ce que tous devraient savoir

La présentation en début de ce panel (les 30 premières minutes) est claire, limpide. Elle vaut d’être écoutée, même si elle est en anglais.

J’ai extrait quelques graphiques de la présentation, qui décrivent à quel point la dernière période de 12000 ans, correspondant à l’avènement de l’agriculture et des grandes civilisations humaines, coïncide avec une période de très grande stabilité du climat.

Avant cette période les écarts et changements étaient si importants qu’ils obligeaient les groupes d’humains à une vie nomade.

Nous nous apprêtons à sortir de l’étroit corridor de climat tempéré qui a permis à l’humanité de croître et se développer comme elle l’a fait.

Le effets du réchauffement sur les régions les plus fertiles risquent d’être dévastateurs… le cercle vicieux de la chaleur, de la sécheresse et des feux risque de nous amener vers ce qui existait bien avant, cette période où la terre appartenait aux lézards et dinosaures, parce qu’il y faisait trop chaud.

Cette conférence était donnée dans le cadre du colloque Higher Ground organisé par le réseau New Cities, qui a tenu au cours de l’année plusieurs événements d’intérêt. New Cities est une OBNL internationale dont le siège social est à Montréal.

Fondée en 2010, NewCities (la Fondation Villes Nouvelles Canada) est un organisme indépendant à but non lucratif dont la mission est de façonner un meilleur avenir urbain et dont le siège est situé à Montréal, Québec. La Fondation réalise sa mission en créant des opportunités d’échange de meilleures pratiques entre les villes, les entreprises, et la société civile dans le monde entier. (Extrait du site de NC)

Merci à Sentier, pour le cue.

Si je me souviens, un des événement de l’année mettait en valeur les efforts de la Ville de Montréal dans la préservation de la biodiversité sur son territoire. Je n’ai pas trouvé le segment particulier du panel où Madame Laplante, mairesse de Montréal, devait prendre la parole. J’ai encore à prendre connaissance du Plan climat Montréal dont l’objectif : la carboneutralité en 2050. Mais 2050 c’est dans 30 ans. Et au cours des 30 dernières années l’humanité a produit plus de gas à effets de serre qu’elle ne l’avait fait depuis sa naissance.

Est-ce que le Plan comprend la protection et mise en valeur des ruisseaux de l’Est, comme on les décrit dans le document Corridor des ruisseaux

Comme le rappelait Joëlle Gergis, cette scientifique australienne, qui dit son désespoir, dans un article du Guardian, devant le peu d’impact sur les politiciens des appels des scientifiques à l’action climatique

As more psychologists begin to engage with the topic of climate change, they are telling us that being willing to acknowledge our personal and collective grief might be the only way out of the mess we are in. When we are finally willing to accept feelings of intense grief – for ourselves, our planet, our kids’ futures – we can use the intensity of our emotional response to propel us into action.

Faire le deuil de ce que nous avons perdu afin d’avoir le courage de sauver ce qui est encore sauvetable.

2020. Une année exceptionnelle

Exceptionnelle, par ses pertes, ses faillites, ses morts… mais aussi par l’obligation d’un retour à l’essentiel, aux plaisirs simples, dont celui d’être vivant.
On prédit que 2021 sera, elle aussi, exceptionnelle, ne serait-ce que parce que les « ménages » n’ont pas dépensé autant qu’à l’habitude en 2020 et qu’ils seront enclins à consommer gros et plus qu’à l’habitude dans l’année qui vient.

Au début de la période de confinement certains, dont j’étais, se sont pris à rêver que cette période d’arrêt obligatoire nous permettrait de changer nos façons de faire, de ralentir notre consommation collective afin de revenir à un niveau qui soit à la mesure de ce que peut nous fournir la nature sans dépérir un peu plus chaque année. On souhaitait une relance verte, des investissements massifs dans le transport en commun, dans la protection de la nature, dans la transformation de nos modes de production…

La facilité avec laquelle les gouvernements se sont mis à distribuer de l’argent pour minimiser la récession n’aura eu d’égal que la rapidité avec laquelle certains appellent déjà un retour à des politiques d’austérité afin de payer ces « dettes ». Oui, je mets le mot dette entre guillemets parce que ce ne sont pas des dettes ordinaires…

Si la crise a mis en lumière, particulièrement au début de la pandémie, la capacité des gouvernements à mobiliser les populations dans une action (ou inaction) concertée… elle a aussi fait ressortir les doutes et la fragilité de ces consensus. Certains pays ont été frappés plus durement par la division et les agissements de groupes plus ou moins grands défiant l’intérêt public et les savoirs scientifiques. La diversité des comportements, tant des États nationaux que des populations, devrait nous renseigner sur les conditions de succès d’une action collective sous contraintes. Contraintes imposées par une nature imprévisible, mais aussi par des intentions fermes, liées à des valeurs essentielles.

Si nous choisissons de minimiser les leçons à tirer de cette période traumatique, en mettant tout en oeuvre pour « revenir à la normale », alors que cette « vie normale » est à la source même de la pandémie… Nous aurons beaucoup souffert pour rien.

Veut-on vraiment revenir à la « normale » dans les CHSLD et les résidences privées pour ainés ? Ici j’ai bien hâte de lire le prochain livre du journaliste André Picard, spécialiste des questions de santé au Globe and Mail, qui doit porter sur les leçons à tirer du pire échec de la crise du Covid-19 : les soins aux ainés.

Et tous ces kilomètres, ces heures de route interminables et polluantes qui font notre quotidien « normal », veut-on vraiment y revenir tel quel ou si on n’a pas appris quelque chose en minimisant nos déplacements ?

Veut-on vraiment revenir à la situation où il en coûte moins d’aller passer une semaine à Cuba « tout compris, billet d’avion inclus » que de passer quatre jours dans les Laurentides ou les Cantons ?

Et cette facilité, cette valorisation des déplacements locaux, actifs, des parcs et places publiques… de la livraison à domicile et du prêt à emporter… Qu’avons-nous appris ? Qu’avons-nous à retenir, à maintenir et développer ?

Évidemment, on ne peut passer les dix prochaines années à tirer les leçons de 2020-2021… mais on pourrait au moins passer en revue les plans d’aménagement, d’occupation du territoire, de transition ou de relance qui se discutent actuellement afin d’y faire valoir les leçons tirées de la récente crise.

une convention citoyenne à la québécoise ?

Les programmes élaborés par les gouvernements provincial et fédéral ne sont pas assez ambitieux pour nous permettre d’atteindre les cibles nécessaires de réduction de gaz à effet de serre, même celles, déjà insuffisantes, du « consensus de Paris 2015 ». [On parle surtout du climat mais la protection de la biodiversité et des richesses halieutiques des hautes mers sont aussi des questions urgentes et complexes qui ne pourront se résoudre sans un impact lourd sur nos modes de vie.] 

S’il faut garder toujours un œil sur le compteur électoral en vue de la prochaine élection, il est compréhensible qu’aucun gouvernement n’ose formuler des politiques qui « font mal », en réduisant la liberté de certains choix, ou en incluant dans les choix d’aujourd’hui tous leurs coûts environnementaux… Aussi les politiciens ont de plus en plus recours à des assemblées citoyennes représentatives, des « processus délibératifs représentatifs » (representative deliberative processes).

« these deliberative bodies are well-suited to tackling long-term issues because citizens need not worry about the short-term incentives of electoral cycles, giving them more freedom than elected politicians. A minipublic can also embody a wide range of perspectives, an advantage for problems with complex trade-offs and value-based dilemmas. (…) minipublics are an excellent way to integrate public values with advice from scientists and ethicists. » 

Power to the people, Science, 30 octobre 2020. 

La Convention citoyenne sur le climat française ou encore le UK Climate Assembly au Royaume-Uni sont des exemples récents. De tels processus sont de plus en plus utilisés pour éclairer des enjeux complexes (planification urbaine, soins de santé, climat) par des gouvernements de niveau municipal, provincial ou fédéral. L’OCDE publiait récemment une synthèse tirée de l’examen de 289 processus menés dans le monde de 1986 à 2019 : Innovative Citizen Participation and New Democratic Institutions

Douze (12) modèles de délibération représentative. Tiré de  OECD (2020), Innovative Citizen Participation and New Democratic Institutions: Catching the Deliberative Wave.

Les 150 citoyens français ou les 110 du Royaume-Uni ont été choisis au hasard de manière à représenter, refléter la composition de la population du pays… et se sont vus confier des mandats de réflexion sur les enjeux climatiques à partir de présentations faites par des spécialistes, et des discussions en petits groupes. La manière dont ces groupes sont constitués et les processus délibératifs animés est déterminante. Ce qui a amené Fishkin, un pionnier de ces processus délibératifs, à déposer comme marque commerciale ses « deliberative polls (TM) » alors que les auteurs de la publication de l’OCDE développaient un guide des meilleures pratiques. “Fishkin trademarked the term “deliberative poll” partly to maintain quality control, and Chwalisz and her colleagues have published guidance on best practices.”

Mais qu’est-ce qui fait que ces processus délibératifs représentatifs feraient mieux que les formes plus traditionnelles de commission ou comités parlementaires ?  Ce sont des citoyens ordinaires, non des politiciens professionnels, ni des militants ou promoteurs d’une cause dans les enjeux examinés. Ces gens représentent ceux qui auront à vivre avec les conséquences des décisions à prendre. Les dernières décennies ont bien montré que l’exposition des faits et des données, les démonstrations scientifiques ne conduisent pas automatiquement à l’action appropriée.  Les processus délibératifs, lorsqu’ils sont bien menés, peuvent amener les gens à changer d’opinion, à identifier des points de convergence, des vecteurs consensuels. 

Encore faut-il que les consensus, les propositions issues de tels processus soient repris par les instances décisionnelles ou réglementaires afin d’être mis en pratique. Même lorsque l’initiative est issue du pouvoir central (comme la Convention française), le jeu des contre pouvoirs, des lobbys et des appareils administratifs peut contrecarrer l’application de telles résolutions. « La convention citoyenne butte, comme il était prévisible, sur l’appareil polico-administratif »

Ce qui fait dire à certains qu’il faudrait que de telles assemblées citoyennes soient décisionnelles (« Le climat, le citoyen et la convention : une fable à la française », Bonin et Baeckelandt, Nouveau projet #18). Mais ce serait trop simple de nommer (ou choisir au hasard) un groupe de personnes et s’imaginer que, par magie, les gens se plieront aux décisions prises par ce groupe. Surtout si ces décisions impliquent des changements comportementaux significatifs ou qu’elles touchent des groupes puissants.

Je crois que la seule manière de relever un défi comme le changement climatique est de mobiliser la population le plus largement et le plus profondément possible, en s’appuyant sur les réseaux déjà actifs dans la société civile. La création d’une assemblée, d’une convention citoyenne centrale serait nécessaire afin d’alimenter ce processus élargi, de fournir des propositions à débattre dans les régions et les quartiers. Le résultat de cet échange entre un centre et les réseaux, secteurs et régions du pays pourrait alors prétendre tracer un plan audacieux de changement qui soit à la hauteur des enjeux. 

La boîte noire, la magie qui opère (“Something magical happens”) dans les processus de délibération participative doit être expérimentée, vécue. Ce ne sont pas des choses qui peuvent être encapsulées dans une brochure ou une vidéo. Les gens doivent en faire l’expérience : être entendu, s’exprimer librement, entendre, écouter les autres, questionner et obtenir des réponses…  Autrement dit, ce sont cent assemblées citoyennes qu’il faut créer. 

Car ce dont il est vraiment question, finalement, c’est de reconstruire une économie.  Une étude finlandaise publiée il y a un an, Ecological reconstruction, évaluait qu’une société comme la Finlande devrait réduire sa consommation de ressources des deux-tiers pour atteindre un niveau soutenable pour la planète. (Finnish use of natural resources (both domestic and imported) will decrease to a globally sustainable level – roughly one third of the average per capita level in 2019.)

Les crises environnementales qui s’accumulent, en plus du changement climatique : perte rapide et importante de biodiversité; dégradation des océans; pertes de terres arables et d’autres ressources difficilement renouvelables… 

Il n’y a plus de temps à perdre, il faut se presser, mais lentement et ensemble. Comme disait Laure Waridel dans Une économie vert très pâle, « toutes nos décisions individuelles et collectives [devraient être] passées au crible de leurs impacts sur l’avenir de nos enfants. Cela nous fera immanquablement agir pour protéger l’environnement.« 

Voir aussi :


Aussi publié sur Nous.blogue

voir aussi En complément, écrit avec les citations et extraits non utilisés

en complément

Citations et portions de textes laissés sur la table du billet précédent une convention citoyenne à la québécoise ?

Québec

«interrogés en juin dernier par Léger Marketing, 67 % des Québécois faisaient passer l’amélioration de la qualité de vie, de l’environnement et de la santé bien devant la croissance de l’économie comme priorité au sortir de la pandémie.»

Les fondations philanthropiques s’adressent à M. Legault : Pour une relance verte, solidaire et prospère,

France

La Convention est une des formules imaginée par le président de la République pour sortir du conflit ouvert par les Gilets jaunes. Elle reposait sur deux spécificités : le mode désignation de ses membres par tirage au sort ; les propositions à faire pour réduire de 40% les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030. La Convention citoyenne relance la question démocratique – C6R

Elle a remis son rapport en juin dernier, après des travaux qui se sont étalés sur 9 mois, d’octobre 2019 à juin 2020.

Royaume-Uni

L’assemblée pour le climat du Royaume-Uni remettait son rapport en septembre dernier : The path to net zero. Le chemin vers la neutralité carbone en 2050.

Amid often polarised political debate, ordinary people were able to judge evidence and ideas against their own experiences. They arrived at judgements that balanced competing values, such as freedom of choice and fairness to different social groups.

[T]he kind of climate action the general public are willing to accept when they have the opportunity to learn and deliberate together.

L’efficace de la délibération

Extraits de Power to the people, Science, 30 octobre 2020.

[M]inipublics are an excellent way to integrate public values with advice from scientists and ethicists. “Scientists don’t have a monopoly on public values,” he says. says John Dryzek, a political scientist at the University of Canberra

With facilitators making space for everyone to chime in, Wali says no one dominated in the small group discussions. A poll of members found that 94% felt their views were respected, even when others disagreed, and 95% felt they were given “ample opportunity” to express their views. In an age of polarization, a willingness to respectfully hear other views, and the reasons people hold them, changes the hostile dynamic of politics entirely, says Alice Siu, a political scientist at Stanford University: “Something magical happens.”

[W]ith high-quality information, facilitators to keep discussions on track, and rules to enforce civility, it is possible to steer people away from group biases, van der Linden says. (…) most of the people in a minipublic have no history of activism or involvement with an issue, and so they’re in a good position to reflect on what they hear.”

Fishkin trademarked the term “deliberative poll” partly to maintain quality control, and Chwalisz and her colleagues have published guidance on best practices.

But in an analysis of data on the policy impact of 55 minipublics, Chwalisz and her colleagues found that, 75% of the time, public authorities implemented more than half the citizens’ suggestions. Only six minipublics in the sample saw none of their recommendations implemented.

Keeping minipublics in an advisory role, rather than enabling them to produce binding recommendations, is more truly democratic, says Cristina Lafont, a political philosopher at Northwestern University.

Dryzek agrees that democracies should not blindly defer to the decisions of minipublics. But they still offer a critical piece of information for policymakers that experts can’t provide, he argues: a meaningful gauge of public values.


Peut-on imaginer des dizaines d’assemblées citoyennes, comme je le suggérais dans le dernier billet : Autrement dit, ce sont cent assemblées citoyennes qu’il faut créer ? La difficulté est d’autant plus grande que plus on s’approche du terrain (secteurs, régions et quartiers urbains) et plus il devient difficile de trouver des gens qui ne sont pas parties prenantes des enjeux liés aux industries de la région ou du secteur. Mais en même temps, si les changements que nous devons envisager à nos modes de transport, de production et de consommation relèvent vraiment d’un « changement de paradigme » plutôt que d’un simple accommodement, alors il n’est pas inutile de prévoir des modalités de réflexion et de planification qui dépassent le « business as usual« .

Une réflexion citoyenne sur les manières de réduire notre impact sur le climat ne devrait pas être étrangère aux efforts que nous devrions déployer pour mieux planifier notre développement urbain (ici je parle pour Montréal). Il est grand temps que Montréal refasse un exercice de véritable planification, en intégrant les considérations environnementales et climatiques d’aujourd’hui. Cela éviterait peut-être que nous laissions simplement les promoteurs définir la ville de demain, en oubliant tout ce qui ne leur rapporte pas : écoles, services de proximité, parcs…

Intéressant de comparer les grandes villes canadiennes en tant que « villes du quart d’heure » (15 minutes cities).

Proportion de la population vivant dans des quartiers avec services à proximité, permettant plus de déplacements à pied ou à vélo. Ce pourcentage monte à 72% pour Vancouver et n’est que de 10% pour Ottawa ou Halifax.

Il ne faut pas voir la « densification » uniquement comme une contrainte, mais plutôt comme une libération de notre dépendance aux transports motorisés… et un « réensauvagement » possible de certains espaces. Ce sont des sujets qui mériteraient grandement qu’on s’y penche avec sérieux, en intégrant les données scientifiques et nos valeurs, celles que nous désirons léguer à nos petits-enfants.

barbarie ou civilisation

«[C]ertains sont d’ores et déjà engagés dans des expérimentations qui tentent de faire exister, dès maintenant, la possibilité d’un avenir qui ne soit pas barbare.» Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, Résister à la barbarie qui vient, 2013.

«Les barbares les plus redoutés du monde occidental ne sont pas des envahisseurs venus des steppes lointaines; ce sont les déplorables de la Rust Belt qui votent pour Trump, les gilets-jaunes qui brûlent des boutiques sur les Champs-Élysées, les petits Anglais forçant leur pays vers un improbable Brexit.» (Ross Douthat, dans The Decadent Society, 2020 – ma traduction).

En regardant se dérouler les psychodrames autour de questions comme le port du masque ou la place que prennent les pistes cyclables à Montréal, on peut sincèrement craindre la guerre civile que soulèverait l’implantation des réformes radicales à nos modes de vie qu’appelle en urgence «l’intrusion de Gaïa».  (À propos de Gaïa, voir le récent billet de Boucar Diouf, dans La Presse.)

Quand les conclusions scientifiques sont rabaissées au niveau d’opinions comme les autres, que les individus peuvent s’afficher sans vergogne insensibles à l’intérêt commun… on s’approche dangereusement de la barbarie.

Mais comment défendre ou même identifier la «civilisation» quand cette dernière s’est construite en discréditant des cultures, savoirs et richesses qui avaient pour seul défaut de ne pas être monnayables ou assimilables aux intérêts de la culture dominante? Faut-il sauver la civilisation actuelle alors qu’elle nous mène allègrement vers le précipice? Il est bon de se rappeler que la moitié de toutes les énergies fossiles brûlées par l’homme l’a été au cours des 30 dernières années! [more than half of the carbon exhaled into the atmosphere by the burning of fossil fuels has been emitted in just the past three decades. — Wallace-Wells, The Uninhabitable Earth]

Isabelle Stengers prend soin de distinguer l’usage du terme «barbare» chez les Grecs  anciens et celui de Rosa Luxemburg (emprunté à Engels) dans son écrit de prison de 1915 : La crise de la social-démocratie – Socialisme ou barbarie. Pour Stengers, en 2013 : «S’il y a eu barbarie à La Nouvelle-Orléans, c’est bien dans la réponse qui a été donnée à Katrina: les pauvres abandonnés alors que les riches se mettaient à l’abri.» Déjà en 1978, dans La Nouvelle Alliance écrit avec Ilya Prigogine, Stengers défendait une conception de la science qui ne soit pas opposée ou isolée de la culture, et une conception de la nature qui ne soit pas réduite par la science à ses plus simples mécanismes. Dans son écrit de 2013, intitulé «Au temps des catastrophes, Résister à la barbarie qui vient», la science et les scientifiques ne sont pas neutres, mais bien parties prenantes d’un avenir non barbare à inventer… ou de l’avenir barbare à éviter.

à propos de Gaïa

«On ne lutte pas contre Gaïa. Même parler d’une lutte contre le réchauffement est inapproprié – s’il s’agit de lutter, c’est contre ce qui a provoqué Gaïa, pas contre sa réponse.»

«Lutter contre Gaïa n’a aucun sens, il s’agit d’apprendre à composer avec elle. Composer avec le capitalisme n’a aucun sens, il s’agit de lutter contre son emprise.»

La Gaïa de Stengers ne prend pas sa revanche, elle serait plutôt aveugle aux dégâts que provoque son intrusion. Et l’auteure prend soin de se distancier de Lovelock, dont la «Gaïa semblait une bonne mère, nourricière, dont la santé devait être protégée. Aujourd’hui, notre compréhension de la manière dont Gaïa tient ensemble est bien moins rassurante». Dans ses écrits récents Lovelock affirme qu’il faudrait réduire la population humaine à 500 millions de personnes, ce que Stengers qualifie de «délire d’une abstraction meurtrière et obscène». La critique sévère que mène l’auteure contre les méthodes réductionnistes de la Science et son alliance avec l’économie de la connaissance n’aboutit pas à un rejet de la science, mais plutôt à son renouvellement par une ouverture sur les autres savoirs et pratiques traditionnels.

«Un jour, peut-être, nous éprouverons une certaine honte et une grande tristesse à avoir renvoyé à la superstition des pratiques millénaires, de celle des augures antiques à celles des voyants, liseurs de tarots ou jeteurs de cauris. Nous saurons alors, indépendamment de toute croyance, respecter leur efficace, la manière dont ils transforment la relation à leurs savoirs de ceux qui les pratiquent, dont ils les rendent capables d’une attention au monde et à ses signes à peine perceptibles qui ouvre ces savoirs à leurs propres inconnues. Ce jour-là nous aurons également appris à quel point nous avons été arrogants et imprudents de nous prendre pour ceux qui n’ont pas besoin de tels artifices.» I.S.

le risque de barbarie

La référence à la barbarie comme avenir potentiel dans l’actuelle conjoncture est aussi amenée par Simon Mair quand il décrit quatre futurs possibles pour l’après-CoViD-19 (What will the world be like after coronavirus? Four possiblefutures).

Ces quatre futurs : État capitaliste, État socialiste, Barbarie et Entraide, qui sont résumés succinctement dans l’article en ligne, s’orientent autour d’un axe de centralisation-décentralisation et d’un axe vertical où le principe économique cardinal est soit la valeur d’échange ou encore la protection de la vie. Quatre futurs qui recoupent d’assez près les quatre politiques climatiques présentées par Joel Wainwright et Geoff Mann, dans Climate Leviathan, A Political Theory of Our Planetary Future.

Le soin que prennent les auteurs à ne pas nommer, sinon par un «X» (l’inconnu de l’équation) la «solution» ou la perspective souhaitable rejoint assez bien, il me semble, l’approche ouverte, non déterminée de Stengers. Ce que Wainwright et Geoff ajoutent à l’équation de Simon Mair, en plus d’un important fonds de références philosophiques et historiques, c’est la question de la souveraineté planétaire, de la souveraineté tout court.

Le Léviathan climatique rêve de devenir le souverain planétaire, et il en a les moyens. «Climate Leviathan is defined by the dream of a planetary sovereign. It is a regulatory authority armed with democratic legitimacy, binding technical authority on scientific issues, and a panopticon-like capacity to monitor the vital granular elements of our emerging world: fresh water, carbon emissions, climate refugees, and so on.»1Le Léviathan climatique est défini par le rêve d’un souverain planétaire. Il s’agit d’une autorité de régulation dotée d’une légitimité démocratique, d’une autorité technique contraignante sur les questions scientifiques et d’une capacité de type panoptique pour surveiller les éléments granulaires vitaux de notre monde émergent : l’eau douce, les émissions de carbone, les réfugiés climatiques, etc. Mais les forces «antisouveraineté planétaire» du Behemoth (capitalisme sauvage, nationalismes xénophobes — ces forces qui refusent toute légitimité à une instance internationale, surtout si elle avait le pouvoir de contraindre leur capital national) et celles du «Mao climatique» s’opposent à l’émergence d’un Léviathan hégémonique. Mais elles s’opposent aussi à l’émergence d’un «X» climatique.

À l’heure où on commence à mesurer les sacrifices qu’il faudra faire pour «sauver la planète», Climate X doit rejeter à la fois l’affirmation selon laquelle les préoccupations planétaires doivent dominer celles des nombreuses communautés et peuples qui habitent la planète et un éventuel souverain mondial qui se donnerait le droit de déterminer ces préoccupations. Mais cela signifie-t-il qu’il doit s’opposer à tous ceux qui s’arrogent le pouvoir de parler des questions planétaires? Quelle forme de vie politique, s’il y en a une, se prête à une «planétarité» qui ne semble pas intrinsèquement entraîner un gouvernement souverain? Ma traduction

Trois principes guident le «Climate X»: égalité, dignité et solidarité. Et deux trajectoires pourraient conduire à ce Climate X: la tradition anticapitaliste d’obédience marxiste et les savoirs et modes de vie des peuples indigènes qui ne sont pas surdéterminés par le capital et l’État souverain. Tout l’enjeu étant de marier ces deux trajectoires sans que l’une ou l’autre se sente trahie!

«Les luttes autochtones contre l’impérialisme capitaliste sont mieux comprises comme des luttes orientées autour de la question de la terre – des luttes non seulement pour la terre, mais aussi profondément informées par ce que la terre en tant que mode de relation réciproque (qui est elle-même informée par des pratiques basées sur le lieu et des formes associées de connaissance) doit nous apprendre à vivre nos vies en relation les uns avec les autres et avec notre environnement d’une manière respectueuse, non dominante et non exploitante.» (Coulthard, Red Skin, White Masks, cite par Wainwright et Geoff) Ma traduction.

—————-

« à quels rêves de riche confie-t-on le soin de relancer l’économie? » – I.S.

«Mais il dépend de nous, et c’est là que peut se situer notre réponse à Gaïa, d’apprendre à expérimenter les dispositifs qui nous rendent capables de vivre ces épreuves sans basculer dans la barbarie, de créer ce qui nourrit la confiance là où menace l’impuissance panique. Cette réponse, qu’elle n’entendra pas, confère à son intrusion la force d’un appel à des vies qui valent d’être vécues.», I. Stengers. Mon emphase.

article d’abord publié sur Nous.blogue

Voir aussi article précédent écrit en marge de celui-ci…

Notes

  • 1
    Le Léviathan climatique est défini par le rêve d’un souverain planétaire. Il s’agit d’une autorité de régulation dotée d’une légitimité démocratique, d’une autorité technique contraignante sur les questions scientifiques et d’une capacité de type panoptique pour surveiller les éléments granulaires vitaux de notre monde émergent : l’eau douce, les émissions de carbone, les réfugiés climatiques, etc.

en marge

Heureusement qu’il y a des dates de tombée. Depuis le 9 juillet je n’avais rien écrit de notable sur ce blogue, mais comme ma participation à Nous.blogue m’oblige de temps en temps à y aller de ma contribution j’avais à produire pour hier (livré ce matin) un billet que j’ai intitulé Barbarie ou civilisation. Je reproduirai ici le billet lorsqu’il sera mis en ligne demain. Comme chaque fois que je dois me plier à une échéance j’ai l’impression d’avoir laissé en marge de ce billet des considérations et dimensions importantes mais qui auraient fait digression ou auraient demandé plus de temps…

Tout d’abord j’ai l’impression de n’avoir pas rendu toute sa richesse au livre de Wainright et Geoff (W&G), Climate Leviathan, A Political Theory of Our Planetary Future. J’aurais aimé développer ce que j’entendais par « un important fonds de références philosophiques et historiques » : de Hobbes à Kant et Hegel, de Marx, Gramsci et Adorno à l’encyclique de François (Laudato Si) en passant par Benjamin et Schmitt… Les réflexions sur la nature de l’État, les relations de l’homme à la Nature, la question de la souveraineté…

Cette question de la terre, du terroir nourricier, identitaire sans chercher la souveraineté dans le sens d’une autonomie, d’une exception qui définit et isole le Nous devant les Eux. Un terroir qui s’étendrait à toute la planète puisque il n’y a pas de Eux s’il n’y a qu’un Nous.

Incidemment le long passage consacré à Laudato Si dans Climate Leviathan m’a poussé à relire plus attentivement les quelques 246 paragraphes de l’encyclique. Et effectivement le texte du pape François, publié quelques mois avant l’ouverture de la conférence de Paris (COP21, 2015), est une critique assez radicale du capitalisme.
« More forcefully than any other world leader, Francis has called upon political leaders to act ». Mais évidemment, même si d’entrée de jeu François dit vouloir s’adresser à toute l’humanité (je voudrais m’adresser à chaque personne qui habite cette planète), le texte s’adresse aussi aux fidèles chrétiens et catholiques, et il émane d’un appareil. Cela affaibli passablement le message pour l’humanité quand, au paragraphe 120, on lit « Puisque tout est lié, la défense de la nature n’est pas compatible non plus avec la justification de l’avortement. » ! Et à la fin, on sent l’insistance à donner sa place à chaque élément distinctif de la catholicité. La trinité, Marie, les sacrements. Peut-être pourrions-nous comprendre ces mystères et sacrements comme ces « pratiques millénaires des augures antiques, des voyants, liseurs de tarots ou jeteurs de cauris » dont Stengers1dans Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient dit que nous regretterons un jour de les avoir simplement renvoyé à la superstition. Mais la condamnation de l’avortement au nom de la défense de la nature alors que sur la question des OGM l’encyclique prend soin de ne pas être trop dogmatique… Laudato Si aurait pu être plus rassembleur. Pourquoi fallait-il rappeler, dans ce texte, le dogme de l’Église catholique contre l’avortement ? Ce n’est pas quelque chose qu’on oublie ! Et ces précisions sur la nature trinitaire de Dieu, et la place particulière de Marie, ne sont-ce pas là des points de discorde avec les orthodoxes et les protestants ? Pourquoi avoir tenu à préciser à quel point ces croyances catholiques peuvent être interprétées comme des arguments pour une justice climatique ? Pour conforter les fidèles dans leur supériorité ? Ou plus simplement pour outiller ces dernier dans la connaissance de leur religion…

Pourtant François précise qu’il a aussi écrit un texte (Evangelii gaudium) pour le clergé et les fidèles pratiquants. Il aurait pu laisser les considérations polémiques pour cette exhortation apostolique.

Et rendre plus fort encore le coeur de Laudato Si.

Transcendental

J’ai perdu mon âme il n’y a pas si longtemps. Je sais que c’est en lisant Traité du cerveau de Michel Imbert que j’ai senti disparaître les derniers lambeaux de ma qualia. Cette ineffable qualité de l’être, tellement sûr d’être unique, indépendant, hors du monde que la vie éternelle devient un désir naturel, une évidence pour certains. Cette âme que je pouvais sentir comme quelque chose de séparé, en plus (au dessus ou à côté) de mon corps, s’est évanouie en même temps que je faisais de la place pour les idées, espoirs, croyances et caractères à l’intérieur de ce corps. La culture inscrite dans ce corps comme dans le monde peut voiler ou amplifier la perception du monde.

Il y a quelque chose de mystique dans ce sentiment, cette sensation d’être lié, connecté avec la vie entière. Partie prenante et résultante d’une évolution milliardaire; partie prenante et résultante d’une interaction systémique et écologique, un sentiment de plénitude et de participation au monde qui confine au religieux. Sans pour autant rejoindre une liturgie particulière. Ce sentiment quasi-religieux de faire un avec le monde, avec l’univers peut être un moteur dans la mobilisation pour la justice climatique.

Plusieurs passages de Laudato Si décrivent cette relation. « La conscience amoureuse de ne pas être déconnecté des autres créatures, de former avec les autres êtres de l’univers une belle communion universelle (…) le monde ne se contemple pas de l’extérieur mais de l’intérieur, en reconnaissant les liens par lesquels [nous sommes] unis à tous les êtres. »

Qu’est-ce à dire ? Que l’encyclique aurait pu être plus œcuménique. Les références aux textes bibliques auraient pu être accompagnées de références à d’autres textes sacrés ou anciens. Incidemment, Élisabeth De Fontenay dans Le silence des bêtes, met les philosophies occidentales, depuis les pré-socratiques, « à l’épreuve de l’animalité ». Des textes des philosophies orientales pourraient aussi certainement éclairer cette inscription de l’humanité dans le monde vivant…

besoins de science et technique

Les enjeux et défis imposés par l’intrusion de Gaïa obligeront des efforts immenses et concertés.

Notes

  • 1
    dans Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient

publicité interdite

Non seulement faudrait-il qu’un avis « dommageable à la santé publique » soit inscrit mais il faudrait, comme on l’a fait pour les pubs pour l’alcool et le tabac, interdire de telles publicités parce qu’elles sont contraires à l’intérêt public et encouragent des comportements nocifs pour la santé de tous. Merci Alain Stanké pour ce billet mordant!

https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-07-14/le-ridicule-sur-quatre-roues.php

Se posera alors la même question que lorsqu’on a interdit la publicité du tabac lors d’événements sportifs : qui va payer, dorénavant, pour l’organisation de ces événements? Qui va payer pour les émissions de télé qui se financent actuellement avec de telles pubs… indécentes. C’est le mot.

beau temps pour la fin du monde

Avec une avidité certaine j’ai lu, l’un après l’autre, des auteurs et des ouvrages qui commentent, analysent, décrivent la situation générale de la planète comme approchant de la fin. La fin d’un règne, celui de l’humanité dominatrice, consommatrice, « extractiviste ». 

Ross Douthat, un chroniqueur du New York Times dont j’avais lu avec intérêt le livre sur les luttes de pouvoir au Vatican autour de l’élection du pape François (To Change the Church, Pope Francis and the Futur of Catholicism), publiait récemment The Decadent Society, How We Became the Victims of Our Own Success.Ses quatre chevaliers de la décadence : stagnation, stérilité, sclérose et répétition, sont assez convainquants. En effet, les domaines où l’innovation est encore de prime importance sont, au mieux superficiels, au pire relèvent de l’obsolescence programmée. Douthat nous rappelle que la décadence peut durer longtemps, surtout si elle peut compter sur la passivité engourdie et confortable de citoyens repus. 

The most feared “barbarians” in the Western world today aren’t invaders from the distant steppes; they’re the Rust Belt deplorables voting for Trump, the gilets-jaunes burning shops on the Champs-Élysées, the little Englanders forcing their country into an unexpected Brexit.

Douthat, Ross Gregory . The Decadent Society: How We Became the Victims of Our Own Success (pp. 171-172). Avid Reader Press / Simon & Schuster. Édition du Kindle.

Son commentaire sur le dernier Houellebecq (Soumission) est stimulant, de même que le regard qu’il pose sur l’évolution de la Chine ou encore les relations entre l’Europe et l’Afrique. Le monde sera-t-il sauvé par une renaissance spirituelle ? Pas sûr… 

Tout dépend, sans doute, du sens que l’on donne à ce concept d’Esprit, de spiritualité opposée à la matérialité, au matérialisme et au consumérisme caractéristiques de nos sociétés dites « avancées ». C’est d’ailleurs le thème de la dernière livraison de la revue Relations : La spiritualité pour changer le monde ? Un dossier où l’on retrouve des contributions touchant l’écoféminisme et le sacré; une perspective musulmane sur la dimension spirituelle de l’action sociale; l’engagement social, le changement de civilisation et la spiritualité… Un des contributeurs à ce dossier, Dominique Bourg, développait dans Une nouvelle terre (2018), deux conceptions, deux sens à donner à la spiritualité : comme transcendance, extériorité du monde connu (ou concret) et comme idéal, finalité et accomplissement de soi. 

Autrement dit, le monde lui-même nous offre un double aspect, tant esprit que matière, la pensée n’étant pas moins réelle et mondaine que la matière elle-même. Ainsi la connaissance humaine relève d’un processus plus général par lequel le monde lui-même se pense. (…) Ma conscience n’est pas alors le produit illusoire d’un système clos, elle n’est pas « dans » mon cerveau, mais relève d’une réalité plus englobante, celle de cette dimension de la réalité qu’est la pensée, à l’instar du corps qui ne saurait lui non plus exister sans être porté par un milieu plus large. 

Ici, je ne suis pas sûr de suivre Bourg jusqu’au bout. Oui la pensée ne peut exister sans une culture, un langage, des icônes et des symboles. Ceux-ci ont été incrustés, forgés en des édifices, institutionnels comme physiques. Des pratiques, des rapports sociaux, des comportements admis, valorisés ou réprimés. Cette pensée, incarnée dans des choses, pesant de tout son poids historique ou de valeurs, n’est pas séparée, extérieure à la matière. Elle est en relation (dialectique?) avec la matière, dont elle informe l’organisation, l’utilisation autant qu’elle s’en inspire. Faut-il pour autant voir « dans la pensée non une activité spécifiquement humaine, mais une activité cosmique » ? 

En reliant l’évolution des technologies et celle de notre conception de la Terre et notre relation à la nature, Bourg met en lumière les conditions d’émergence de la modernité et de la démocratie. Une libération des contraintes imposées par la religion et l’ignorance, appuyée sur le développement rapide des sciences et des forces productives. Une libération conduisant à l’exploitation sans limite, sans autre contrainte que celle, technique, de la capacité de faire. Laudato Si’, l’encyclique du pape François sur l’environnement (2015), permet à l’auteur de citer la Genèse et ses interprétations différentes ou conflictuelles de la relation que l’homme doit avoir avec la Nature : la dominer, la soumettre et l’exploiter ou la soigner, comme un jardin. Le péché originel, la sortie de l’Éden serait concomitante du développement de l’agriculture, de l’avènement des cités et de l’État. Autrement dit, les racines de l’hubris contemporain remontent loin. Dans un autre livre publié en octobre dernier, Le marché contre l’humanité, Bourg donne parfois l’impression que la vie au temps paléolithique, avant l’agriculture, alors que les humains se déplaçaient par bandes de chasseurs-cueilleurs, que cette vie était bien meilleure ! 

chasseur-cueilleur du Paléolithique, exerçant son intelligence à décrypter à chaque chasse un milieu foisonnant d’indices, à exercer ses talents à diverses activités artisanales, tutoyant les esprits, s’adonnant à des rites communautaires et des jeux, en communion avec la vie végétale et animale…

Bourg, Dominique. Le marché contre l’humanité (Hors collection) (French Edition) (p. 111). Presses Universitaires de France. Édition du Kindle.

Oui, c’est sans doute vrai que le passage à une société sédentaire et agricole, plutôt que de chasse et de cueillette, a signifié « une restriction du spectre d’expériences de l’immense majorité de l’humanité ». Mais ce que les tenants d’une telle idéalisation de la vie paléolithique oublient souvent de rappeler, c’est le risque et les aléas de la vie nomade. La sédentarisation et l’urbanisation ont permis une croissance démographique inimaginable auparavant. L’écriture, la culture, la science sont filles de l’urbanisation. 

Toujours est-il que  « pour faire front à la dynamique en cours de destruction de l’habitabilité de la Terre, il conviendrait d’organiser une redescente rapide de nos flux de matière et d’énergie, de notre emprise sur les territoires et de notre démographie ». Et pour cela il faudrait que les libertés individuelles, négatives (tout ce qui n’est pas interdit ou ne nuit pas à la liberté d’autrui), soient encadrées, limitées par les libertés positives déterminées démocratiquement. Bourg cite l’idée d’une « carte carbone à puces permettant de limiter les consommations individuelles directes et indirectes carbonées ». 

Il n’y a rien d’autoritaire, ni d’arbitraire en la matière. Est bien plutôt totalement arbitraire d’autoriser des modes de vie dont l’accumulation ruine l’habitabilité de la planète. On passe d’un type de liberté à un autre, de la liberté négative à la liberté positive, avec une réduction du pouvoir individuel arbitraire de nuire.

Le 16 avril dernier Dominique Bourg, (avec Philippe Desbrosses, Gauthier Chapelle, Johann Chapoutot, Xavier Ricard-Lanata, Pablo Servigne et Sophie Swaton) publiait 35 Propositions pour un retour sur terre. Un texte articulé autour de deux grands objectifs :

ÉCONOMIE : Produire moins de biens (sobriété), et mieux (efficacité), pour que nos économies s’insèrent dans le cadre des limites planétaires et deviennent régénératives plutôt que destructives ; resserrer les écarts de revenus.

ÉTAT : refonder la représentation, enrichir les procédures démocratiques, protéger les biens publics et les biens communs ; redonner du sens au service du public.

une accélération récente

S’il est vrai que l’origine de l’actuelle crise climatique remonte à la révolution industrielle et scientifique des XVIIIe et XIXe siècles, les dernières décennies ont été… climaciques((adjectif à partir de climax)) ? Un climax dont on ne peut imaginer qu’il se poursuive encore longtemps !

Many perceive global warming as a sort of moral and economic debt, accumulated since the beginning of the Industrial Revolution and now come due after several centuries. In fact, more than half of the carbon exhaled into the atmosphere by the burning of fossil fuels has been emitted in just the past three decades. Which means we have done as much damage to the fate of the planet and its ability to sustain human life and civilization since Al Gore published his first book on climate than in all the centuries—all the millennia—that came before.

Wallace-Wells, David. The Uninhabitable Earth (p. 4). Crown. Édition du Kindle. (C’est moi qui souligne)

Après avoir passé en revue les différentes dimensions de la catastrophe climatique appréhendée (chaleur mortelle, famine, noyade, sécheresse, mort des océans…) Wallace-Wells, dans son The Uninhabitable Earth,en soulignant à quel point l’accélération des consommations de carbones est récente, pointe vers notre responsabilité mais aussi notre capacité immédiate devant l’avenir. 

« [T]he degree to which [the climate crisis] transforms the world of our grandchildren is being decided not in nineteenth-century Manchester but today and in the decades ahead. »

Adaptation par l’oubli et l’indifférence. On se réconcilie avec ce qui arrive, en dénonçant ce qui s’en vient tout en oubliant ce qu’on a pu dire du caractère inacceptable et immoral des conditions dans lesquelles on se trouve, finalement. C’est comme ça que Wallace-Wells explique l’apathie généralisée. 

« we are always coming to terms with what is just ahead of us, decrying what lies beyond that, and forgetting all that we had ever said about the absolute moral unacceptability of the conditions of the world we are passing through in the present tense, and blithely. »

Pourtant, finalement, Wallace-Wells reste (un peu) optimiste : 

« we have all the tools we need, today, to stop it all: a carbon tax and the political apparatus to aggressively phase out dirty energy; a new approach to agricultural practices and a shift away from beef and dairy in the global diet; and public investment in green energy and carbon capture. » « Personally, I think that climate change itself offers the most invigorating picture, in that even its cruelty flatters our sense of power, and in so doing calls the world, as one, to action. At least I hope it does. »

Et dans une postface (Afterword) écrite fin 2018-début 2019, il peut souligner nombre de développements positifs : manifestations de plus en plus massives pour « sauver la planète »; prises de positions de l’ONU; montée des appuis pour un Green New Deal aux USA… Sera-ce suffisant ? Nous avons dix ans pour virer de bord et trente ans pour atteindre l’objectif de neutralité carbone. À l’échelle globale. 

C’est un peu ce que tente de décrire Eric Holthaus, dans un texte de politique fiction portant sur les trois prochaines décennies : The Future Earth, A radical vision for what’s possible in the age of warming, paru en juin. Dans un billet de Janvier dernier intitulé In 2030, we ended the climate emergency. Here’s how, il avait développé, année après année, un scénario pour la prochaine décennie. On sent bien que Holthaus n’est pas porté sur la description de l’apocalypse. « [T]he narrative of climate apocalypse is not a catalyst to action. Instead, it helps reinforce the business-as-usual trope: If we’re going to lose the Bahamas anyway, why change course? » Je devrai revenir sur ce livre The Future Earth, car je ne l’ai parcouru que rapidement. 

le « bon sauvage » ou la guerre de « tous contre tous » ?

J’avais déjà commencé Humankind – A Hopefull History, de Rutger Bregman. Manière de changer des discours apocalyptiques. Hobbes ou Rousseau ? L’homme, à l’état de nature, avant l’avènement de la civilisation (agriculture, écriture, État…), était-il un être bon, paisible, généreux qui savait profiter de la vie et des richesses que la nature fournissait, comme l’imaginait Jean-Jacques Rousseau (« l’homme naît bon, c’est la société qui le corrompt »), ou menait-il une vie « solitary, poor, nasty, brutish, and short » (solitaire, pauvre, méchante, brutale et courte), comme le prétendait Thomas Hobbes dans son poème Leviathan

Bregman prend clairement parti pour Rousseau dans cette polémique presqu’aussi vieille que la philosophie. Même si je peux lui faire le reproche que je faisais à Bourg : l’idéalisation de la vie paléolithique oublie un peu facilement les dangers et misères de la vie nomade, Bregman nous amène dans sa quête à découvrir plusieurs histoires qui ont été trafiquées ou tordues pour servir de « preuve » à la version hobbesienne de la nature humaine. Des histoires, comme Sa Majesté des mouches, ou encore des expériences pseudo-scientifiques (mais encore utilisées dans la formation des policiers) comme la théorie de la vitre brisée, ou encore le Stanford Prison Experiment.

Les humains ne sont pas des bêtes assoiffées de sang qu’un mince « vernis de civilisation » (violence légitime laissée à l’État) empêcherait de s’entretuer. Ce sont plutôt des primates avec une grande capacité d’empathie (voir Le bonobo, Dieu et nous – À la recherche de l’humanisme chez les primates, par Frans de Waal). La conception que l’on se fait de la nature humaine se reflétera dans les politiques éducatives ou encore les mesures de répression ou de rééducation à l’égard des délinquants. La comparaison entre le système carcéral américain et celui de Norvège est assez probante. 


N’est-ce pas déprimant de lire dans le détail les échéances qui approchent ou que nous dépassons dans le calendrier d’une apocalypse qui semble de plus en plus inévitable ? Non, parce que de mieux comprendre les mécanismes par lesquels les humains s’aveuglent sur la nature de leurs liens entre eux et avec le monde; de développer une perspective historique et philosophique sur la relation nature/culture; et surtout de voir, au cours des derniers mois, que la planète entière peut se lever de concert… je suis, non pas rasséréné mais énergisé. Pour parler de la situation, chercher des solutions, en sachant que les pires catastrophes sont souvent l’occasion de l’expression du meilleur chez les humains.  

crédit remboursable pour aînés

J’ai pensé qu’il serait bien, dans le contexte actuel où l’on se questionne sur les moyens de réparer ou améliorer les conditions de vie des aînés, de mettre à jour la carte montrant l’utilisation faite du crédit d’impôt remboursable pour maintien à domicile par les contribuables de 70 ans et plus à Montréal. Ici la première carte, réalisée en 2012 avec les données de l’impôt de 2008.

Avec les données les plus récentes disponibles (Statistiques fiscales des particuliers 2016), et la collaboration bienveillante d’une ex-collègue, voici donc la répartition par circonscription électorale provinciale sur l’île de Montréal. (version PDF)

Répartition par circonscription électorale provinciale des montants moyens versés – 2016

La situation est assez claire : les montants versés dans les quartiers les plus pauvres sont les plus bas, alors que ceux versés dans l’ouest de l’île et à Westmount sont les plus élevés : de trois à quatre fois plus élevés ! Évidemment, puisque le programme rembourse en proportion des dépenses réalisées par la personne. Soit 35% de la dépense admissible (services de repas, de soutien ou soins à domicile). Ainsi plus une personne a de moyens de s’acheter des services, plus elle sera remboursée. C’est près d’un demi milliard de $ (456 M$) qui ont ainsi été versés en 2016, surtout aux riches !

Pourtant, on pourrait procéder autrement, comme on le fait pour un autre crédit d’impôt remboursable : celui pour les frais de garde d’enfants. À savoir rembourser à des taux différents selon les revenus de la famille : de 25% à 75% des dépenses admissibles sont remboursées (jusqu’à un maximum). Si on faisait de même pour le crédit de maintien à domicile des aînés, probablement que les personnes habitant Hochelaga-Maisonneuve, Laurier-Dorion ou Saint-Henri pourraient se payer de meilleurs services en résidence… car c’est bien à cela que sert l’essentiel de ce programme : soutenir la qualité des services offerts dans les résidences pour ainés.