Tanja Thomas et Fabian Virchow
Traduction de Hegemonic listening and doing memory on right-wing violence: Negotiating German political culture in public spheres, publié dans le numéro spécial de Philosophy & Social Criticism sur le thème Structural Transformation of the Public Sphere.
Résumé
La première partie de ce chapitre montre que le pogrom de Rostock-Lichtenhagen en 1992 n’a pas été suffisamment considéré comme un tournant majeur dans l’histoire de la violence d’extrême droite dans l’Allemagne d’après-guerre. Ce pogrom a entraîné des restrictions historiques du droit d’asile, qui ont finalement abouti à une modification de la Constitution allemande. Nous proposons de prendre Rostock-Lichtenhagen comme exemple pour expliquer que les pratiques de mémoire de la violence d’extrême droite, un processus que nous décrivons par l’expression « faire mémoire de la violence d’extrême droite », constituent un élément central de la construction du récit fondateur d’une société. Ce récit fondateur contribue à son tour à la manière dont une société se comprend elle-même. Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous soutenons tout d’abord que l’analyse des pratiques mémorielles de la violence d’extrême droite, qu’il s’agisse de reconnaître, d’oublier ou de refouler ces pratiques, permet en fait de mettre en évidence la persistance du récit fondamental en tant qu’élément central de la culture politique. Ensuite, nous voulons mettre en évidence à quoi pourraient ressembler des interventions et des changements potentiels et efficaces sur le plan public de l’histoire fondamentale. Pour ce faire, nous nous appuyons sur le modèle de démocratie de Habermas, nous utilisons les travaux de Susan Bickford sur l’écoute en tant qu’élément important de sa philosophie politique et nous nous référons à Benjamin Barber, qui affirme qu’une démocratie participative nécessite une écoute politique. En conséquence, la troisième partie de notre chapitre montre comment l’écoute peut être conceptualisée d’un point de vue supra-individuel et comment les questions critiques à l’égard des structures hégémoniques existantes peuvent donner la priorité à l’écoute (ou à l’absence d’écoute) hégémonique. Enfin, nous esquisserons des stratégies pour intervenir dans l’écoute (ou le non-écoute) hégémonique. Ces stratégies s’inscrivent dans la continuité théorique des concepts de « contre-publics » et de « publics formateurs d’opinion » et s’inspirent, entre autres, des travaux de Seyla Benhabib et Iris Marion Young, permettant ainsi la création et la mise en œuvre de pratiques de résistance consistant à « faire mémoire » face à la violence d’extrême droite.
Mots-clés
études mémorielles, violence d’extrême droite, culture politique, sphères publiques, politique de l’écoute
« Nous avons un problème fondamental dans la manière dont nous considérons les soi-disant « victimes » de la violence d’extrême droite. En les qualifiant de « victimes », un acte quelque peu raciste, nous leur retirons en fait leur capacité à agir dans notre monde. Je pense également que nous devons nous poser une question relative à l’engagement ou à la « résonance » : comment pouvons-nous créer des espaces où les personnes touchées par la violence peuvent s’engager dans la société au sens large ? Et là, une autre question se pose : à quoi ressemble un tel lieu, où les personnes touchées par la violence ne sont pas réduites à leur statut de victimes, mais font également partie du récit sociétal ? »1 Dan Thy Nguyen est un réalisateur, acteur, écrivain et chanteur germano-vietnamien. En collaboration avec Iraklis Panagiotopoulos, Dan Thy Nguyen a développé une pièce radiophonique (disponible sur la plateforme de distribution audio en ligne SoundCloud) intitulée Sonnenblumenhaus (la maison des tournesols). Dans cette pièce, des travailleurs contractuels nord-vietnamiens qui ont survécu aux violentes attaques de 1992 à Rostock-Lichtenhagen racontent leur expérience (enregistrée entre 2012 et 2014). Du 22 au 26 août 1992, les réfugiés roms vivant à Rostock dans le Zentrale Aufnahmestelle für Asylbewerber (ZASt – Centre d’accueil central pour demandeurs d’asile), également appelé « Sonnenblumenhaus », ont été régulièrement attaqués dans toute la ville ainsi que dans le centre d’accueil, puis dans le bâtiment voisin qui abritait des travailleurs contractuels vietnamiens. Au cours de ces quatre jours, des foules importantes, souvent plusieurs milliers de personnes, se sont rassemblées sur les lieux des attaques et ont applaudi les agresseurs, qui étaient entre 500 et 600 et qui ont même attaqué la police.
La première partie de ce chapitre montre que le pogrom de Rostock-Lichtenhagen n’a pas été suffisamment considéré comme un événement marquant de la violence d’extrême droite dans l’Allemagne d’après-guerre. Ce pogrom a entraîné des restrictions historiques du droit d’asile, qui ont finalement abouti à une modification de la Constitution allemande. Nous proposons de prendre l’exemple de Rostock-Lichtenhagen pour expliquer que les pratiques de mémoire de la violence d’extrême droite, un processus que nous décrivons par l’expression « faire mémoire de la violence d’extrême droite », constituent un élément central de la construction du récit fondateur d’une société ou d’une culture. Ce récit fondateur contribue à son tour à la manière dont une société se comprend elle-même. « Faire mémoire » décrit les pratiques et les rituels de mémorisation, mais aussi d’oubli. En d’autres termes, cela inclut la réinterprétation ainsi que le déni de certains souvenirs. À l’instar des sociologues Trutz von Trotha et Thomas Herz, nous plaidons pour que l’histoire fondamentale soit considérée comme une clé pour comprendre et analyser la culture politique.2 L’histoire fondamentale structure de manière fondamentale la manière dont les membres d’une société comprennent et donnent un sens à leurs réalités vécues et aux objets qu’ils rencontrent, ainsi qu’aux relations entre ces objets. Les acteurs politiques s’efforcent d’obtenir, discutent et se disputent le pouvoir d’interpréter l’histoire fondamentale qui « englobe la construction hégémonique de l’histoire d’une société et d’une culture ; l’histoire fondamentale comprend les constructions légitimantes dominantes du passé et sert ainsi de point de référence inévitable lorsque des constructions conflictuelles du passé apparaissent ».3 Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous soutenons tout d’abord que l’analyse des pratiques mémorielles de la violence d’extrême droite, qu’il s’agisse de reconnaître, d’oublier ou de refouler ces pratiques, permet en fait de mettre en évidence la persistance de l’histoire fondamentale en tant qu’élément central de la culture politique. Ensuite, nous voulons mettre en évidence à quoi pourraient ressembler des interventions et des changements potentiels et efficaces sur le plan public de l’histoire fondamentale. Afin d’évaluer les circonstances et les possibilités d’interventions autour des processus de « faire mémoire », nous nous référons aux travaux de Jürgen Habermas, en particulier à son initiation d’une vision procédurale des droits humains et à son éthique discursive des sphères publiques médiatisées. Étant donné que la revendication critique et normative de ces deux dimensions de la pensée soulève des questions épistémiques connexes4, nous élargissons le travail de Habermas en nous appuyant notamment sur les débats féministes, non seulement sur la question de savoir qui peut s’exprimer en tant qu’acteur politique, mais aussi, et surtout, sur la question de savoir qui est écouté dans les sphères publiques actuelles. À partir de ces questions, nous nous appuyons sur le modèle démocratique de Habermas, utilisons les travaux de Susan Bickford sur l’écoute comme élément important de sa philosophie politique et nous référons à Benjamin Barber, qui affirme qu’une démocratie participative nécessite une écoute politique.5 En conséquence, la troisième partie de notre chapitre montre comment l’écoute peut être conceptualisée dans une perspective supra-individuelle et comment les questions critiques à l’égard des structures hégémoniques existantes peuvent mettre l’accent sur l’écoute (ou le non-écoute) hégémonique.6 La combinaison de ces concepts théoriques et de pratiques sélectionnées de « faire mémoire » à Rostock-Lichtenhagen nous permet de reconnaître l’écoute (ou le non-écoute) hégémonique comme une composante solidement établie du récit fondateur allemand, que nous avons commencé à présenter précédemment. Comme nos exemples de pratiques mémorielles peuvent l’illustrer, l’histoire fondamentale allemagne contient et représente encore aujourd’hui un racisme structurel et institutionnalisé qui est ancré dans les règles et les routines des agences gouvernementales7 ainsi que des institutions médiatiques8, qui a dépolitisé et pathologisé la violence raciste ou l’a contenue comme sujet pédagogique9, et qui a reproduit des connaissances racistes, y compris une ignorance intrinsèque et chargée d’émotion10 parmi les politiciens, les policiers et les enquêteurs, les journalistes et la société civile en général. Enfin, nous esquisserons des stratégies pour intervenir dans l’écoute (ou le non-écoute) hégémonique. Ces stratégies s’inscrivent dans la théorie des « contre-publics » et des « publics qui forment l’opinion »¹¹ et se réfèrent, entre autres, aux travaux de Seyla Benhabib et Iris Marion Young, permettant ainsi la création et la mise en œuvre de pratiques de résistance consistant à « faire mémoire » de la violence d’extrême droite.
1. Le pogrom de Rostock et l’histoire fondamentale de l’Allemagne d’après-guerre
Les années 1991 et 1992 ont été marquées par plusieurs pogroms racistes dans des villes allemandes. L’un des plus marquants est l’attaque raciste violente et massive qui a eu lieu à Lichtenhagen, un quartier de Rostock, en plus des violences racistes subies à Mannheim et à Hoyerswerda.12 Avec les villes de Mölln et Solingen, où huit personnes ont été tuées dans des incendies criminels à caractère raciste, respectivement le 23 novembre 1992 et le 23 mai 1993, Rostock est devenue, dans les débats politiques et les discours médiatiques, en particulier dans le contexte de la commémoration des attaques racistes dans l’Allemagne contemporaine, synonyme de la vague de violence raciste qui sévit en Allemagne depuis 1991.
Depuis les guerres post-yougoslaves qui ont débuté en 1991, le nombre de personnes cherchant refuge en Allemagne a augmenté pour atteindre environ 444 000 (en 1992) en peu de temps ; cependant, les demandeurs d’asile en Allemagne à cette époque ne bénéficiaient pas d’un hébergement adéquat, tant en termes de logement que de fournitures de base. Le Zentrale Aufnahmestelle für Asylbewerber (ZASt – Centre d’accueil central pour demandeurs d’asile), situé à Rostock-Lichtenhagen, dans le Land de Mecklembourg-Poméranie occidentale, une partie de la ville connue pour ses Plattenbauten (grands immeubles en forme de tours construits à partir de panneaux de béton préfabriqués)13, ne faisait pas exception. Par exemple, des familles avec de jeunes enfants vivaient jour et nuit à l’extérieur du bâtiment ; beaucoup n’avaient même pas accès à des installations sanitaires. Bien que les élus et les autorités responsables de cette partie de Rostock aient été informés depuis des semaines des conditions épouvantables qui régnaient dans ce centre, aucune amélioration notable n’a été apportée. Dans le même temps, des sentiments et des propos anti-roms et racistes se sont manifestés ; certains groupes d’extrême droite ont même menacé de prendre les choses en main et de rétablir l’ordre, menaces qui ont été relayées par la presse locale.
À partir du 22 août 1992, une foule raciste de plusieurs centaines de personnes, soutenue par des milliers d’autres qui l’applaudissaient et l’encourageaient, a semé le chaos pendant trois jours à Lichtenhagen, commençant par lancer des pierres et des cocktails Molotov sur le bâtiment du ZASt, puis sur l’immeuble voisin où vivaient des familles vietnamiennes et sur la police. La première nuit, les demandeurs d’asile, en particulier les Roms et les familles roms, ont été expulsés ; la police a également transporté la majorité des quelque 300 travailleurs contractuels vietnamiens vers des centres d’hébergement d’urgence. Les habitants restants, accompagnés d’une équipe de télévision de la chaîne publique allemande ZDF, ont eu beaucoup de mal à se sauver du bâtiment incendié par des cocktails Molotov. La police présente sur les lieux n’est pratiquement pas intervenue lors de ces violences racistes de masse.
Quatre jours après ce pogrom, le parlement régional de Mecklembourg-Poméranie occidentale a nommé une commission d’enquête chargée de comprendre les violences racistes de masse et les tactiques opérationnelles de la police15 pendant le pogrom. La commission n’a retenu que deux responsables : le ministre de l’Intérieur du Land, Lothar Kupfer, membre de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), qui a été contraint de démissionner, et le maire de Rostock, Klaus Kilimann, membre du Parti social-démocrate (SPD), qui a fini par démissionner de lui-même. Après août 1992, le chef de la police de Rostock, Siegfried Kordus, a même été promu à la tête de l’Office régional de police criminelle (Landeskriminalamt) de Mecklembourg-Poméranie occidentale.
Après le pogrom, un grand nombre de personnes touchées par les violences collectives à Rostock-Lichtenhagen ont été expulsées vers des pays d’Europe de l’Est ou renvoyées au Vietnam. Les habitants allemands vivant dans les immeubles voisins se sont vu offrir un mois de loyer gratuit, contrairement à ceux qui ont été directement attaqués par la foule raciste et qui n’ont reçu aucune compensation, que ce soit sous forme de réduction de loyer ou de remplacement de leurs biens endommagés par la fumée et le feu. De plus, aucune compensation financière n’a été accordée pour les injustices subies. Les auteurs racistes qui ont participé au pogrom ont toutefois pu considérer leurs actes comme une victoire pour leur cause : seuls quelques-uns ont été poursuivis pour leurs actes criminels. Plus encore, cette génération Hoyerswerda16 a été témoin et se souvient de la violence raciste de masse comme d’un outil éprouvé pour se rapprocher de la « pureté nationale » (völkische Reinheit).17
Le pogrom raciste de Rostock-Lichtenhagen, ainsi que les autres pogroms, ont relancé un débat sur la politique d’asile allemande. Dès la fin des années 1980, l’Union chrétienne-démocrate et l’Union chrétienne-sociale (CDU/CSU) avaient déclaré leur intention de restreindre le droit d’asile, qui avait été inscrit dans la Constitution allemande. Dans la lettre d’information adressée aux membres du parti le 12 septembre 1991, le secrétaire général de la CDU, Volker Rühe, exhortait le parti à exercer une pression systématique et massive sur les politiciens du SPD afin qu’ils se rangent de leur côté. Leur coopération était nécessaire pour obtenir la majorité des deux tiers au Bundestag (le parlement allemand) afin de modifier l’article 16 de la Constitution allemande, qui régit le droit d’asile. Quelques semaines plus tôt, le 25 août 1991, le ministre-président de Mecklembourg-Poméranie occidentale, Bernd Seite (CDU), avait déjà cadré le débat sur le droit d’asile dans le contexte du nombre extrêmement élevé de demandeurs d’asile en Allemagne, arguant « que nous avons urgemment besoin d’un complément aux lois actuelles sur l’asile, car la population est submergée par l’afflux incontrôlé de demandeurs d’asile ».18
Après les violentes attaques de Rostock-Lichtenhagen et diverses attaques similaires qui ont suivi, le chancelier Kohl a encore exacerbé le discours sur les lois en matière d’asile : fin octobre 1992, il a brossé un tableau sombre, assimilant la situation à un état d’urgence provoqué par le grand nombre de demandeurs d’asile.19 À la lumière du pogrom de Rostock, le président du SPD, Björn Engholm, a également commencé à soutenir la modification de la loi sur l’asile dans la Constitution allemande. Le 6 décembre 1992, les représentants des partis politiques allemands CDU/CSU, SPD et FDP (Parti libéral) se sont mis d’accord sur une restriction substantielle de la loi sur l’asile. Thomas Herz a qualifié cette modification de la Constitution allemande d’acte d’oubli institutionnel.20 Ce qui semblait avoir été oublié lors de cette modification, c’est que lors de la création de la République fédérale d’Allemagne, ses institutions avaient été conçues et d’autres dispositions avaient été prises pour empêcher la répétition d’un État fasciste violent. Par exemple, afin d’affaiblir la tradition d’un état-major prussien militarisé (« Generalstab »), aucune institution de ce type n’a été créée dans l’armée allemande (Bundeswehr), et l’armée allemande a réinventé le rôle du soldat en tant que « citoyen en uniforme ». De même, le droit d’asile pour les personnes victimes de persécutions politiques a été inscrit dans la Constitution allemande, en réponse directe aux difficultés rencontrées par de nombreuses personnes persécutées par le régime nazi lorsqu’elles cherchaient asile à l’étranger.
Ces réglementations institutionnelles font partie du récit que l’Allemagne d’après-guerre se fait d’elle-même ; Trutz von Trotha comprend cette histoire fondamentale comme une construction qui inclut des interprétations hégémoniques du passé. Cette histoire fondamentale devient ainsi une référence centrale dans les controverses et les conflits sociétaux autour de la représentation et de l’évaluation du passé, mais aussi du présent et de l’avenir.21 S’appuyant sur les observations de von Trotha, Thomas Herz a repris le concept d’histoire fondamentale et l’a utilisé pour confronter l’histoire du national-socialisme et l’émergence de la violence raciste au début des années 1990.22 Il a construit l’histoire fondamentale de l’Allemagne jusqu’au début des années 1990 comme suit :
À un moment donné, le peuple allemand a été confronté aux nationaux-socialistes [NS, également appelés nazis]. Ces nazis ont créé un régime totalitaire et despotique. C’était une aberration et un État illégitime. Il y a eu une résistance contre ce régime parce que le peuple allemand avait été trompé. En réalité, les Allemands formaient une « communauté » de victimes. Cela vaut particulièrement pour les soldats. Ils se sont battus pour leur patrie et non pour les nazis. La réussite économique a permis de stabiliser le système au pouvoir, du moins jusqu’au début de la guerre. Après la guerre, le passé NS a été traité et assimilé avec succès. Les Allemands ont tiré les leçons de leur passé. Le miracle économique des années 1950 et l’État providence ont créé une société stable. L’Allemagne d’après-guerre est pluraliste et ouverte. L’extermination des Juifs d’Europe était un crime, mais l’expulsion et le déplacement des Allemands [après la guerre] étaient également des crimes. D’autres pays ont aussi des criminels de guerre. Il n’y a pas de culpabilité collective, seulement une responsabilité collective. Les Allemands ont réparé leurs torts envers le peuple juif et ont poursuivi les criminels. Les souffrances liées au passé nazi font partie du destin des Juifs, mais pas de celui des Allemands.23
Ce récit fondamental de l’Allemagne d’après-guerre a fait l’objet de débats incessants, qui ont donné lieu à de nombreuses controverses et conflits publics. Citons par exemple la Bitburg-Kontroverse 1985 (controverse de Bitburg)24, la Historiker-Streit (querelle des historiens)25, à laquelle Habermas a contribué26, et la Goldhagen-Debatte (débat Goldhagen).²⁷ Au cours des trois dernières décennies, certains éléments de cette histoire fondamentale ont changé, car nous en savons désormais davantage sur l’ampleur de l’implication allemande dans les crimes du régime nazi, notamment grâce au large succès de l’exposition Vernichtungskrieg – Verbrechen der Wehrmacht 1941–1944 (Guerre d’extermination – crimes de la Wehrmacht 1941-1944)28 et l’exposition très visitée Topographie des Terrors (Topographie de la terreur – depuis 2010), ainsi que l’institutionnalisation de plusieurs sites éducatifs et commémoratifs consacrés aux crimes du nazisme et à ses victimes. Au terme d’ardues luttes pour la reconnaissance (Anerkennungskämpfe), certains groupes de victimes du national-socialisme ont même obtenu une compensation matérielle.29
Il est important de souligner que ces changements ont renforcé un motif central du récit fondamental : « Après la guerre, le passé nazi a été abordé et traité avec succès. Les Allemands ont tiré les leçons de leur passé. […] L’Allemagne d’après-guerre est pluraliste et ouverte ».30 Ce motif a également conduit à la conviction et à l’acceptation que les manifestations de racisme et de violence d’extrême droite ne sont plus des éléments centraux de la culture politique allemande. Pour rester cohérent, le récit fondateur ignore la longue tradition du racisme en général et de la violence d’extrême droite en particulier dans l’histoire des deux États allemands.31 Dans le discours hégémonique, le racisme a été considéré soit comme un phénomène appartenant au passé, soit comme un phénomène se produisant en dehors de l’État national allemand (comme aux États-Unis ou en Afrique du Sud sous l’apartheid).32 Le traitement hégémonique du pogrom de Rostock-Lichtenhagen dans le cadre de la vague d’attaques racistes violentes illustre également comment la violence raciste et d’extrême droite est soit dépolitisée, soit pathologisée, soit contenue en tant que sujet pédagogique de l’histoire allemande, soit présentée comme un phénomène social marginal.33
Le 18 octobre 1991, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Wolfgang Schäuble, qui était également membre du Parlement allemand, a ouvert un débat parlementaire sur la violence raciste et l’asile. Après avoir brièvement condamné la vague d’attaques violentes d’extrême droite, il a déclaré : « Au cours des 40 dernières années, nous avons appris à vivre en paix et en bonne entente avec nos voisins et nos résidents étrangers. […] La République fédérale d’Allemagne est un pays accueillant pour les étrangers ».34 Le procès-verbal de la séance fait état des applaudissements de tous les partis parlementaires, à l’exception des délégués du PDS/Linke Liste (liste de gauche).
Grâce au large soutien dont a bénéficié cette position exprimée par l’ancien ministre de l’Intérieur Schäuble, il a été possible de nier les motivations racistes de ceux qui ont lancé des pierres et des cocktails Molotov à Rostock en 1992, ainsi que de ceux qui ont applaudi et encouragé ces actions. Dieter Heckelmann, alors ministre de l’Intérieur à Berlin, a déclaré à propos de la foule qui applaudissait et encourageait la violence : « Les actes de soutien ne témoignent pas d’extrémisme de droite, de xénophobie ou même de racisme ; ils témoignent d’un ressentiment justifié face à l’abus du droit d’asile ».35 De même, le procureur chargé d’enquêter sur les violentes attaques d’extrême droite à Rostock-Lichtenhagen n’a pas considéré ces actes comme motivés par le racisme, mais simplement comme un « déchargement de frustration ».36 Ce n’est donc pas un hasard si, sur les enquêtes pénales menées à la suite du pogrom de Rostock, seules 44 ont abouti à une condamnation, et parmi celles-ci, la majorité consistait en des peines avec sursis ou des détentions pour mineurs.
Les expériences et les opinions de ceux qui ont été confrontés à la violence et qui en ont été victimes n’ont pas été entendues par la société dominante. Cela vaut tout particulièrement pour les personnes et les familles roms qui ont été expulsées de leurs logements à Rostock-Lichtenhagen. Les divers incidents violents du début des années 1990, ainsi que la longue histoire de racisme subi par les migrants allemands et non allemands, ont incité de nombreux commentateurs et militants issus de l’immigration à réfléchir à la possibilité et à la nécessité d’une (ré)émigration. Les messages du bureau du chancelier allemand ont ajouté à cela. Son porte-parole, Dieter Vogel, a par exemple justifié l’absence du chancelier Kohl à la cérémonie commémorative en hommage à Bahide Arslan, Yeliz Arslan et Ayşe Yılmaz, assassinées à Mölln, en expliquant que le chancelier avait « des rendez-vous bien plus urgents » et qu’il ne voulait pas « participer à un tourisme de condoléances ».37 Compte tenu du nombre élevé d’attaques racistes violentes et des commentaires de personnalités politiques de haut rang, de nombreux jeunes d’origine turque se sont repliés sur leur communauté. D’autres ont critiqué l’inégalité des chances en matière de participation politique. Mevlüde Genç, qui a perdu ses deux filles Gürsün Ince et Hatice Genç, ses deux petites-filles Saime Genç et Hülya Genç et sa nièce Gülüstan Öztürk dans un incendie criminel à Solingen, et dont les commentaires sur la réconciliation ont été cités à plusieurs reprises dans les médias après les cérémonies commémoratives annuelles de la ville de Solingen, a demandé : « Où sont nos droits ? Où est notre droit de vote ? »38
Les violences racistes de masse à Rostock ont donné lieu à diverses pratiques mémorielles que les médias ont reprises et diffusées. Par exemple, pendant les premières années qui ont suivi le pogrom et même jusqu’à aujourd’hui, de nombreux médias ont repris l’image de Harald Ewert, alors âgé de 38 ans et sans emploi, qui approuvait les violences racistes en levant un bras en faisant le salut nazi, vêtu d’un pantalon de survêtement taché d’urine. Cette photographie a même été incluse dans les collections de la Haus der Geschichte (maison de l’histoire) à Bonn et du Musée historique allemand à Berlin. Elle a également fait surface dans des performances artistiques lors du Bundesvision Song Contest, un concours de chant auquel participent des artistes des 16 États allemands, dans les textes de chansons de groupes tels que Broilers, un groupe de punk rock de Düsseldorf, ou dans des tweets de Jan Böhmermann, un satiriste, journaliste et animateur de podcast et de télévision allemand.39 Cette photographie, image symbolique, voire iconique, de la violence raciste à Rostock, a longtemps représenté la violence d’extrême droite comme étant propre à l’Allemagne de l’Est, socialement marginalisée et apolitique – on a souligné à maintes reprises qu’Ewert n’était pas nazi, que son bras s’était levé automatiquement.40 En conséquence, la majorité des personnes vivant en Allemagne peuvent facilement se distancier de tels individus. La violence raciste étant présentée et comprise comme un problème chez les jeunes,41 comme un problème chez les Allemands de l’Est,42 et comme la conséquence de problèmes sociaux,43 le racisme en tant que problème fondamental de la société est nié et ignoré.
2. Récit de base et mémoire de la violence d’extrême droite dans la sphère publique
Chaque récit de base se compose d’une série de courtes histoires et de mini-récits qui, selon le thème, mettent en évidence certains aspects et les replacent dans leur contexte. La séparation d’une histoire de base en mini-récits permet d’accéder à un niveau microscopique – par exemple, aux controverses autour de la pratique de la mémoire de la violence d’extrême droite – qui aide à comprendre comment l’histoire de base est reproduite et modifiée. Outre le récit hégémonique, il s’agit également de l’efficacité et de l’impact des interprétations discursives concurrentes : « Les mémoires collectives ne se contentent pas de stabiliser et d’homogénéiser la manière dont une nation reproduit le sens culturel et historique ; elles doivent également tenir compte du fait que les sociétés contemporaines sont des constructions hautement hybrides, asynchrones, mondialisées et différenciées au niveau régional. Ces constructions comprennent une multitude de versions rivales de passés divers qui se disputent l’attention et la présence médiatique ».44 Ainsi, les processus qui construisent le passé par le souvenir incluent toujours ce qui a été oublié.
Au sens large, le travail de mémoire sur la violence d’extrême droite prend de nombreuses formes et obéit à des agendas politiques divers. Il vise à dénoncer la violence d’extrême droite, à la soustraire à la menace de l’oubli et à mettre en évidence ses racines sociétales, tout en se faisant entendre comme une voix dissidente et une mise en garde. Nous entendons par « faire mémoire » non pas la pratique consistant à se souvenir d’un acte ou à archiver et stocker des passés achevés et donc statiques, mais une pratique performative de (ré)écriture permanente (partielle) des idées sur le passé45 – en somme, la tentative de modifier le récit fondamental et la culture politique. Les pratiques de « faire mémoire » des représentants municipaux officiels, d’une part, sont souvent privilégiées en termes de ressources matérielles et de moyens de susciter l’intérêt du public ; les groupes civiques et militants, d’autre part, apportent des ressources morales lorsque différentes conceptions de la mémoire de la violence d’extrême droite s’affrontent. En conséquence, « faire mémoire » de la violence d’extrême droite et du racisme systémique dans la société peut être source de conflits dans de nombreuses villes. Les acteurs représentant ces deux groupes différents (représentants officiels et groupes civiques) prennent souvent des décisions différentes sur ce qui doit ou ne doit pas être retenu ou oublié.
Comme le montre la citation de Dan Thy Nguyen, réalisateur, acteur, écrivain et chanteur germano-vietnamien, citée au début de ce chapitre, les personnes touchées par les attaques contre la Sonnenblumenhaus ont été largement invisibles dans les discours publics sur le pogrom. Selon Martin Arndt, directeur du projet Lichtenhagen im Gedächtnis (« En mémoire de Lichtenhagen »), les expériences des réfugiés roms lors des attaques racistes constituent des « angles morts ».46 En conceptualisant les formes d’oubli comme automatiques, mais aussi comme sélectives, punitives, défensives, voire constructives ou thérapeutiques, les recherches actuelles examinent pourquoi et dans quelles circonstances certains faits sociaux sont oubliés.47 Il est remarquable qu’à ce jour, tant en Allemagne de l’Ouest qu’en Allemagne de l’Est, la contribution des migrants à la vie sociale et à la réussite économique en général, ainsi que leurs expériences du racisme et de la violence d’extrême droite en particulier, aient été visualisées et écoutées de manière étonnamment limitée.48 À la lumière de la thèse sur l’importance constitutive de l’oubli du racisme dans l’histoire fondamentale de l’Allemagne, la distinction entre différentes stratégies « négatives » de l’oubli, telle qu’introduite par Oliver Marchart, est particulièrement utile ; il établit une distinction claire entre la répression, le déni et le rejet. Alors que le déni dans les discours hégémoniques comprend des réactions de résistance, de négation ou de dénonciation des souvenirs qui s’opposent à l’histoire fondamentale, il les identifie au moins. La répression, en revanche, supplante ces souvenirs et les réduit au silence : « le silence s’installe autour de ce qui a été réprimé (l’impensable ou le tabou) ».49 Selon Marchart, ces souvenirs rejetés sont ceux qui ont dû être exclus d’un projet hégémonique afin que « celui-ci ne s’effondre pas dans sa totalité ».50 Par conséquent, cette attitude permet de considérer Hans Ewert, dont la photographie est devenue une représentation continue du pogrom de Rostock-Lichtenhagen, non pas comme un acteur motivé par l’idéologie, mais seulement comme un prolétaire est-allemand ivre – un symbole de ce qui est rejeté –, ce qui permet de décrire la violence à Rostock-Lichtenhagen ni comme raciste ni comme profondément ancrée dans la société.
La photographie d’Ewert illustre la persistance du récit fondamental en tant qu’élément central de la culture politique en Allemagne, qui s’étend au rejet institutionnalisé, public et profondément ancré du racisme en tant qu’élément constitutif. Étant donné que les sphères publiques créent le contexte de cette persistance, tout en laissant la place à d’éventuelles interventions visant à modifier le récit fondamental par le biais du « faire mémoire » sur la violence d’extrême droite, nous relions nos analyses au débat actuel sur une transformation structurelle du public inspiré par les travaux de Jürgen Habermas.
De plus, comme le fait remarquer Alexander Filipovic dans sa discussion sur l’éthique de la communication publique, qui nous intéresse également, Habermas a façonné jusqu’à aujourd’hui les réflexions sur ce qu’est une communication publique bonne et appropriée.51 Il y a de bonnes raisons à cela à la lumière de ce que Habermas a introduit comme concept procédural d’une théorie de la moralité et comme éthique du discours, qui capitalise sur le discours pratique de l’action communicative et sur une rédemption argumentative des revendications de validité des normes morales dans les sphères publiques. Habermas s’intéresse à la sphère publique bourgeoise en tant que complexe d’institutions et d’activités où les interlocuteurs peuvent participer à ce qu’il appelle le processus de formation de l’opinion publique ; dans sa théorie de l’action communicative, Habermas a intégré la possibilité de résoudre les questions litigieuses comme un potentiel émancipateur, facilitant ainsi la possibilité de remettre en cause les relations de pouvoir hiérarchiques.
S’appuyant sur Habermas, Negt et Kluge ont très tôt remis en question, en 1972, la manière dont la sphère publique bourgeoise exclut les « non-bourgeois », démontrant ainsi comment les intérêts, les les modes d’expérience, les émotions et les perceptions, ainsi que les systèmes de valeurs se contredisent dans la lutte pour les sphères publiques.52 Dans la perspective actuelle de l’intersectionnalité, la théorie de la démocratie s’attache à rendre justice à la particularité des expériences ; en conséquence, les théories féministes et postcoloniales en particulier ont répondu aux suggestions et aux concepts de Habermas en s’efforçant d’intégrer et de faire participer tous ceux qui vivent dans une collectivité politique ou qui sont concernés par les décisions politiques. Dans son analyse des travaux de Habermas, Nancy Fraser, par exemple, a identifié la reconnaissance multiculturelle et l’égalité sociale comme conditions nécessaires au bon fonctionnement d’une démocratie participative.53 Cette perspective exige que chacun soit intégré à la vie publique au sein d’une communauté donnée qui a abandonné le cadre keynésien-westphalien afin d’établir le statut de sujet et le domaine politique.54 Très tôt, il est apparu clairement qu’une « structure démocratique réelle ne peut émerger que par une communication axée sur le bien commun et les liens collectifs ».55 Compte tenu de notre intérêt pour les possibilités de commémoration publique des expériences de racisme, de violence raciste et des souffrances qui y sont associées, nous intégrons ces idées dans notre travail et souhaitons attirer l’attention sur la demande de Seyla Benhabib de considérer les autres comme des autres concrets, c’est-à-dire comme « des individus en chair et en os, dotés d’un esprit et d’un corps, d’une voix et d’émotions ».56 Imke Leicht résume ainsi la position de Benhabib : Leicht n’exige pas seulement une justice (formelle) en termes d’accès et de négociation, mais aussi en termes d’aspects communautaires et axés sur les besoins, tels que la compassion, la sympathie et la solidarité.57 Une communication intensive, sur un pied d’égalité avec des personnes différentes, et le souci commun de la démocratisation de la démocratie directe constituent la base d’une telle position.58
La communication intensive a toutefois été compromise par les processus de numérisation. Selon Klinger, ce débat a été caractérisé par deux perspectives.59 L’une met l’accent sur l’extension de la sphère publique, décrite comme interactive,60 transnationale ou mondiale,61 dynamique et complexe.62 L’autre met l’accent sur la fragmentation de la sphère publique,63 telle qu’elle s’exprime dans des concepts tels que la sphère publique en réseau,64 la sphère quasi publique65 ou les publics personnels.66 Les deux perspectives soulignent que la sphère publique dépasse les contextes locaux et nationaux. Cette évolution rend encore plus nécessaire d’élargir la conceptualisation de la sphère publique comme étant limitée à l’État territorial, telle qu’elle a été initialement conceptualisée par Habermas. Dès 2007, Nancy Fraser avait abordé cette question en se basant sur ses conclusions relatives à la transnationalisation de la sphère publique ; elle avait observé un fossé croissant entre les façons dont la préoccupation et l’appartenance étaient conceptualisées dans la théorie de la sphère publique de Habermas, ce qui conduit à la nécessité de redéfinir la notion d’inclusivité. Selon Fraser, en raison de l’évolution de la situation dans les États territoriaux modernes, la légitimité normative et l’efficacité politique de l’opinion publique doivent être conceptualisées de manière à préserver la fonction critique de la sphère publique. Nancy Fraser et Seyla Benhabib ont toutes deux exprimé cette exigence de ne pas se limiter à inclure la politique institutionnalisée dans la société civile, mais d’y intégrer également les pratiques des mouvements sociaux et des groupes.67 Dans l’espace germanophone, Ulla Wischermann décrit depuis longtemps la sphère publique comme un processus sociétal de négociation des normes, des valeurs et des idées dans des sphères publiques hétérogènes68 ; cette idée relie la conception contemporaine de la sphère publique comme nécessaire à la manière dont une société se comprend elle-même, un processus basé sur la gestion des conflits – comme, par exemple, le concept de « sphères publiques dissonantes »69 – à une conception élargie de la politique. Cette idée tente en fin de compte de rendre justice à la réalité sociale et aux conditions d’une sphère publique numérique critique dans une société marquée par l’immigration et la migration.
Cette vision d’une sphère publique potentiellement hétérogène et dissonante – fondée sur l’empirisme et ancrée dans l’éthique du discours – permet, en ce qui concerne notre question sur les moyens d’intervenir dans les récits fondamentaux d’une culture ou d’une nation, d’envisager différemment les diverses sphères publiques qui « se chevauchent, s’approprient, interagissent et s’influencent mutuellement », une prise en compte qui peut être formulée comme une question sur les conditions et les pratiques de « l’existence, du processus de devenir et de la construction »70 de la mémoire et de l’oubli des expériences de violence d’extrême droite. Nous voulons approfondir cette question et poser la suivante : qui peut, à la lumière du récit fondamental allemand qui exclut le racisme, rendre publiques les expériences de violence d’extrême droite et, plus encore, les faire entendre ? Notre prochaine section abordera l’importance non seulement de parler, mais aussi d’écouter (de manière hégémonique) dans une démocratie post-migratoire et les formes d’une politique de l’écoute dans les sphères publiques.
3. Faire mémoire et la politique de l’écoute : interventions publiques dans le récit fondateur
Les pratiques mémorielles liées à la violence d’extrême droite – que nous appelons « faire mémoire » – ont pour objectif d’influencer le récit fondateur hégémonique et ses règles, c’est-à-dire les souvenirs qui sont exprimés dans l’espace public, ainsi que la manière dont ils sont exprimés et ceux qui sont considérés comme pertinents dans une société. Inévitablement, ces pratiques génèrent des conflits. Ceux-ci sont visibles dans de nombreux endroits où les personnes touchées par la violence d’extrême droite et celles qui les soutiennent ont été exclues de la pratique de la mémoire sur la violence d’extrême droite. En 2012, Kien Nghi Ha a décrit la domination des acteurs politiques blancs71 lors du 20e anniversaire de la commémoration du pogrom de Rostock-Lichtenhagen comme une « culture asymétrique du souvenir » et a souligné que « les possibilités de représentation culturelle et d’articulation politique sont fortement réglementées et limitées par la structure du pouvoir social et l’accès racialisé aux ressources ».72 Il a fait remarquer que le point de vue des victimes des attaques racistes était largement absent, ce qu’il a qualifié d’« élément structurel de la culture mémorielle hégémonique caractérisée par les perceptions et les interprétations dominantes en Allemagne. Comme pour d’autres incidents racistes marquants, la société blanche dominante (et majoritaire) n’autorise le traitement de ce programme que sous la forme d’un numéro spécial limité dans le temps ».73 Cependant, le fait d’empêcher les personnes touchées par la violence de faire entendre leur « savoir situé »74 ne peut à lui seul expliquer pourquoi le souvenir public des souffrances causées par la violence d’extrême droite a été si longtemps tabou. Même lorsque des personnes touchées par la violence d’extrême droite ou d’autres formes de violence (politique) s’expriment de manière offensive et formulent des revendications, leurs demandes sont souvent accueillies par une « écoute sélective » ou une « surdité stratégique ».75 Gayatri Spivak nous emmène, à travers sa question largement citée sur la capacité des subalternes à s’exprimer, qui vise en réalité à illustrer la futilité des tentatives de se faire entendre, vers une question sur le « cadre » de l’écoute76 et donc sur son importance en termes d’inclusion et de participation dans une démocratie participative.
Par exemple, après que les crimes du NSU77 ont été révélés au grand public, d’anciens et de nouveaux militants antiracistes, des coalitions et des alliances ont rendu visibles et audibles les expériences douloureuses de la violence d’extrême droite à travers diverses pratiques de mémoire.78 Les proches et les personnes solidaires des victimes de la violence d’extrême droite ne recherchaient souvent pas seulement la reconnaissance – la reconnaissance des victimes, au sens de la théorie de la démocratie présentée ci-dessus, qui, en tant que sujets politiques, peuvent revendiquer le droit de faire leur deuil79. Ils souhaitent également ne pas être considérés comme ayant été impliqués d’une manière ou d’une autre dans les crimes, un récit véhiculé par les enquêtes policières et les médias ; ce qui était particulièrement flagrant dans un passé plus récent concernant les proches des victimes du NSU. Néanmoins, les possibilités de se souvenir de la violence d’extrême droite du point de vue des personnes touchées par cette violence restent minces, et pas seulement en raison d’un manque de ressources.
Tout comme la visibilité (médiatisée) ne s’obtient pas par la représentation et n’est pas synonyme de reconnaissance et de capacité d’agir,80 être écouté n’est pas synonyme de capacité à s’exprimer ; cela ne s’obtient pas non plus en écoutant les individus dans le cadre d’une écoute hégémonique. Dans la théorie de l’action communicative de Habermas, on trouve des thématisations de la parole (orientée vers la communication et stratégique) et de l’écoute (compréhension et acceptation) ; les auditeurs sont théorisés comme étant dans une position informée par la théorie des actes de langage. De plus, « l’auditeur » comprend « cette [position] » comme un acte de parole correctement perçu, « prend position par rapport à ce qu'[elle] exige et oriente ses actions en fonction des « obligations conventionnellement définies ».81 Pour mettre davantage l’accent sur « l’écoute en tant qu’action comme sensibilité des êtres corporels qui interagissent entre eux »82, nous pouvons également nous référer à la conception de la communication de Seyla Benhabib, qui intègre également la corporéité humaine.83 Les êtres humains n’entendent pas seulement des sons, mais entendent quelque chose qui est un événement identifiable, ce qui conduit Grüny à affirmer que l’audition peut être comprise comme un processus d’interprétation et réglementé culturellement par des sujets socialement et culturellement situés dont l’audition est ancrée dans des relations de pouvoir.84 En conséquence, la dimension politique de l’écoute individuelle et sociétale se manifeste fondamentalement comme le résultat d’une réactivité. Ce qui peut être révélé par l’ouïe et la manière dont ce qui est entendu est perçu est, comme nous voulons le soutenir en analogie avec le concept d’acceptabilité de Judith Butler, intégré dans des réglementations, des conventions et des règles qui sont les conditions de ce qui peut être entendu.85
En ce qui concerne le rôle que joue l’écoute dans la coexistence démocratique, Grüny se réfère à Susan Bickford, qui a placé l’écoute au centre de la philosophie politique, ainsi qu’à Benjamin Barber, dont le concept de démocratie participative exprime clairement une exigence d’écoute politique.86 Barber décrit « l’écoute » comme « un art mutualiste qui, par sa pratique même, renforce l’égalité »,87 ce qui a conduit Grüny à relier cette idée à la publication Voice matters – Culture and Politics after Neoliberalism de Nick Couldry, un texte largement lu dans les études sur les médias et la communication.88 Plus que Barber, qui considère l’écoute comme une stratégie de communication visant à contourner les structures de pouvoir dans les institutions, Bickford considère l’écoute non seulement comme une stratégie de communication, mais aussi comme « faisant partie d’une conception de la communication contradictoire »89 et donc comme une possibilité « d’introduire des actions possibles dans des situations caractérisées par des conflits et des « dissonances » ».90 Cela fait écho à notre demande de reconnaître les différences dans les sphères publiques dissonantes.
Ce concept nuancé de l’écoute permet, comme le souligne Leah Bassel, de reconnaître le point de vue d’autrui non seulement comme légitime, mais aussi comme constituant sa position dans la société.91 Les formes d’écoute et d’écoute dont il est question ici ne sont évidemment pas seulement des sous-produits automatiques de la multiplication des possibilités de s’exprimer dans les cultures des médias numériques. Au contraire, nous devons analyser les structures et les pratiques de non-écoute hégémonique, les remettre délibérément en question et les surmonter. Pour ce faire, le défi ne consiste pas seulement pour les personnes touchées par la violence d’extrême droite à faire entendre leurs expériences et leurs points de vue ; ceux qui sont reconnus comme faisant partie de la culture dominante92 doivent s’opposer à toute forme de « silence complice » raciste93 afin que les connaissances non hégémoniques actuelles sur le racisme puissent faire l’objet d’un débat public et que le souvenir des conséquences de la violence d’extrême droite puisse donner lieu à des transformations dans la société.
L’exemple de Rostock-Lichtenhagen montre que sortir du discours et de l’écoute hégémoniques est rarement un processus linéaire couronné de succès ; en réalité, le travail de mémoire local dans les sphères publiques locales qui suit une telle progression linéaire est souvent rejeté dans les sphères publiques au-delà des régions locales. En 2002, lors de la cérémonie commémorative organisée par la ville pour marquer le 10e anniversaire du pogrom, le maire de Rostock de l’époque, Arno Pöker, a mis en garde contre le fait de « rejeter cet événement comme appartenant à l’histoire, mais de le considérer comme un défi pour le présent et l’avenir ». Lors du 20e anniversaire du pogrom, qui a attiré l’attention de nombreux médias (de masse), le président fédéral allemand de l’époque, Joachim Gauck, a plaidé en faveur d’une rupture nette pour aller de l’avant, une attitude typique pour aborder les attaques à caractère raciste du passé : « Ce qui nous rassemble aujourd’hui à Lichtenhagen réside dans le passé – ce dont nous nous souvenons, ce que nous déplorons, ce qui nous fait honte : tout ce qui s’est passé il y a 20 ans. C’est le passé ».94
On peut affirmer sans équivoque que la mémoire publique, sociale et culturelle en Allemagne – un pays d’immigration de facto auquel les personnes ayant ou non une expérience migratoire familiale peuvent et veulent se sentir liées – est rarement présente. Il y a eu des tentatives en ce sens, par exemple lorsque la ville de Rostock, en prévision du 25e anniversaire du programme en 2017, a clairement exprimé sa volonté de réfléchir aux violentes attaques de 1992 et de consacrer des espaces publics à cette réflexion. Le conseil municipal a décidé d’organiser un concours pour la conception d’un mémorial ; le processus de création du mémorial ainsi que le mémorial lui-même peuvent être considérés comme l’expression et la matérialisation de modalités hégémoniques d’écoute. Le projet du groupe d’artistes Schaum (« Mousse ») a remporté le concours, intitulé « Hier – Aujourd’hui – Demain ». L’objectif de leur conception n’était pas de se concentrer sur les accusations ou les reproches, comme l’a exprimé le groupe sur son site web à propos du projet de mémorial, mais de « s’interroger sur les actions des individus. Comment aurions-nous agi, comment avons-nous agi et comment allons-nous traiter cette question à l’avenir ? »95 Cinq colonnes en marbre blanc ont été commandées au Tyrol et, en 2017, elles ont été placées à différents endroits du centre-ville de Rostock et officiellement consacrées comme mémorial de la ville. Chacune de ces colonnes est censée représenter un domaine différent où des défaillances ont été constatées : « la politique », « l’autorité de l’État », « la justice populaire », « les médias » et « la société ». Il a fallu attendre août 2018 pour qu’une sixième colonne soit inaugurée. Contrairement aux cinq autres, celle-ci n’a été ni initiée ni financée par la ville de Rostock, mais par l’association Waldemar Hof e.V., une organisation locale regroupant des militants et des citoyens engagés, située dans la Waldemarstraße (rue Waldemar) à Rostock, qui abrite également l’association Diên Hồng – Gemeinsam unter einem Dach (« Diên Hồng – Ensemble sous un même toit »), une association créée dès 1992 par des Vietnamiens et leurs sympathisants, deux mois après le pogrom. L’idée d’ajouter cette sixième colonne est née de la critique selon laquelle les cinq colonnes originales du mémorial se concentraient exclusivement sur les auteurs et la société dominante et rendaient les victimes invisibles. Cette sixième colonne, intitulée « empathie », conçue par le même groupe d’artistes et placée dans le centre-ville, avait pour but, selon les mots des artistes, d’appeler à « une interaction positive avec tous les êtres humains dans le sens de demain ».96
Nous considérons la demande de cette sixième colonne pour commémorer les victimes comme un exemple de tentative de récupérer la mémoire des personnes touchées par le pogrom. L’orientation initiale de la ville et des artistes est restée, tant pendant le concours que lors de la réalisation du mémorial, exclusivement centrée sur le « nous » hégémonique. La sixième colonne perpétue l’absence de visibilité des perspectives des victimes, tout comme les cinq premières colonnes. La sixième colonne, tant par son titre « empathie » que par sa conception, se concentre une fois de plus sur l’expérience hégémonique du pogrom. Les deux côtés de la colonne sont creux, imitant la forme de deux personnes s’enlaçant, et permettent aux visiteurs de se glisser (avec leur corps de taille normale) dans l’un des deux côtés creux. L’artiste décrit collectivement cette œuvre comme suit : « Les visiteurs peuvent prendre la posture d’une étreinte. Une étreinte est un geste humain universel ; c’est une invitation à communiquer. C’est une excuse envers les victimes et vise à […] appeler à une interaction positive avec tous les êtres humains ».97 Lors de l’inauguration officielle de la sixième colonne, la couverture médiatique de l’événement n’a pas donné la parole aux personnes directement touchées par le pogrom, mais a donné la parole aux représentants de la ville, soulignant que le message de « reconnaissance et d’empathie envers les sentiments et les émotions des autres »98 s’adresse à tous.
Cet acte de mémoire a initialement oublié les victimes. C’était un acte de mémoire qui n’entendait pas les personnes touchées par la violence raciste, ni dans la conceptualisation initiale du projet, ni dans son exécution. Le conflit qui a surgi lors de la conception initiale et de l’inauguration des cinq colonnes a donné la parole aux institutions qui n’ont pas su empêcher le pogrom ; mais les conflits ont persisté, car l’écoute hégémonique est également inscrite dans la réalisation de la sixième colonne. L’écoute hégémonique assimile ceux qui ne sont pas entendus, imaginés comme passifs, et en raison de sa tentative (ratée) de compenser ce qui a été oublié et de son attrait général, elle est à peine qualifiée pour offrir aux personnes touchées par le pogrom et à leurs proches la reconnaissance et l’inclusion dans les sphères publiques.
Dans l’esprit d’Iris Marion Young, qui suggère des pratiques de communication alternatives telles que la narration afin de créer des « publics qui forment l’opinion »99, le projet artistique Gedenkstücke (« pièces commémoratives »), un projet performatif basé sur des textes d’archives sur le pogrom de 1992 mis en musique, s’oppose à l’écoute hégémonique. Il a été mis en œuvre à Rostock en 2019 par Stefan Krüskemper, Oscar Ardila et Michaela Nasoetion. L’application web qui l’accompagne permet d’accéder à des enregistrements visuels et audio des performances de 2019 et, grâce à une carte interactive de Rostock, fournit des informations sur les lieux où les performances ont eu lieu. Sur l’application, il est possible d’écouter les enregistrements audio des performances au cours desquelles des habitants de Rostock ont transformé les textes d’archives en chansons a cappella. Cette pratique du souvenir facilite l’écoute, permet d’entendre les expériences et offre à ceux qui chantent et à ceux qui écoutent une expérience corporelle – elle établit les conditions préalables au développement de liens communautaires dans une démocratie participative. Les 48 textes sélectionnés pour commémorer le pogrom ont été mis en musique dans cinq catégories : la Rathaus (mairie), l’Ostsee-Zeitung (le journal local), le JAZ (Jugend Alternativ Zentrum, le centre local pour la jeunesse), la Polizeiinspektion (le commissariat de police) et la Sonnenblumenhaus. La plupart des textes utilisés sont extraits de reportages télévisés ou de communiqués de presse du porte-parole du parti politique SPD, du directeur du commissariat de police de l’époque et du commissaire aux étrangers (Ausländerbeauftragte) de l’époque. Une fois de plus, les voix des personnes touchées par le pogrom sont presque totalement absentes, et ce projet est à nouveau victime d’une écoute et d’une perception hégémoniques. Néanmoins, les premiers signes d’un changement dans la manière de faire mémoire, qui tient compte d’une critique du racisme systémique et des systèmes d’écoute hégémonique, sont visibles dans ce projet de Rostock ; cependant, ces critiques ne se développent pas automatiquement, mais ont été et doivent être défendues par des interventions militantes, artistiques et médiatiques dans des sphères publiques discordantes.
4. Résumé
En prenant comme exemple le pogrom raciste de Rostock-Lichtenhagen en août 1992, ce chapitre propose une extension de la conceptualisation de la sphère publique et du discours démocratique de Habermas. Sur le plan théorique, nous introduisons une politique de l’écoute afin de montrer empiriquement que les diverses pratiques de commémoration de la violence d’extrême droite ne peuvent changer le récit fondamental qui entoure la société allemande d’après-guerre que si les structures persistantes de l’écoute hégémonique sont révisées.