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écologie sociale et capital

Du point de vue de l’écologie sociale, l’économie capitaliste repose ainsi sur quatre relations métaboliques fondamentales. À côté des relations de production et de consommation, qui sont les structures classiques qu’analyse l’économie politique, s’ajoutent les relations sociales d’extraction et de dissipation, relations métaboliques qui encadrent et déterminent le processus économique du capitalisme et son écologie.

Extrait de la présentation de The social ecology of capital, par Éric Pineault, dans le Bulletin de l’IRIS – publié (rediffusé) par PresseGauche

Pendant la plus grande partie de son existence (des centaines de milliers d’années) l’humanité (homo sapiens) a parcouru les continents en cueillant fruits et plantes comestibles, chassant et pêchant. Son impact sur l’environnement était limité par la rusticité de ses moyens (outils, armes) même si sa capacité d’action collective lui a permis d’affronter et même d’éradiquer certains des plus grands mammifères ayant vécu sur notre planète. 

Le langage et les artefacts développés par les humains permirent d’accumuler savoirs et techniques à propos des cycles de la nature, des modes et aires de reproduction des plantes et des animaux qu’ils apprirent à domestiquer. Le développement de l’agriculture et de l’élevage fournirent des surplus alimentaires. Il y a environ 12 000 ans, les premières formes d’écriture, d’architecture et de métallurgie ont augmenté la capacité des sociétés humaines de produire nourriture, outils, moyens de transport et armes. Cette nouvelle relation métabolique de l’humanité avec son environnement décuplait déjà sa capacité d’extraction par rapport au régime antérieur de cueillette et de chasse et pêche. Cités-États et empires se sont succédés, en conflit les uns avec les autres ou avec les peuples nomades qui les entouraient, ou plus simplement après l’épuisement des terres qu’ils cultivaient. Les savoirs cumulés permirent le harnachement des rivières et du vent pour faire tourner les moulins, et pour la navigation vers de nouveaux territoires. Les forces motrices du régime agraire étaient encore essentiellement celles des humains et des animaux domestiques. 

En utilisant la puissance des combustibles fossiles pour transformer à grande échelle et systématiquement d’autres ressources minérales telles que les métaux, l’industrie rompt également avec sa dépendance à l’égard de l’extraction et de la production médiatisées et limitées par un flux d’énergie et de matériaux provenant des cycles écologiques, tels que la transformation des arbres en charbon de bois pour fondre le fer, ou la transformation du grain en force musculaire incorporée pour extraire le minerai par le travail humain et le travail animal. C’est plutôt lorsque le charbon a été mis au travail pour extraire plus de charbon, que l’on peut considérer qu’une transition vers un nouveau régime métabolique avait commencé. pour qu’un nouveau régime fossile-industriel entre dans une longue phase de croissance exponentielle de la production, du débit (throughput) et de la population urbaine. 

A Social Ecology of Capital (p. 136)

Bien que le charbon ait été utilisé pour 20% des besoins de chauffage au milieu du XIXe en Angleterre, ce n’est qu’à partir du moment où ce même charbon fut utilisé, dans les premières pompes à vapeur, pour faciliter et accélérer l’extraction du charbon que nous sommes passés du régime agraire à celui de l’industrie-énergie fossile. C’est le passage d’une société basée sur une énergie essentiellement renouvelable (bois, vent, soleil, force animale) à une société basée sur une énergie fossile, accumulée sur des millions d’années, qui avait cette puissance concentrée extraordinaire.  

Le modèle en quatre temps (extraction, production, consommation, dissipation) permet d’ancrer le régime capitaliste dans son environnement. Il ne s’agit plus de seulement produire des marchandises qui seront vendues-consommées. Le système est appréhendé sous sa forme de flux et de stocks. Des flux de matières et d’énergies sont extraites et transformées pour être consommées ou stockées, puis éliminées, rejetées comme rebus ou pollutions. La société d’aujourd’hui est caractérisée par l’importance des flux de matières et d’énergies qui ont cru de manière exponentielles depuis 1950, et par l’accumulation de stocks (outils, bâtiments, villes…). « L’accumulation des stocks est la matérialisation de l’accumulation du capital dans les sociétés contemporaines. » (p. 76)

From resource extraction to outflows of wastes and emissions: The socioeconomic metabolism of the global economy, 1900–2015

Dans les sociétés contemporaines, 55 % de la matière extraite est destinée à l’accumulation de stocks biophysiques, ce qui inclut la quasi-totalité des flux de minéraux non métalliques (sable, gravier et calcaire), la plupart des flux de métaux et certains flux de biomasse (papier, bois) et de combustibles fossiles (plastiques). Une autre caractéristique de la matérialité des sociétés contemporaines est l’importance des artefacts, qui l’emportent de plusieurs ordres de grandeur sur la masse de corps vivants soutenus par l’activité sociale et les flux de matière et d’énergie (throughput flows). Cela contraste avec les sociétés passées où les flux prédominaient sur les stocks et où les corps, animaux et humains, l’emportaient de loin sur les artefacts. (ma traduction) 

Pineault, Éric. A Social Ecology of Capital (p. 74).

L’approche présentée par Pineault ne prétend pas être une stratégie d’action pour atteindre la décroissance : 

Nous laisserons à d’autres le soin de présenter, de débattre et de défendre la Décroissance en tant que projet émancipateur et mouvement social vers un mode post-capitaliste de relation avec la nature. La théorie de l’écologie sociale du capital est une entreprise préalable et plus limitée, elle fournit un cadre pour examiner de manière critique le fonctionnement, à la fois matériel et social, de ce que nous cherchons à surmonter. (p. 231)


Ce que l’écologie sociale du capital de Pineault met en lumière, en plus d’ancrer les processus de production-consommation dans ses limites naturelles (extraction-rejets) c’est la dimension internationale de ces échanges. Alors que la période des « trente glorieuses » de l’après-guerre était marquée par le « compromis fordiste » (suivant la théorie de la régulation) où les rapports de classe étaient pour l’essentiel négociés à l’échèle nationale, la libéralisation des échanges et la « mondialisation » de la période suivante ont donné un nouveau souffle au régime d’accumulation capitaliste : délocalisation d’une bonne partie de la production de biens vers des pays où la main-d’oeuvre était moins chère et les politiques environnementales et sociales plus « accommodantes »; des chaînes d’approvisionnement à l’échèle planétaire pour des produits et des marques vendus sur un marché planétaire; une circulation des capitaux et des processus accélérée par la numérisation.

L’abaissement des coûts des produits essentiels permettra la mise en marché de nouveaux produits et l’adoption de nouvelles pratiques sociales dans les pays du « centre » et les classes privilégiées de la périphérie : automobiles, téléphones, micro-ordinateurs, tourisme et médias de masse…

Une croissance de l’extraction, de la production, de la consommation et des rejets et pollutions qui, en régime capitaliste, génère une croissance des profits à investir… qui devront optimiser, innover, rationaliser leurs investissements rien que pour conserver leur place dans un marché en constant développement. C’est la « théorie du tapis roulant » (Treadmill theory) de Allan Schnaiberg reprise par Pineault : il faut courir pour rester sur place. Un processus qui n’a rien de rassurant quand on considère les « externalités » qu’il génère.

Ce « tapis roulant » m’a rappelé l’immobilité fulgurante de Hartmut Rosa.

[U]ne société moderne est caractérisée par le fait qu’elle ne peut se stabiliser que de manière dynamique. Cela signifie qu’elle doit forcément croître, accélérer et produire des innovations en permanence si elle veut conserver sa structure institutionnelle et le statu quo social. Sans croissance, sans innovation permanente, elle perd des emplois, les sociétés et les entreprises ferment, les revenus de l’État diminuent, on ne peut donc plus financer l’État social, les systèmes de santé et d’éducation, et nous nous retrouvons au bout du compte – en Europe comme en Chine – confrontés à la perte de légitimité du système politique. La conséquence en est que chaque année, et peu importe que nous vivions en Europe, en Chine ou aux États-Unis, nous courons un peu plus vite dans le seul but de défendre notre place, dans le seul but que tout puisse rester en l’état. La modernité tardive débouche ainsi sur une immobilité fulgurante qui nous éloigne systématiquement du monde et de la vie,

Hartmut Rosa. Remède à l’accélération (p. 45). 

Au final, Pineault aura beau dire qu’il ne se prononce pas sur la question de la décroissance… The social ecology of capital contribue à rendre cette perspective inéluctable. Reste à trouver une manière qui soit acceptable pour les forces sociales qui courent présentement sur le tapis roulant de l’accumulation capitaliste.


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