03/10/2025

Contre Arendt

Traduction de Contra Arendt
Par DYLAN RILEY, 3 OCTOBRE 2025, paru dans Sidecar, la lettre du New Left Review.

Parmi les nombreuses leçons à tirer du retour de Trump à la Maison Blanche, l’une des plus importantes concerne la société civile : un concept flou et frustrant, mais néanmoins incontournable. S’inspirant de la Philosophie du droit de Hegel – où Bürgerliche Gesellschaft faisait référence de manière ambiguë à la fois au domaine émergent des échanges commerciaux et aux Stände de la fin du Moyen Âge –, Marx a cherché à mettre à nu sa structure sous-jacente et ses lois de mouvement. Mais en réalisant cette percée intellectuelle, il a perdu de vue l’importance politique et culturelle de la sphère des associations et des groupes d’intérêt qui caractérisait ce « deuxième niveau de la superstructure », coincé, comme l’a souligné Gramsci, entre l’économie productive et l’État. (Il est vrai que dans son analyse du bonapartisme, Marx est revenu à cette signification antérieure, opposant l’État français absolutiste tardif et arrogant à la société civile).

Une lignée distincte va de De Tocqueville à Durkheim, en passant par la sociologie politique et les sciences politiques contemporaines. Elle s’est concentrée sur les vertus des structures intermédiaires (rappelant en quelque sorte les pouvoirs intermédiaires de Montesquieu) dont la fonction principale était de contenir les excès de la démocratie moderne – un régime qui, selon De Tocqueville, pouvait être rendu compatible avec la liberté à condition qu’il existe une sphère associative florissante (substitut fonctionnel aux grandes familles apanagées de l’ancien régime). C’est Arendt qui a fusionné les traditions marxiste et tocquevillienne dans son analyse du totalitarisme moderne (bien qu’il n’y ait aucune preuve qu’elle ait lu Gramsci). Pour Arendt, la condition préalable essentielle au totalitarisme était la pulvérisation de la société civile, qui entraînait l’isolement de la société de masse, composée d’individus désorientés et réceptifs aux mouvements de masse démagogiques.

Après quelques décennies d’interruption, le concept a fait un retour en force pendant la brève période des années 1990 connue sous le nom de « fin de l’histoire », caractérisée par une dualité particulière : la célébration de la défaite de l’alternative communiste et l’inquiétude face à l’érosion de la démocratie libérale en Occident. La société civile semblait pertinente dans les deux cas, pour expliquer la fin du socialisme d’État et offrir une recette pour renouveler l’électoralisme étiolé du noyau capitaliste. Aujourd’hui, elle est de nouveau sous les feux de la rampe, mais dans un contexte très différent, alors que l’intelligentsia libérale et les militants des ONG dépoussièrent vigoureusement leurs exemplaires cornés de The Origins of Totalitarianism (Les Origines du totalitarisme) et appellent la société civile à résister à la menace autoritaire qui se profile.

Timothy Snyder, dont l’ouvrage Sur la tyrannie est une référence incontournable pour les commentateurs politiques de gauche libérale ayant des prétentions intellectuelles, souligne l’importance de soutenir « les organisations qui se préoccupent des droits de l’homme » afin d’éviter « ce qu’Arendt a décrit comme la dégénérescence d’une société en une « foule » ». « Il est essentiel de se rappeler que la société civile s’est déjà mobilisée pour vaincre des menaces par le passé et qu’elle peut le faire à nouveau », note Rebekah Barber, rédactrice au magazine spécialisé Non-Profit Quarterly. Son collègue David Snyder convient que « en cette période de crise profonde, la société civile doit agir ». Randi Weingarten, présidente de l’American Federation of Teachers, et Amy Spitalnick, PDG du Jewish Council for Public Affairs, définissent la société civile dans Newsweek comme un « réseau vivant et dynamique de personnes et d’organisations qui œuvrent chaque jour à l’amélioration de nos communautés ». La société civile agit, résiste, et même vit et respire.

Aussi justifiée que soit l’inquiétude suscitée par l’attaque de l’administration Trump contre le secteur à but non lucratif, une grande partie de ce commentaire souffre d’une double confusion : sur l’histoire du totalitarisme et sur ce qu’est la société civile. En ce qui concerne la première idée fausse, il convient de souligner que malgré les nombreuses idées intéressantes contenues dans The Origins of Totalitarianism (Les origines du totalitarisme) – notamment en ce qui concerne l’impérialisme –, son argument central est largement erroné. Dans les deux pays qui ont produit des régimes incontestablement fascistes pendant l’entre-deux-guerres, l’Italie et l’Allemagne, la société civile était très développée avant la prise de pouvoir autoritaire. Dans ces deux pays, les coopératives, les églises, les syndicats, les partis politiques et les sociétés d’entraide avaient connu une croissance massive à partir de 1870. L’idée selon laquelle l’Allemagne et l’Italie pré-fascistes étaient des sociétés de masse atomisées est trompeuse. Et qu’ont fait les fascistes de cette infrastructure organisationnelle une fois au pouvoir ? Ils l’ont occupée et l’ont mise au service des objectifs du régime. Cela nous enseigne une leçon importante sur ce qu’est (et ce que n’est pas) la société civile. La société civile, comme l’avait compris Gramsci, et contrairement à ce que pensent les libéraux d’aujourd’hui, est un terrain de lutte. Elle n’est pas, et ne peut être, un agent.

Cela est particulièrement pertinent dans le contexte actuel aux États-Unis. Car MAGA ne souhaite pas détruire le domaine des associations et des groupes d’intérêt, mais plutôt le coloniser. Il n’encourage pas moins l’engagement civique, mais cherche à promouvoir ses propres formes d’engagement. Ainsi, à la suite de l’assassinat de Charlie Kirk, J. D. Vance a exhorté les auditeurs du podcast de Kirk à « s’impliquer, s’impliquer, s’impliquer », expliquant que la société civile « n’est pas seulement quelque chose qui émane du gouvernement, elle émane de chacun d’entre nous ». Ryan Walters, ancien directeur des écoles publiques de l’Oklahoma, a annoncé son ambition de lancer une section de Turning Point USA dans chaque lycée et université de l’État. Il s’agit d’une lutte pour l’hégémonie menée sur le terrain de la société civile, et non d’une lutte pour ou contre un domaine (mythique) de consensus prépolitique et de résolution pratique des problèmes – ce que Gramsci aurait appelé une guerre de position.

Mais c’est là que réside une ironie dont les partisans de Trump semblent parfaitement inconscients. Car, loin d’exercer une grande influence culturelle comme le prétend la droite, les intellectuels de gauche et progressistes aux États-Unis ont été pendant des décennies cantonnés à un rôle de clergé intellectuel privilégié mais largement insignifiant au sein du complexe universitaire-ONG. Ils y ont formé ce que Gramsci aurait appelé une intelligentsia traditionnelle, parlant entre eux dans leur propre langage ésotérique et laissant la gauche dans une situation très désavantageuse. Il n’est pas impossible que la tentative de destruction de ce cordon sanitaire1En français dans le texte par l’administration Trump crée les conditions permettant aux intellectuels de gauche d’établir un lien plus étroit avec les forces politiques et sociales actuelles dont ils sont actuellement coupés. Si tel était le cas, Trump aurait contribué à la création d’un nouveau prince moderne adapté à l’ère des réseaux sociaux, de la viralité et de l’intelligence artificielle, en plus de l’industrie culturelle omniprésente. MAGA serait alors à l’origine de ce qu’il redoute le plus.


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traduits par Gilles en vrac…

Notes

  • 1
    En français dans le texte