.

Comme le montrent les débats actuels sur les droits civiques et l’égalité, par exemple autour du mouvement Black Lives Matter et du mouvement #MeToo, la société américaine connaît des bouleversements culturels et politiques en ce début de XXIe siècle (Reckwitz 2017 ; Reckwitz 2019). Les victoires serrées de Donald Trump en 2016 et de Joe Biden en 2020 peuvent être interprétées comme l’expression des conflits sociaux qui entourent ces bouleversements. Comme l’ont illustré en janvier 2021 non seulement les images télévisées étranges d’un homme au maquillage rouge, blanc et bleu et coiffé de cornes de buffle, mais aussi les informations qui ont suivi sur une tentative de coup d’État ayant fait sept morts, ce conflit culturel – du moins du côté de l’extrême droite – s’est traduit par une brutalisation du débat politique.

Pour interpréter ces développements – c’est-à-dire l’ascension et la chute de Donald Trump dans le contexte de conflits sociaux et culturels – d’un point de vue sociologique, l’ouvrage de Jürgen Habermas, Structural Transformation of the Public Sphere, fournit un cadre approprié. Dans son ouvrage publié pour la première fois en 1962 (Habermas 1990), Habermas reconstitue, dans une perspective que l’on qualifierait aujourd’hui très probablement d’historicisme institutionnel, l’émergence et le déclin de la sphère publique bourgeoise de la fin du XVIIIe siècle au XXe siècle. L’invention de l’imprimerie a permis à un groupe relativement restreint et homogène de citoyens privés aisés d’observer les événements politiques d’une société en pleine modernisation et de les accompagner de manière critique, par exemple dans les cafés ou par correspondance. Avec l’organisation des puissants intérêts du secteur privé en partis et associations et la mise en place des médias de masse comme instance centrale de la communication sociale, la sphère publique a, selon Habermas, perdu son caractère bourgeois. Dans le changement structurel de la représentation médiatique et de l’ordre social, un public raisonnant en termes de culture se transforme d’un public défendant la culture en un public consommateur de culture, et le public subit une reféodalisation au cours de laquelle la modernité capitaliste perd les éléments structurels qui l’ont rendue possible au départ. Fondamentalement, comme nous le démontrerons ci-après, Habermas avance un argument socio-économique et politique sur le rôle du marché dans le processus de modernisation démocratique ou, pour le dire de manière plus générale, sur la relation entre capitalisme et démocratie. Grâce à l’institutionnalisation du marché mondial industriel et capitaliste, le marché n’a donc pas seulement rompu les « liens féodaux hétérogènes » (Marx et Engels 1972, 464) du système de domination prémoderne, comme Marx et Engels l’avaient prédit dans Le Manifeste communiste avec une intuition et une clairvoyance presque brillantes. C’est précisément ce même mécanisme de marché qui, à travers la formation d’intérêts privés organisés et le cadrage culturel et industriel du débat politique dans les médias de masse, influence la deuxième transformation structurelle de la sphère publique bourgeoise en une sphère publique reféodalisée.

Dans une troisième séquence, qui peut être comprise comme l’interaction de trois mégatendances de changement institutionnel – la mondialisation, la marchandisation et la numérisation de la société (voir Seeliger et Sevignani 2021) –, des paradoxes, des ambivalences et des tensions dialectiques spécifiques apparaissent désormais, selon notre thèse. À la suite de Hartmann (2002), nous concevons la numérisation en particulier comme un processus par lequel les caractéristiques contradictoires du marché, qui culminent dans la suppression de la communication publique, peuvent être reconstruites de manière particulièrement vivante. Après avoir décrit la numérisation (section 2) et son importance pour la construction sociale de la sphère publique politique (section 3), nous discutons ces contradictions à l’aide de l’exemple du blocage du compte Twitter de Donald Trump (section 4). Notre conclusion résume les résultats en vue des questions qui en découlent.

2. L’infrastructure de la numérisation et sa fonction sociale

Le terme « numérisation » vient des technologies de l’information, où il désigne la transformation de données analogiques en formats numériques. Cependant, selon une thèse courante, les relations mondiales, sociales et individuelles sont également de plus en plus numérisées. Le concept de numérisation est devenu un terme clé dans les sciences sociales, en particulier depuis les années 2010 (Passig et Scholz 2015, 75). C’est pourquoi nous allons expliquer ci-après le concept de numérisation, qui permet de nommer les caractéristiques structurelles du processus de transformation en question.

En raison de l’influence considérable qu’ont acquise les technologies de communication et d’information numériques au cours du dernier quart du XXe siècle, celles-ci peuvent être considérées comme les secteurs phares de la numérisation (Schiller 2000). La généralisation des connexions Internet depuis le début du dernier millénaire, mais surtout l’expansion des connexions à haut débit et l’implantation du smartphone comme technologie de communication centrale depuis les années 2010, constituent des étapes importantes dans la pénétration du numérique dans de nombreux domaines de la société. En outre, l’influence des architectures cloud, qui constituent le modèle de service dominant des infrastructures informatiques depuis 2007, ne peut être surestimée. Le couplage d’énormes unités de serveurs combinées à des systèmes logiciels distribués permet de mettre des plateformes et des applications à la disposition d’un nombre d’utilisateurs en croissance extrêmement rapide, sans toutefois prescrire une utilisation régulière (Boes et Kämpf 2020, 147).

Dans le même temps, l’essor de l’internet depuis les années 1990, l’institutionnalisation concomitante de l’économie des plateformes et l’utilisation intensive des réseaux sociaux (en particulier) depuis les années 2010 ne peuvent être compris uniquement comme des conditions propices à la production permanente de quantités exorbitantes de données. En outre, Internet est devenu le lieu central où se génère la sphère publique, dans la mesure où il fournit une quantité presque ingérable d’informations accessibles indépendamment du temps et du lieu. Ainsi, Internet est plus qu’un simple système d’information servant à transmettre et à matérialiser des connaissances ; il doit être compris comme un espace d’information ouvert dans lequel la société se reproduit (Boes et Kämpf 2020, 143). Dans ce contexte, les réseaux sociaux jouent actuellement un rôle difficilement surestimable dans la constitution de la sphère publique numérique. En tant que « socialité techniquement étendue » (Dolata 2017), ils présentent « des éléments structurels de définition de règles, d’orientation vers l’action et de formation de l’opinion » (Dolata 2017, 273) sous la forme de diverses possibilités de rétroaction. Depuis Snapchat, Instagram et Facebook en particulier, mais aussi YouTube ou d’autres services de streaming (pour les podcasts, etc.), les jeunes générations utilisent intensivement ces réseaux pour obtenir des informations et des connaissances (Müller-Brehm, Otto et Puntschuh 2020), ils représentent en particulier des « espaces sociaux [dans lesquels] les utilisateurs s’installent, établissent des modèles de recherche, de communication et de consommation spécifiques et développent des routines comportementales et d’utilisation reproductibles » (Dolata 2015, 511).

L’utilisation intensive d’Internet génère une quantité considérable de données. Outre l’infrastructure technologique, ces données constituent un autre élément fondamental du processus de numérisation, un élément dont l’agrégation constante conduit à des volumes de données considérables. Lorsque ces données deviennent extrêmement diverses, abondantes et en même temps non structurées et actualisables en permanence, de sorte qu’elles ne peuvent plus être traitées à l’aide des méthodes statistiques établies, on parle alors de Big Data. Dans les sociétés numérisées, le Big Data n’est pas seulement alimenté par les statistiques habituelles, mais aussi par l’utilisation d’appareils numériques, dont certains communiquent entre eux (Internet des objets), par les services et plateformes en ligne correspondants et par les pratiques d’auto-mesure à l’aide d’appareils portables intelligents. En outre, des assistants personnels intelligents tels qu’Alexa d’Amazon, Home de Google ou HomePod d’Apple fournissent des données sur les habitudes et les intérêts des utilisateurs à de grandes entreprises. Les différents systèmes sont également capables de communiquer entre eux dans une structure de type Internet et génèrent ainsi des informations sur leur environnement sous forme de données.

Dans les sociétés numérisées, contrairement aux sociétés non numérisées, les données ainsi générées constituent des auto-observations et des auto-descriptions sociales. Grâce à ces données, le social peut être saisi sous forme binaire, c’est-à-dire sous une forme qui réduit la complexité, peut être archivée, mise en réseau et combinée à plusieurs reprises (Baecker 2018 ; Nassehi 2019). En ce sens, la numérisation sert à saisir différents domaines sociaux, tels que la politique, le monde du travail, l’économie ou la science (et ses objets), sous forme de données numériques, à mettre en réseau des ensembles de données hétérogènes, à générer des mégadonnées et à les évaluer à l’aide d’algorithmes (Borgwardt 2018 ; Prietl et Houben 2018 ; Reichert 2014 ; Süssenguth 2015). L’objectif de cette approche est de déchiffrer des mécanismes et des fonctions secrets, puis de cartographier des modèles de comportement, d’établir des diagnostics, de prédire le comportement électoral, d’optimiser les processus de production, de développer des stratégies marketing et d’adapter la publicité ou le contenu à chaque individu. Ce processus englobe donc non seulement un (sous-)système social (selon Baecker 2018 ; Nassehi 2019), mais la société dans son ensemble (selon Lindemann 2020, 307).

Sur cette base, le cœur de ce processus peut être compris comme une nouvelle façon de générer la réalité sociale : les données numériques génèrent des descriptions de la société sous forme d’ordres sociaux et, à partir de ces descriptions, produisent des attentes sociales ainsi que des perspectives de décision et d’action. Elles s’intègrent ainsi dans les réalités sociales et s’interconnectent avec les processus sociaux, « de sorte que ces réalités subissent une transformation fondamentale » (Häußling et al. 2017, 2). Dans la mesure où les résultats produits par les opérations informatiques algorithmiques peuvent être compris comme faisant partie du savoir culturel, ils contribuent également à constituer la réalité sociale et acquièrent ainsi le pouvoir de générer des obligations dans la manière de la traiter (Barlösius 2001, 183). La numérisation ne signifie donc pas seulement une augmentation constante du volume des données sociales, mais aussi un changement qualitatif dans les processus constitutifs de la réalité sociale. Dans cette perspective, le Big Data et les algorithmes doivent être compris comme des techniques analytiques et des possibilités technologiques permettant de générer, d’interpréter et de modéliser certaines réalités sociales (Bächle 2016, 17, 120-134 ; Boyd et Crawford 2013, 188f. ; Lanier 2015). Dans la mesure où les sociétés numériques (contrairement aux sociétés non numériques) utilisent de manière constitutive les technologies numériques à des fins d’auto-observation et d’autodescription, la notion de sphère publique se transforme également dans un sens quantitatif et qualitatif. Dans les sociétés européennes, nord-américaines ou est-asiatiques en particulier, les technologies numériques doivent être comprises comme un élément constitutif de la sphère publique.

3. La sphère publique numérisée

Dans les sociétés démocratiques, la sphère publique sert à définir et à ordonner les problèmes collectifs en fonction de leur pertinence et de leur solvabilité perçues. En tant que lien entre le parlement et la bureaucratie administrative d’une part, et la société civile d’autre part, la sphère publique s’est historiquement constituée à travers le marché. Cette signification ambivalente du marché pour la modernité démocratique est également au cœur de l’argumentation de Jürgen Habermas sur la transformation structurelle de la sphère publique. Après que le système des journaux gratuits eut permis l’émergence d’une sphère publique bourgeoise aux XVIIIe et XIXe siècles, l’organisation politique des intérêts privés dans le capitalisme industriel et fordiste et leur médiation par les médias commerciaux de masse ont conduit à une reféodalisation de la sphère publique démocratique. Avec la numérisation, la sphère publique subit une nouvelle transformation. Selon Thiel (2020, 3), trois aspects des modèles numériques de communication « many-to-many » sont ici d’une importance capitale. Premièrement, la portée communicative des plateformes Internet ouvre de nouvelles possibilités de coordination collective à longue distance. Deuxièmement, les plateformes largement non réglementées ouvrent un espace à de nouveaux formats et donc aussi à « des stratégies d’autopromotion entièrement nouvelles pour les anonymes de la politique » (Manow 2020, 112). Et troisièmement, leur position centrale dans le processus de communication publique conditionne en fin de compte l’attribution du pouvoir politique aux plateformes, qui font désormais office de gardiens. Dans ce qui suit, nous allons explorer les éléments structurels des sphères publiques numériques qui peuvent être résumés en termes de théorie sociale par les notions de paradoxe, d’ambivalence et de dialectique, afin d’ouvrir une discussion critique sur le blocage du compte Twitter de Donald Trump.

3.1. Le paradoxe de la sphère publique numérisée : augmentation et polarisation

Par paradoxe, nous entendons une structure spécifiquement contradictoire. Cette structure n’est toutefois pas paradoxale, car elle peut être jugée différemment, parce qu’elle fait obstacle au développement des potentiels qui lui sont inhérents ou parce qu’elle recèle des intérêts divergents. Le concept de paradoxe que nous utilisons ici est plus précis et plus tranchant. Nous entendons par paradoxe le fait que le contraire d’une intention poursuivie se produit. En ce qui concerne les médias numériques, nous pouvons tout d’abord constater qu’ils offrent la possibilité de multiplier les canaux d’information grâce à leurs faibles barrières. Alors que dans les médias traditionnels (de masse), les processus et les normes éditoriaux déterminent qui est autorisé à publier quel contenu, ces barrières sont pour la plupart absentes. Toute personne disposant d’un accès à Internet et d’un compte est techniquement capable non seulement d’accéder à un large éventail de contenus, mais aussi de les partager ou même de les produire elle-même. De petites contributions textuelles côtoient ici des formats plus élaborés. La vidéo web « Die Zerstörung der CDU » (« La destruction de la CDU ») publiée sur YouTube par le youtubeur Rezo en mai 2019 a jusqu’à présent atteint environ 18 millions de personnes grâce à ces conditions préalables, un chiffre environ trois à cinq fois supérieur à la moyenne quotidienne des téléspectateurs de l’ARD Tagesthemen, le principal journal télévisé de la télévision publique. Depuis que les technologies numériques et les réseaux sociaux ont élargi les possibilités d’expression de tous ceux qui étaient auparavant exclus des médias traditionnels, on observe déjà une expansion considérable de la sphère publique. Parallèlement, les offres du Web 2.0, axées sur la participation, sont (pour la plupart) accessibles dans le monde entier et transcendent les contextes régionaux et nationaux dans lesquels opèrent généralement les stations de radio ou de télévision et les quotidiens et hebdomadaires. Certes, ces derniers sont disponibles en marge du contexte, dans les bibliothèques, dans des magasins spécialisés ou au moyen de dispositifs de réception appropriés, mais là encore, les réseaux sociaux présentent un obstacle moindre, car ils sont utilisables depuis chez soi en quelques clics et comblent sans effort les distances géographiques. Cette facette de la numérisation de la sphère publique remonte sans aucun doute aux intentions des entreprises technologiques d’avant-garde. Les slogans « Don’t be evil » (Ne soyez pas malveillant) ou « Do the right thing » (Faites ce qui est juste) (Google), « Making the world more open and connected » (Rendre le monde plus ouvert et connecté) ou « Give people the power to build community and bring the world closer together » (Donner aux gens le pouvoir de créer des communautés et de rapprocher le monde) (Facebook) sont l’expression de leur conviction philanthropique de façonner le monde de manière plus écologique et plus sociale grâce à l’utilisation des technologies numériques.

Cependant, ce processus initialement positif présente également des inconvénients. Les stratégies de communication politique, par exemple, sont spécifiquement axées sur la désinformation. Les services secrets opérant à l’étranger et les campagnes lancées dans ce cadre existaient certes avant la numérisation de la sphère publique. Mais l’ampleur actuelle des fake news ou des bots sociaux1 augmente considérablement la désinformation et est même citée comme l’une des raisons de la victoire électorale de Donald Trump lors de la campagne présidentielle américaine de 2015/16 (Bradshaw et Howard, 2019 ; Nosthoff et Maschewski, 2017). Les fondements d’une telle stratégie efficace apparaissent clairement lorsque l’on examine les conditions informatiques des réseaux sociaux. Ceux-ci sont fondamentalement conçus pour personnaliser les contenus. Les intérêts et préférences de chacun, sa localisation et les termes de recherche précédemment utilisés doivent servir de base pour hiérarchiser les textes, images, vidéos, etc. fournis par d’autres et qui s’affichent. Le fait d’aimer les photos de vacances au Canada et de publier ses propres photos de voyage génère une tendance à afficher principalement les randonnées en forêt mises en scène par des amis, des publicités pour des magazines sur la nature et des informations sur le changement climatique. Ces priorités sont automatisées. Les réactions et les contenus fournis sont traités comme des données par des algorithmes qui, compte tenu de la quantité de contributions, agissent nécessairement de manière à trier et à évaluer. Contrairement aux médias de masse traditionnels, dans lesquels des équipes éditoriales trient et contextualisent les informations en fonction de leur pertinence et sont tenues d’agir conformément au code de la presse, les normes des algorithmes sont inconnues (Müller-Brehm, Otto et Puntschuh, 2020, 11). Ce qui est certain, cependant, c’est que les publications prioritaires sont celles qui reflètent le comportement de l’utilisateur sur les réseaux sociaux et qui sont le plus souvent cliquées. Le double système des ordinateurs s’accommode de la logique binaire des clics et des likes.

Paradoxalement, l’expansion de la sphère publique, que les différentes entreprises technologiques ont autrefois initiée dans le but d’améliorer le monde, entraîne ainsi une polarisation accrue de la sphère publique. L’infrastructure technologique étant utilisée comme un moyen de poursuivre ses propres objectifs philanthropiques, c’est le contraire de l’intention initiale qui est atteint.

3.2. L’ambivalence des sphères publiques numériques : autonomes et hétéronome

Une autre facette de la numérisation de la sphère publique peut être décrite comme son ambivalence. Nous entendons par là une hésitation et/ou une incertitude en raison de laquelle un fait, un processus ou un événement peut faire l’objet d’évaluations divergentes (positives et négatives, belles et laides, etc.) en même temps. De plus, les aspects, moments ou éléments ambivalents ne peuvent être séparés les uns des autres, de sorte que les actions produisant une ambiguïté doivent être comprises comme violentes, car le phénomène ou autre constitué par l’ambivalence est détruit par sa résolution (Bauman, 2005, 11-14).

L’ambivalence dont il est question ici apparaît clairement dans le contexte où les technologies numériques sont utilisées dans les régimes d’accumulation postfordistes pour générer une multitude d’informations sur les souhaits secrets des clients potentiels ainsi que sur l’efficacité et l’efficience non seulement des processus de travail (post-)industriels, mais aussi de l’enseignement universitaire, de l’administration publique, des services publics en général, et des besoins et capacités individuels (Baum, 2021). Du côté des utilisateurs, l’intérêt d’accéder à certaines facettes de soi-même grâce aux technologies numériques prédomine. Les appareils portables enregistrent diverses activités et sont ainsi utilisés comme un moyen d’optimiser ses propres performances (Schaupp, 2016). Grâce à ces pratiques d’auto-éducation, l’individu devient un « moi quantifié ». Compte tenu de cette imbrication entre autocontrôle et contrôle externe, la numérisation peut être comprise comme un processus de mise à disposition collective d’informations sur des domaines auparavant fermés au public (du moins potentiellement). Certes, cette forme de sphère publique est très éloignée de la diffusion élaborée d’informations et de connaissances par les institutions médiatiques publiques – ce n’est pas le sujet. Les technologies numériques produisent plutôt une sphère publique correspondante dans la mesure où les utilisateurs fournissent volontairement des informations sur leurs itinéraires de jogging suivis par GPS ou les lieux de vacances qu’ils ont visités sur leurs profils de réseaux sociaux, entre autres pour accroître la visibilité de soi et de son propre statut (Reckwitz, 2017, chap. V).

D’autre part – et c’est un aspect plus important de notre discussion –, les utilisateurs peuvent exprimer de manière indépendante leurs revendications normatives et leurs intérêts via les réseaux sociaux sans être limités par des processus éditoriaux. Avec un sens aigu des tendances, des hashtags et des formulations (percutantes), ils peuvent atteindre une audience considérable et ainsi se politiser, dans la mesure où ils passent du statut de destinataires à celui de transmetteurs de contenus politiques. Au lieu d’être des individus passifs, ils sont désormais des acteurs de la sphère publique qui argumentent et militent en faveur d’une transformation spécifique de la société. Il est donc tout à fait plausible d’attribuer une facette autonome à la sphère publique numérisée, puisque les acteurs (veulent) utiliser le potentiel (au moins inhérent) d’autodétermination. Dans le même temps, l’espace utilisé à cette fin renvoie à des aspects hétéronomes, car ce sont en fin de compte les entreprises technologiques privées qui décident comment et à qui il est mis à disposition (nous y reviendrons dans le chapitre suivant). La sphère publique numérique présente donc un caractère ambivalent dans le sens où l’autonomie et l’hétéronomie y sont intrinsèquement liées : l’intérêt personnel authentique pour l’auto-éducation et une vie selon ses propres règles est contrebalancé par le contrôle externe exercé par d’autres. Cette tension entre exigences normatives et intérêts stratégiques ne peut être résolue, car l’autodescription (des sociétés numériques et) de soi ainsi que la subjectivation politique ne sont plus possibles lorsque la technologie numérique n’est plus disponible.

3.3. La dialectique de la sphère publique numérisée : public et privé

La dialectique ne peut être réduite à une méthode de pensée ou à une (anti-)logique spécifique. Il s’agit d’une tension entre des forces conflictuelles inhérentes à la société, qui est retracée de manière réflexive. Cette tension entre deux moments opposés qui s’opposent dans une relation est en même temps identifiée comme le moteur d’une dynamique de développement, à l’issue de laquelle les deux moments se transforment en leur contraire (Adorno, 2003, 13-66 ; Adorno, 2007, 9-24). La dialectique à exploiter ici peut être mise en évidence si l’on considère la sphère publique comme faisant partie du capitalisme contemporain. Dans le débat scientifique, il est souligné que ce sont surtout les entreprises mondiales des technologies de l’information et de la communication et l’économie des plateformes qui se trouvent au sommet des chaînes de valeur (Staab, 2019). L’espace informationnel numérique est en train de devenir le fondement du capitalisme contemporain. Outre les entreprises bien connues opérant en Allemagne, telles qu’Amazon, Google, Facebook et Twitter, il convient également de mentionner Baidu, Alibaba et Tencent comme acteurs dominants sur le marché international du matériel et des logiciels ainsi que sur le marché des plateformes. Les réseaux sociaux et les données acquises via ceux-ci et les technologies numériques intelligentes sont donc détenus par des entreprises privées qui ne gardent pas le silence sur les algorithmes sous-jacents. Au contraire, les intérêts d’exploitation des principaux fournisseurs de systèmes d’information continuent de façonner leur infrastructure technologique et leurs stratégies de construction de fermes de serveurs, de plateformes et de logiciels (Ziegler, 2020). Cela signifie en retour que le capitalisme numérique n’est pas complètement détaché de l’industrie, qui est le fournisseur du matériel informatique : le développement industriel permet uniquement la conception efficace du matériel utilisé par les entreprises technologiques, tandis que les données génèrent les profits (Boes et Kämpf, 2020, 149f.).

Cette relation de propriété et la connaissance exclusive des mécanismes de polarisation donnent lieu à la dialectique du privé et du public déjà évoquée par Habermas à propos de la sphère publique bourgeoise, qui imprègne la sphère publique elle-même et détermine son évolution. D’une part, non seulement des rédacteurs professionnels, mais aussi une multitude de citoyens participent à la fourniture d’informations et de connaissances, y compris, bien sûr, d’informations triviales ou grossières. Grâce à l’utilisation des technologies numériques, la sphère publique s’élargit progressivement, de sorte que de plus en plus de données sont générées en même temps. D’autre part, il existe des entreprises internationales qui peuvent augmenter leurs profits précisément grâce à ce processus, dans la mesure où les données sont leur propriété : avec l’expansion de la sphère publique, une concentration du pouvoir économique est simultanément favorisée, jusqu’à ce qu’une poignée d’entreprises façonnent la sphère publique numérique à tous les niveaux. En raison de leur statut d’élément constitutif de la sphère publique numérique, elles ont même le droit d’en exclure des personnes, de sorte que la sphère publique numérique devient dangereusement biaisée en termes de théorie démocratique. L’ancienne utopie d’un Internet indépendant et libre de tout pouvoir (Barlow, 1996) semble être un rêve oublié depuis longtemps, compte tenu d’un Internet entièrement légué, marchandisé et stratifié (Buchstein, 1997, 249f. ; Jacob et Thomas, 2014).

On pourrait avoir l’impression que nous ne faisons que reproduire l’histoire du déclin de la sphère publique bourgeoise, que Habermas lui-même a déjà admis de manière autocritique. Mais la référence à une prétendue histoire de déclin n’est pas en soi un argument contre notre analyse, surtout si celle-ci est étayée par des données empiriques et si nous concluons en esquissant une perspective sur la manière dont les potentiels démocratiques des sphères publiques numériques peuvent être appropriés. Nous discuterons toutefois tout d’abord du blocage du compte Twitter de Donald Trump, car les contradictions problématisées ici peuvent être illustrées de manière particulièrement frappante.

4. Trump et Twitter

Au cours de sa présidence, Donald Trump a abordé des problèmes politiques urgents tels que la mondialisation économique, l’approche de la société à l’égard de la diversité et la menace socio-écologique posée par le changement climatique. Dans une société de plus en plus marquée par des divisions sociales d’ordre économique (Piketty, 2014) et culturel (Reckwitz, 2017 ; Reckwitz, 2019), il a proposé à ses électeurs de s’identifier à lui « pour se sentir à la fois de bons Américains moraux et supérieurs à ceux qu’ils considéraient comme « autres » ou inférieurs à eux » (Hochschild, 2017, 227). Le style politique populiste de Trump a servi un quatrième thème saillant : le manque de crédibilité des médias de masse en tant que médiateurs et reflets d’une société fonctionnellement différenciée.

Trump a complété sa critique des reportages des médias traditionnels, qu’il qualifie de « fake news » (même pendant la campagne électorale), par des apparitions médiatiques ponctuées de déclarations polémiques et discriminatoires. La liste des transgressions est longue et peut être illustrée par son imitation d’un journaliste handicapé du New York Times, sa qualification du chef de l’État nord-coréen Kim Jong Un de « petit homme aux roquettes », la relativisation du terrorisme d’extrême droite (« Il y a des gens très bien des deux côtés ») ou la redéfinition du Covid-19 en « virus chinois » ou « grippe kung ».

Les références souvent implicites à des théories du complot qui mettent l’accent sur l’infiltration ciblée du peuple américain ou même la dépravation morale d’une grande partie de l’élite politique (mot-clé : Pizza Gate) (Butter, 2020, 13) contribuent à brouiller davantage la vision qu’a le public du spectre politique. Dans ce contexte, Silke van Dyk (van Dyk, 2017, 354) interprète la mise en scène de Trump comme un « mécanisme de subversion politique qui invoque le principe démocratique de la liberté d’expression pour invalider les principes antérieurs de vérité afin de saper une opinion publique principalement fondée sur la science et l’expertise au profit de vérités « ressenties » ou « entendues ».

Le service d’information Twitter joue un rôle clé dans ce complexe de légitimation discursive. Avec environ 350 millions d’utilisateurs actifs, Twitter offre une plateforme de diffusion d’informations à l’échelle internationale. Avec 88 millions d’abonnés, Donald Trump contrôlait l’un des comptes les plus populaires. Dès le début, un aspect central de la politique d’entreprise de Twitter a été d’accorder moins d’importance au contenu des informations communiquées qu’à la garantie de l’échange d’informations. Au fil des ans, Trump et Twitter ont largement profité de cette orientation. En novembre 2016, par exemple, le président alors encore élu a qualifié la plateforme de « forme moderne de communication » et de « rien […] dont il faille avoir honte », avant de déclarer qu’en tant que personnalité publique, il s’abstiendrait de publier des messages polémiques (Thöne, 2016).

Afin de concilier le style de communication trompeur du président avec les labels de la plateforme, Twitter avait déjà eu recours à diverses mesures diplomatiques par le passé et avait décidé en janvier 2018 de ne pas bloquer les messages des chefs d’État, même s’ils étaient controversés. L’entreprise a confirmé sa ligne en octobre 2019 en demandant à ses modérateurs de juger les messages des chefs d’État principalement en fonction de leur langage. Pour contrer les fausses déclarations de Trump, qui faisaient également l’objet de critiques de plus en plus vives de la part de l’opinion publique, l’« équipe d’intégrité » de Twitter a développé l’outil « Pre-Bunk » à l’approche de l’élection présidentielle de 2020. Cet outil servait à signaler automatiquement les informations identifiées comme étant de fausses déclarations.

Après avoir perdu les élections en novembre avec 74,2 millions de voix contre 81,3 millions pour le démocrate Joe Biden, le président sortant n’a cessé de répandre des rumeurs sur une prétendue fraude électorale. Le 6 janvier, plus de dix mille participants à la « Marche pour sauver l’Amérique » se sont rassemblés devant le Capitole pour exprimer leur mécontentement face aux résultats électoraux, qu’ils soupçonnaient d’avoir été manipulés. Incité par la propagation continue de théories du complot, un groupe de partisans militants de Trump a pris d’assaut le siège du Parlement américain. Sept des quelque 800 militants ont été abattus par les forces de sécurité lors de cette tentative de coup d’État.

À l’approche de l’assaut du bâtiment, Trump s’était adressé à plusieurs reprises au public via son compte Twitter pour dénoncer une fraude électorale présumée. Il est évident que ses critiques virulentes à l’égard d’une volonté (non) démocratique ont largement contribué à mobiliser les protestataires. Une fois la situation rétablie, Twitter (et avec lui d’autres plateformes telles que Facebook ou Instagram) a bloqué l’accès du président sortant, notamment en raison des craintes de nouvelles émeutes lors de l’investiture de Joe Biden, prévue les 17 et 20 janvier.

Pour les nombreux partisans de Trump, le blocage de son compte est probablement un signe supplémentaire de la domination politique d’une élite libérale. À l’inverse, peu après l’assaut du Capitole, Mark Zuckerberg a souligné la nécessité de bloquer la présence de Trump sur la plateforme : « Les événements choquants de ces dernières 12 heures ont clairement démontré que le président Donald Trump a l’intention d’utiliser le temps qui lui reste au pouvoir pour saper le transfert pacifique et légitime du pouvoir à son successeur désigné, Joe Biden » (Otto, 2021).

Au moins en ce qui concerne la dimension économique du blocage, l’évaluation des capitalistes technologiques devrait être plus nuancée : selon Spiegel-Online, Twitter estime à dix à douze millions le nombre d’utilisateurs perdus à la suite de cette interdiction, et les actions de Twitter ont perdu 12 % de leur valeur boursière le lundi suivant l’assaut du Capitole, soit le 11 janvier 2021 (cf. Böhm, 2021). Dans le même temps, selon le revers de la médaille, l’exclusion de Trump pourrait également renforcer l’attractivité de la plateforme pour les annonceurs.

C’est l’orientation vers le profit qui confère un rôle fonctionnel véritablement ambivalent au fonctionnement des plateformes privées en tant qu’éléments centraux de la sphère publique politique dans le capitalisme numérique. En raison de leur forte position sur le marché, les entreprises technologiques leaders aux États-Unis sont critiquées depuis des années par la Commission fédérale du commerce. La question de savoir dans quelle mesure les dirigeants des entreprises technologiques devraient avoir un pouvoir sur la communication politique des communautés démocratiques touche au problème fondamental du rôle du marché pour la démocratie et d’une sphère publique constituée par la tension dialectique entre le privé et le public, comme l’a élaboré Habermas dans Structural Transformation of the Public Sphere.

L’exemple du blocage du compte Twitter de Trump peut être interprété à la lumière des trois moments contradictoires de la sphère publique numérique mis en évidence dans la partie théorique : si l’ancien président a pu séduire un nombre croissant d’électeurs en élargissant sa portée communicative grâce à Twitter, il a également contribué à l’aggravation des divisions sociales (paradoxe). L’ambivalence de la communication numérique est visible dans la chronologie des événements : alors que Trump – autonome dans le partage de son contenu – a pu réaliser une ascension rapide et influencer de manière significative l’agenda politique, l’hétéronomie se révèle au moment du blocage. En fin de compte, c’est donc Twitter, et non Trump, qui décide de la possibilité de sa présence sur Internet. Nous soutiendrons que cela est finalement lié à la caractéristique véritablement dialectique de la numérisation. Si Trump tire profit de Twitter, Twitter tire également profit de Trump. Les deux parties ont tiré des avantages (économiques et politiques) mutuellement croissants l’une de l’autre. Au moment de la fermeture, cependant, cette tension se transforme en suprématie privatisée du capital technologique, et le processus d’augmentation des profits prend fin.

4.1. Perspectives : participation et développement technologique

Le texte précédent s’est concentré sur la transformation structurelle numérique de la sphère publique, en mettant particulièrement l’accent sur l’importance contradictoire du marché pour la construction sociale et la constitution de la sphère publique – et donc indirectement aussi pour la démocratie. Le contrôle du capital technologique sur la sphère publique numérique, comme le révèle le cas présenté du blocage du compte Twitter de Donald Trump, met en évidence la perte continue des éléments bourgeois-démocratiques de l’ordre politique dans le capitalisme numérique.

En tant qu’élément central de l’ordre démocratique, la « liberté de communication », comme le note Wihl (2020, 45), « nécessite une infrastructure sophistiquée de moralité numérique ». En conclusion, on peut affirmer qu’une condition préalable à la mise en place d’une telle structure serait un contrôle accru des plateformes telles que Twitter et de leur influence sur les modes de communication publique. Si l’idée d’une autorégulation de l’industrie technologique nous semble irréaliste dans ce contexte – voir également les points de vue internes sur la logique propre à l’industrie dans Daub (2020) –, la question qui se pose alors en termes de politique démocratique concernant d’autres instances de contrôle et leurs compétences spécifiques se pose pratiquement d’elle-même. Dans un article récent (2021), Francis Fukuyama, historien et politologue enseignant actuellement à Stanford, et ses coauteurs ont proposé la création d’une autorité à cette fin, idéalement financée par les plateformes elles-mêmes mais agissant de manière indépendante. Cette idée s’inscrit dans la « nécessité vitale de préserver la sphère publique » (Wihl, 2020, 44), qui motive également les États démocratiques à subventionner les radiodiffuseurs publics ou d’autres médias. Si l’on tient compte du fait que la conception de l’infrastructure numérique (algorithmes, droits d’utilisation et d’accès aux données, logiciels, etc.) est elle-même un problème, dans la mesure où elle relève de la responsabilité des entreprises technologiques, la proposition de Fukuyama semble peu visionnaire. Ce sont plutôt les conditions de constitution qui doivent être appropriées publiquement. Il ne peut être question de cela pour l’instant, bien au contraire (Dolata, 2015).

Toutefois, si l’on ne veut pas que le changement social et politique soit réduit à un simple phénomène dérivé du développement technologique, les moyens de production et les relations sociales dans lesquelles ils s’inscrivent doivent être compris comme l’objet des pratiques politiques. Selon notre conception dialectique, cela est nécessaire non seulement parce que les technologies numériques exercent une influence considérable sur la sphère publique. En outre, une politisation du développement technologique permet d’utiliser les potentiels de la numérisation de manière plus émancipatrice qu’aujourd’hui. Cependant, cette idée, formulée par Marx en 1859 dans « Critique de l’économie politique » (Marx et Engels, 1985, 7-160), doit être dissociée de ses fondements théoriques classiques et de l’économisme. Il ne faut pas non plus supposer que nous sommes dans une phase de conflit (final) entre deux classes, à l’issue duquel la société libérée sera réalisée ; il ne faut pas non plus comprendre la logique du droit, de la politique, de la morale et de l’art, ainsi que les revendications normatives des acteurs sociaux, comme de simples expressions d’une base matérielle. Néanmoins, « l’obsolescence du paradigme de la production » (Habermas, 1988, digression de la troisième conférence) ne doit pas occulter le fait que la relation entre les moyens de production et les relations de production exerce une influence décisive sur la constitution actuelle de la sphère publique numérique – c’est ce que nous avons tenté de prouver et de problématiser dans ce texte. En ce sens, il est possible de plaider ici – de manière plus défensive que Marx, plus offensive que les théories qui se ferment à une transformation des relations de production – en faveur d’arènes dans lesquelles la conception des technologies numériques devient l’objet d’une compréhension discursive. Car la question des critères selon lesquels les algorithmes traitent les données et celle des droits d’accès aux données ne peuvent être laissées à des décisions privées. Il convient de discuter dans quelle mesure des formes de participation (telles que des ateliers d’avenir ou des hackathons) peuvent être mises en place à différents niveaux (municipal, régional, fédéral ou même au-delà), au sein desquelles le processus de numérisation est démocratisé, dans la mesure où sa conception est remise entre les mains d’une multitude d’utilisateurs de ces technologies. Les résultats et les accords qui y sont obtenus ne doivent pas être compris comme de simples recommandations, mais comme des fondements contraignants pour les technologies numériques qui seront ensuite utilisées. Si les possibilités juridiques habituelles ne suffisent pas pour contraindre les entreprises technologiques à respecter ces principes, il convient de discuter au niveau international dans quelle mesure la propriété de moyens de production spécifiques constitue un obstacle à l’utilisation des technologies numériques dans le sens de négociations sociales. La question de savoir dans quelle mesure il existe déjà un potentiel de mise en réseau au-delà des frontières nationales peut nécessiter une réponse empirique. Cependant, l’organisation en essaim des utilisateurs de la plateforme de médias sociaux Reddit montre que même les technologies numériques elles-mêmes peuvent être utilisées pour des protestations sociales, qui peuvent exercer une influence considérable sur des fonds spéculatifs apparemment inattaquables (Brächer, Jauernig et Knödler, 2021). Pourquoi ne serait-il pas possible de rappeler aux entreprises technologiques leur rôle social par le biais de telles formes de protestation ?

Note

  1. Les robots sociaux sont des programmes informatiques qui fonctionnent automatiquement. Sur les réseaux sociaux, ils ont notamment pour fonction d’imiter les activités et les identités humaines et génèrent ainsi des opinions majoritaires grâce à des hashtags ciblés, au partage de publications ou à la publication de commentaires identiques sous un grand nombre de publications.

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