Gilles en vrac… depuis 2002

appareil ou mouvements

Pouvoir politique et trahison serait peut-être la meilleure traduction du titre du bouquin de Fukuyama : Political Order and Political Decay. L’ordre politique se confond avec le pouvoir, ou il s’en distingue en mettant l’accent sur les institutions, les règles qui peuvent être utilisées avec plus ou moins de finesse, de sagesse ou d’honnêteté par les (dé)tenants d’un pouvoir plus fluide, plus liquide (!), incarné par des hommes faillibles et limités mais acteurs effectifs, performatifs aux commandes des leviers définis par l’ordre, le système politique. Le pouvoir politique corrompt, trahit l’ordre politique. C’est pour cela qu’on l’a construit avec des contre-pouvoirs dans plusieurs démocraties, au point d’en rendre les plus exemplaires d’entre-elles quasiment paralysées : les USA incapables de voter un budget depuis des années; une Union Européenne impuissante à se « relever » après la crise.

Contre-pouvoirs efficaces qui induisent souvent dans le monde des gouvernements de coalition ou, ici,  des pays divisés, coupés en deux parts égales. Des parts que les jeux de système et mouvements de l’âme font parfois tanguer vers de courtes majorités parlementaires assises sur des minorités citoyennes plus ou moins velléitaires. En s’attaquant aux structures et institutions du réseau de la santé, pour la deuxième fois en dix ans, ce gouvernement Libéral s’avère de plus en plus conservateur. La réforme Couillard a grandement réduit le nombre d’institutions et d’acteurs dans le réseau, en forçant la fusion d’établissements et de syndicats dans les établissements. Mais on reconnaissait que la création de ces mastodontes bureaucratiques pouvait éloigner les décideurs du terrain et les méga-institutions des besoins des clientèles et les amener à se refermer sur leurs procédures, intérêts et nomenclatures. Aussi avait-on inclus dans la transformation une obligation de résultat, une contrainte d’arrimage de son action à l’évaluation de l’état de santé de la population du territoire.

Que cette dimension plus humaniste (idéaliste ?) de l’appareillage institutionnel inventé par la réforme Couillard ait été peu ou mal implémentée par des acteurs aux prises (encore) avec des contraintes de ressources devant des besoins croissants, il n’y a pas de quoi se surprendre. La réforme avait suffisamment brusqué les réseaux et les égos pour amoindrir l’enthousiasme des acteurs à en incarner même les meilleurs aspects !

De toute façon, ou plutôt avec conséquence, la réforme Barrette allait bientôt larguer de l’appareillage institutionnel ces arrimages peu utiles. Autant de gagné pour une articulation resserrée autour des intérêts corporatistes et professionnels.

Qu’y a-t-il de commun entre la disparition des régions (dissolution des CRÉ et dévolution des budgets — réduits de 60% —  aux (5 fois plus nombreuses, et plus petites) MRC ET la fusion des CLD à Montréal, vers un nombre plus limité de centres « locaux » maintenant plus éloignés des quartiers sociologiques et territoires significatifs. Deux choses au moins de communes : la diminution des budgets consacrés au développement local et l’affaiblissement des ressources soutenant l’expression d’une appartenance locale (au quartier) ou régionale (à la région). L’action des CLD à Montréal se voit contrainte de s’éloigner des dynamiques sociologiques significatives des quartiers de même que l’action des CSSS, en devenant CISSS, amalgame des territoires et s’éloigne encore plus des quartiers que l’avait fait le premier temps de la réforme.

Cinq CISSS et cinq nouveaux CLD… et pourquoi pas, cinq nouveaux arrondissements ? Qui n’auront pour sûr pas les mêmes délimitations, puisque l’un doit inclure les villes indépendantes et l’autre, non. 

En ramenant à 33 le nombre d’institutions composant le réseau de la santé, le ministre pourra vraiment prétendre à diriger de première main les opérations mobilisant le plus grand budget du gouvernement. Ces institutions sauront-elles mieux collaborer, s’articuler aux efforts des milliers d’acteurs qui tissent encore au niveau des communautés les réseaux de soutien et de services nécessaires à la vie et la santé des populations ? On peut en douter. À moins que ce cran supplémentaire dans le compactage bureaucratique des pratiques et leur éloignement, isolement des ressources des communautés ne pousse, finalement, à l’émergence d’un pouvoir citoyen externe qui exprime et fasse entendre ce que des institutions par trop centrées sur leur comptabilité interne ne veulent plus entendre.

Après avoir négocié un pactole d’une indécente générosité à l’endroit des médecins spécialistes qu’il représentait alors, le même anesthésiste, aujourd’hui ministre, est en train d’assujettir pour les décennies à venir le réseau à un rôle de filtre fournisseur de clientèles aux dits médecins. Évidemment, s’il faut maintenir et justifier l’indécente générosité du contrat, il faudra que les spécialistes redouble d’ardeur et de « productivité ». Il faudra extraire de la clientèle du réseau de santé primaire pour l’aiguillonner vers des officines chromées et technologisées mais combien déshumanisées. Le réseau est à se transformer pour mieux servir les intérêts d’une minorité privilégiée issue de mécanismes fautifs de gestion de la formation professionnelle médicale. Rien dans l’actuelle réforme ne permet de croire que ces mécanismes fautifs seront corrigés : nous formeront toujours plus de spécialistes que de généralistes alors qu’il faudrait, de toute urgence, renverser la vapeur.

Mais la question en jeu ne devrait pas être centrée sur tel ou tel groupe de médecins (ou de professionnels de la santé : plus d’infirmières cliniciennes, de sages femmes ?). La proportion croissante de maladies chroniques, associées aux habitudes et conditions de vie, imposerait plutôt de divertir nos investissements des technologies et institutions sanitaires vers des environnements, conditions et comportements favorisant la santé. La prévention VS le curatif ? Si on en est encore là, on sait d’avance qui va gagner ! Et pourtant non, ce n’est pas de la prévention dont on parle mais bien de construction, de développement, de civilisation durable à inventer, à fonder. Et ça ne peut se jouer uniquement dans et autour des corridors d’hôpitaux et salles d’attente cliniques.

Les conseils d’administration des institutions de la santé avaient depuis longtemps perdu leur qualité de chambre d’écho des besoins et dynamiques sociales, ce qui explique sans doute pourquoi leur disparition lors de la réforme Couillard n’a pas donné lieu à de grandes manifestations d’opposition. Que l’ensemble du réseau se transforme en une machine étroitement surveillée et dirigée par un ministre et ses comptables… il faudra qu’une opposition se structure en dehors de l’appareil. Une opposition à base d’alliance entre professionnels et citoyens, entre entreprises locales et réseaux communautaires, qui saura définir ou préserver un chemin alternatif à celui qu’on nous trace à coups de machette. Celui qu’il faut entrevoir au delà de ce mythique équilibre budgétaire.


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Commentaires

2 réponses à “appareil ou mouvements”

  1. Jacques Fournier

    Bien d’accord !

  2. Manon Boily

    Je suis heureuse de t’avoir croisé hier soir.
    J’avais justement transféré ton blogue à mon courriel personnel pour prendre le temps de te lire.
    Merci de ta vigilance citoyenne, ça fait du bien.
    Au plaisir

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