J’étais déjà abonné depuis quelques mois à la liste hebdomadaire d’articles publiée par Evgeny Morozov et son équipe, The Syllabus. Des articles rassemblés par thèmes : The Activist (on social justice), The Machinist (on technology), The Cosmopolitan (on global affairs), The Intellectual (on arts & culture), The Progressive (on political economy).
Depuis l’éclosion de Covid-19, cette même équipe s’est mise à publier une recension quotidienne d’articles sur la pandémie, Coronavirus Readings, comportant un nombre croissant d’éléments : une centaine au début (16 mars) elle en comportait 302 le 2 avril. Pour un total cumulatif (au 2 avril) de 2592 articles de journaux, de revues, podcasts, etc.
Cette somme impressionnante d’information est accessible par le biais d’un courriel quotidien auquel on peut s’abonner gratuitement mais aussi par à une interface de consultation des archives cumulées : The politics of Covid-19.
Interface de consultation des archives de la publication quotidienne Coronavirus Readings
On peut ainsi rechercher l’ensemble des articles cumulés par mot-clé dans le contenu des articles, par date, par source, par langue (8) ou par type de document (journaux, revues, podcast, vidéos…).
Enthousiaste devant une telle mine d’information, j’ai tenté de passer en revue, même rapidement, les articles proposés par ces listes quotidiennes pour en extraire un « best of » très subjectif, comme je l’ai fait dans mon dernier billet. Mais j’ai vite été dépassé. Il me faudrait plus d’une journée pour lire ne serait-ce qu’une fraction des 302 titres proposés hier, sans compter les heures nécessaires à sélectionner cette fraction ! Il est vrai que je me concentre sur les articles en français et en anglais. Ce qui fait tout de même 199 titres. Par ailleurs beaucoup des sources françaises sont réservées aux abonnés : Le Monde, Libération, Alternatives économiques… C’est d’ailleurs une suggestion que je ferais à l’équipe de Syllabus pour améliorer leur recension : identifier les articles qui sont réservés aux abonnés.
Je vais tout de même poursuivre ma revue de ces masses d’infos, tout en sachant qu’elle sera de plus en plus partielle !
Des 350 références colligées ces trois derniers jours par l’équipe de The Syllabus qui publie depuis 10 jours son Coronavirus Readings, j’ai retenu celles qui suivent. Rassemblées en 4 groupes : philosophie, politique, économie et transition.
Philosophie
Urgence ou crise ?
Une urgence (emergency) est une situation imprévue, qui amène des mesures temporaires visant à ramener la situation au « statuquo ante », à la normale le plus tôt possible. Une crise peut être prévisible, et même annoncée. Elle se résout habituellement par des changements de rôles ou de structure qui feront que la situation ne sera plus pareil après qu’avant.
The appropriate response to a crisis is not temporary emergency powers but permanent, future-oriented transformation.
Peut-être comprendrons-nous que cette épidémie meurtrière nous offre l’occasion d’extirper de nous-mêmes des couches de graisse, d’avidité bestiale. De réflexion obtuse et aveugle. D’une abondance devenue un gâchis qui a commencé à nous étouffer (et pourquoi diable avons-nous accumulé tant d’objets ? Pourquoi avons-nous à ce point bourré et enterré nos existences sous des montagnes d’objets superflus ?).
Cette crise rend visibles ceux qui sont d’ordinaire invisibles
Notre société est quasiment à l’arrêt, cantonnée à ses fonctions essentielles – protéger, soigner, nourrir. Il y a des métiers entiers qui sont dehors pendant que la plupart d’entre nous sommes dedans : caissières, livreurs, soignants, éboueurs, gendarmes et policiers, boulangers… une armée de l’ombre s’occupe de leurs enfants après l’école ou nettoie leurs appartements.
On a beaucoup parlé de «société de la connaissance», il faut aujourd’hui inventer une nouvelle économie des rapports sociaux. Mais il faut défendre une idée extensive du «care» qui ne se limiterait pas au soin porté aux malades, aux personnes âgées et aux enfants. Nous devons l’étendre à toutes ces fonctions qui permettent à la société de tenir debout. La caissière du Monoprix parisien qui habite en banlieue et qui termine à minuit fait partie de ce «care».
Before he went into quarantine, the Atlanta Whole Foods worker I interviewed overheard a customer walk into the store and say into his phone, “I’m pretty sure I have it; I’m going to the doctor now. I just have to stop at Whole Foods first.”
Le British Medical Journal donne accès gratuit à tous ses articles relatifs au COVID-19. L’importante revue médicale donne déjà accès libre en temps normal aux articles de résultats de recherche. S’ajoutent donc les articles plus conjoncturels sur l’actuelle pandémie. D’autres revues et journaux ont abaissé partiellement leurs “paywalls” afin de donner accès aux articles sur la crise sanitaire actuelle. Le Globe and Mail, la revue Science, les Carnets de science du CNRS français, le Centre d’information Covid-19 (le Novel Coronavirus Information Center) de Elsevier, le New York Times et sa section The Coronavirus Outbreak, d’accès libre (en donnant son adresse courriel), le Financial Times, The Atlantic, la revue Nature ? Quelques articles dont plusieurs sur le coronavirus semblent d’accès libre; la revue Esprit, annonçait — Covid-19 : nos articles en accès libre; le Centre Déclic : créé par 5 journaux québécois et la revue Québec Science “pour répondre à vos questions”, …
Santé publique ET climat
Les coûts et l’impact de COVID19 mettent en péril les actions climatiques nécessaires et urgentes. Les villes et villages peuvent faire une différence. Ils ont de l’imagination, des compétences, des solutions.
Je me suis demandé si je ne devais pas me « la fermer », pour ne pas ajouter à la cacophonie et la surcharge d’information… Et puis je me suis rappelé ce que j’ai fait, depuis 25 ans sur Internet. Filtrer, commenter, redistribuer l’information que je trouvais pertinente sur le tout nouveau « WWW ». Ce travail en est un de recherchiste, « fact checker » on dirait aujourd’hui. Mais c’est plus que fact checker, car ce n’est pas toujours en réaction à une parole publique ou influente. Il y a de la recherche, de l’exploration, de l’intuition dans cette activité de survol d’une quantité incommensurable d’information.
Je pense que ce n’est pas le temps de me taire, même si je devrai faire preuve de discernement dans l’utilisation des différents canaux qui me sont accessibles. Ne pas inonder Facebook de ce qui sied plutôt au fil Twitter; utiliser mon blogue pour résumer, organiser les éléments déjà commentés sur T ou FB, ajouter sources et extraits plus substantiels. Chaque jour ? Chaque semaine ? On verra.
Les trois tests que les gouvernements ont à passer
Pour nous sortir le mieux possible de ce merdier, selon Michael Sabia, les gouvernements devront passer ces trois tests. Le premier : réussir à protéger les citoyens du virus. Le second test : assurer une descente contrôlée de l’économie vers le bas, vers la quasi inactivité. Le troisième test : profiter des efforts nécessaires pour relancer l’économie pour restructurer l’économie en fonction des besoins de demain.
Governments will need to lead on this. Leaving it to chance will only make the reignition process longer, more difficult and more haphazard. What’s more, we would forfeit a precious opportunity to shape our future economy. Remember Rahm Emanuel’s famous: “You never want a serious crisis to go to waste.”
That means governments need to begin thinking now about a new generation of infrastructure and spending on education. About clean tech and retooling our health-care system. And about refinancing for the long term a small and medium enterprise sector that will emerge from this crisis battered but still the engine of jobs in our economy.
Je me demandais, dans un billet récent, qui avait dit ça. Sabia vient de répondre à ma question : Remember Rahm Emanuel’s famous: “You never want a serious crisis to go to waste.”
Même si nous n’en sommes pas encore aux mesures de relance (le 3e test) il semble bien que le gouvernement fédéral tentera en douce de soutenir l’avenir d’une industrie qui n’en a pas. « Ottawa prepares multibillion-dollar bailout of oil and gas sector« . Ne devrait-on pas plutôt inclure un tel financement public dans le programme général de reconstruction qui devra être élaboré ?
Ce que disait René Lachapelle sur Nous.blogue : « Est-ce que, cette fois, les fonds publics seront consacrés à rétablir la sacro-sainte croissance ou bien prendrons-nous un tournant vers le respect des ressources vitales? »
David Dayden soulignait avec ce graphique comment la crise actuelle allait faire, fait déjà des gagnants…
Ce à quoi répond Next System Project : » Il sera essentiel d’offrir des contre-propositions favorisant l’acquisition sociale des entreprises en difficulté – reprises par les travailleurs, par les communautés, ou le public – si on ne veut pas que l’économie soit en core plus qu’avant aux mains des vautours de l’équité privée.«
It is going to be essential to counterpose forms of social acquisition—like conversions to worker, community, and public ownership—if we don't want our economy to come out of this crisis in the hands of the private equity vultures. https://t.co/I7X2o9b7dE
En effet, beaucoup d’entreprises en difficultés se feront racheter par les « grandes poches » qui n’auront d’autre idée que de rationaliser, optimiser et créer de grandes entreprises profitables pour de grands marchés qui seront d’autant plus fragiles lors de prochaines crises. C’est l’occasion de soutenir la mise en oeuvre d’alternatives à cette appropriation à rabais : coopératives de travailleurs, rachats communautaires ou acquisitions publiques.
Par ailleurs le « marché de l’emploi » et le marché capitaliste en général n’est pas composé que d’entreprises exemplaires en savoirs-faire et en produits de qualité… beaucoup de ces entreprises vivaient « à la limite de la rentabilité », et ce n’était pas toujours la faute des banques ! La clientèle n’était pas au rendez-vous parce que le produit n’était pas satisfaisant… Aussi le soutien aux entreprises en difficulté ne devrait pas se passer d’une évaluation sérieuse de la valeur des acquis et du potentiel.
En fait il devrait y avoir des décisions et des orientations conscientes à dimension éthique : privilégier les secteurs à bas carbone et à valeur éducative ou roborative élevée. Soutenir le développement d’alternatives aux vacances à l’étranger : circuits locaux de découverte, d’activités, d’hospitalité couplés à des circuits régionaux de transport. Et des entreprises de rénovation et de mise aux normes climatiques des logements; des équipes volantes de formation à l’utilisation des outils de télécommunications (cartes de paiement électronique, interfaces d’utilisation des services gouvernementaux…); des entreprises de transport et livraison locales, pour les commerces locaux; des réseaux d’inclusion, d’accompagnement et de soutien aux personnes isolées, frêles ou malades…
Les programmes de compensation aux chômeurs et travailleurs qui perdront des heures ou des emplois ne pourraient-ils être expérimentés ou réfléchis dans le cadre d’un éventuel programme de revenu garanti ou minimum ? Une avenue d’autant plus nécessaire que la “remontée” sera plus longue et la crise profonde. Le soutien aux travailleurs et travailleuses qui migreront d’un secteur à l’autre dans le contexte d’une transition écologique et économique est un élément crucial pour une transition rapide et profonde.
Comme le dit Jacques Attali dans un billet récent, Que naîtra-t-il ? : « Chaque épidémie majeure, depuis mille ans, a conduit à des changements essentiels dans l’organisation politique des nations ». Ou encore :
Produire autrement, avec une division géographique du travail beaucoup moins dispersée et fragile. Et, en conséquence, promouvoir un tout nouveau mode de croissance, et de nouveaux secteurs économiques jusqu’ici, pour certains, négligés. Surtout ceux de la santé et de l’éducation, dans toutes leurs dimensions.
P.S. Je ne suis pas sûr que mon utilisation du fameux « Carpe diem » soit judicieuse ? Selon Wikipedia, « savourer le présent qui nous est donné (sans toutefois récuser toute discipline de vie) dans l’idée que le futur est incertain et que tout est appelé à disparaître« . Mais, bon. L’idée étant que les « vautours » ne se priveront pas de saisir toutes les bonnes affaires qui se présenteront… à « nous » de profiter de l’occasion pour favoriser les changements qui s’imposent pour ne plus revenir en arrière.
Par définition une crise de santé publique, comme une période de guerre, chamboule toutes les habitudes, fait taire les vieilles chicanes et conflits politiques pour mobiliser et unir les efforts autour d’une direction concertée, centralisée. L’ennemi est clair, la stratégie fait consensus… ou presque. Nous avons la chance, au Québec, d’avoir un niveau élevé de confiance dans les institutions et les leaders en place. Nombre de fois j’ai entendu (ou lu) des non-caquistes souligner le « bon travail » accompli par le premier ministre Legault. Le dernier sondage Léger-Le Devoir donne 85% d’approbation pour le premier ministre québécois. Il y a clairement un abaissement du niveau critique devant un danger reconnu comme réel et autour de mesures reconnues comme nécessaires ou utiles. Il faut faire front commun, et si le niveau de critique s’abaisse à l’endroit de la direction collective, il s’élève et peut devenir agressif à l’égard des resquilleurs et des comportements égoïstes ou écervelés qui mettent en danger la collectivité.
« Il n’y a rien de pire que de gâcher une bonne crise. »
Qui a dit ça ? Peu importe, ce qu’il voulait dire c’est que les périodes de crise sont des moments propices aux changements, aux ruptures, aux innovations. Il faut saisir l’occasion de changer des processus ou des habitudes, des manières de faire (ou de compter?) que nous savions devoir changer. Le télé-travail, qu’on expérimente actuellement de manière plus poussée que jamais, peut être vu à plus long terme comme une contribution à l’atteinte des objectifs de carboneutralité. La relation par courriel entre médecin et patient, essentielle à une gestion du risque et des déplacements pourrait devenir la signature, le privilège de la relation avec son médecin de famille. La reconnaissance du travail accompli par les éducateurs, qu’on se trouve à remplacer temporairement, avec les moyens du bord… et dont on mesure tout à coup l’immense talent et l’incommensurable dévouement.
Mais, diront certains, tout le monde est chamboulé, boulversé, déstabilisé… c’est peut-être pas le temps d’établir de nouveaux standards ! Oh que si !! Comme le rappelait ce matin Francine Pelletier dans Le Devoir, « On l’a vu après chaque grand conflit où des mesures d’exception sont ensuite devenues la règle. Pensons aux femmes dans les usines en 1939. »
Cependant, pour établir de nouvelles règles, il faut commencer par s’abstenir de tout investir nos ressources, notre marge de manoeuvre dans le sauvetage des anciennes règles. Il faut profiter du recul obligatoire qui nous est offert pour se demander, enfin : « Est-ce bien essentiel que je puisse faire le tour de la boule une fois par an pour aller me faire dorer la couenne quelques jours ? » Avant d’investir des milliards, comme s’apprête à le faire notre voisin du sud, le clown en chef, pour sauver les pauvres compagnies aériennes.
N’est-il pas temps de se demander pourquoi les pandémies se succèdent à un rythme de plus en plus soutenu ?
Les bourses ont déjà perdu 30%, et les faillites en cascade dues aux décisions récentes de fermetures et de réduction d’activité n’ont pas encore été prises en compte… Le fonctionnement « à flux tendu » de nos économies, sans stockage ni provisions, s’avère bien fragile lorsque les chaines internationales d’approvisionnement hoquettent.
For decades, individual firms’ relentless efforts to eliminate redundancy generated unprecedented wealth.
Parlant de flux tendu, si les gouvernements décident d’assouplir les dates de remise des impôts et prélèvements fiscaux, qu’en est-il des compagnies de crédit ? Les dûs sur les cartes de crédit seront-ils facturés à des taux de 20% comme d’hab ? Une cascade de faillites est aussi à prévoir de ce côté.
Pour terminer sur une note plus gaie, la réduction des pressions sur l’environnement est déjà visible : les canaux de Venise montrent une eau claire ; les dauphins reviennent au port, en Sardaigne;
Without the traffic of ships and ferries, dolphins have reappeared.
La pollution dans ses différentes formes atteindra sans doute des minima dont nous devrions prendre note précieusement, consciemment. Ce sont des seuils de stress et de pression sur l’environnement que nous voudrons ramener à l’avenir, mais de manière ordonnée et planifiée. Comme l’expliquait bien Philippe Bihouix, le « décalage des points de référence » empêche les générations de prendre vraiment conscience de la détérioration drastique de notre monde.
« les scientifiques prennent comme point de référence l’état des stocks et la composition en espèces qu’ils connaissent au début de leur carrière ; quand une nouvelle génération démarre, les stocks ont décliné et le point de référence s’est donc décalé (107). Ce concept peut être appliqué à l’environnement (on parle alors d’amnésie environnementale : les enfants ne s’affolent pas du manque de papillons, ni les Grecs de l’absence de lions…). Mais surtout, généralisé à tous les domaines »
Jusqu’où le monde peut-il s’éroder ?, in Collapsus : Changer ou disparaître ? Le vrai bilan sur notre planète.
Comment profitez-vous de cette brisure dans les habitudes pour faire avancer certaines transformations souhaitables de nos habitudes et manières ? Une formation pour une utilisation plus poussée (et positive) des médias sociaux ? Le développement de services de livraison à domicile pour les ainés et personnes fragiles ?
Un billet écrit pour publication sur le blogue de l’ISTR, International Society for Third-Sector Research, qui tiendra son colloque à Montréal du 7 au 10 juillet prochain.
Comment présenter à un visiteur étranger le tiers secteur d’ici ? Grosse commande pour un petit billet ! Sans prétendre vider la question dans les quelques paragraphes qui suivent , trois secteurs me semblent incontournables : l’action communautaire autonome, la philanthropie et l’économie sociale. Je dirai aussi quelques mots sur le réseau montréalais des Tables de quartier. Je terminerai en soulignant les limites de ce billet.
Commençons par ce qu’il est convenu d’appeler ici, au Québec, l’action communautaire autonome. Comptant plus de 4000 organisations**, 60 000 travailleurs et 425 000 bénévoles, regroupés au sein du Réseau québécois de l’action communautaire autonome, c’est sans aucun doute la partie la plus diversifiée et dynamique du tiers secteur québécois. Ces organisations sont impliquées principalement dans la défense et la promotion non partisane de droits, l’engagement citoyens et le développement de services alternatifs. Après des années de mobilisation le mouvement communautaire obtenait l’adoption d’une Politique de reconnaissance de l’action communautaire en 2001. Le soutien financier accordé par le gouvernement québécois à l’action communautaire (autonome ou non) à travers divers programmes et ministères s’élevait, en 2017-2018, à plus de 1,1G$. Ceci n’incluait pas le soutien en provenance des autres paliers de gouvernement (fédéral, municipal) ni les dons en provenance des fondations.
En ce qui concerne la philanthropie, le Philab (Réseau canadien de recherche partenariale sur la philanthropie) traçait en 2018 un portrait de l’écosystème philanthropique québécois avec un examen particulier de 3 villes (Montréal, Québec et Gaspé). Plus récemment, le Philab publiait le premier numéro de sa revue bilingue L’année philanthropique. L’Institut Mallet est aussi une source d’information sur l’évolution de la culture philanthropique, grâce à ses Sommets et Forums réguliers. J’ai donné un compte-rendu du Sommet tenu à Montréal en 2017 qui me semble encore pertinent sur mon blogue : Sommets, PIC et dons.
L’économie sociale, cet autre élément dynamique du tiers secteur, aura vu les « coopératives d’épargne » associées aux paroisses catholiques au début du XXe siècle devenir le premier groupe financier coopératif du Canada et l’institution financière la plus présente au Québec (Les Caisses Desjardins) alors que les coopératives agricoles et laitières continuent d’être des acteurs de premier plan de l’industrie. Dans le domaine de l’habitation, la Confédération québécoise des coopératives d’habitation, le Réseau québécois des OSBL d’habitation, le Regroupement des offices d’habitation du Québec témoignent de la vitalité et la diversité du secteur. Le Chantier de l’économie sociale, créé il y a 25 ans à l’occasion d’un Sommet sur l’économie et l’emploi, aura contribué au développement de la nouvelle économie sociale par la mise en place d’instruments de financement, de transfert de connaissance et de concertation. Le TIESS, Territoires innovants en économie sociale et solidaire, créé à l’initiative du Chantier et du CRISES, se veut un outil de liaison et de transfert entre praticiens et chercheurs afin de soutenir l’innovation et la démocratisation des savoirs.
Si les agents du tiers secteurs se regroupent et se fédèrent spontanément à partir de leur structure juridique (OBNL, coopérative…) ou en fonction des causes ou clientèles mobilisées (jeunes, femmes, habitation…) les regroupements intersectoriels sur des bases régionales ou locales (quartiers dans les villes) permettent des synergies et une expression de l’attachement territorial à une échelle souvent plus humaine que la « nation » ou la grande ville. La dynamique dans les régions a été chambardée récemment. Les « conseils régionaux des élus » (CRÉ) qu’on retrouvait dans chacune des 18 régions administratives du Québec a été abolie par le gouvernement provincial au profit d’une mise en valeur du rôle des élus municipaux et des 95 municipalités régionales de comté (MRC). Les CRÉ avaient développé une interface et une culture d’échange et de concertation entre les élus et les agents du tiers secteur de leur région, notamment pour l’implantation de certains programmes de développement social. La disparition des CRÉ n’a pas fait disparaitre les régions mais a certainement forcé une recomposition des réseaux régionaux de même qu’un questionnement sur la capacité des MRC à reprendre la dimension « développement social » des CRÉ. La Chaire de recherche du Canada sur l’organisation communautaire a réalisé plusieurs recherches qui témoignent de ces transformations, jusqu’en 2017, une exploration que le Centre de recherche et de consultation en organisation communautaire a continué depuis lors.
Cette concertation de proximité géographique des agents du tiers secteur a pris la forme, dans une ville comme Montréal, des « tables de quartier ». Une structure qui n’a pas subi le revers des CRÉ mais a plutôt connu une croissance du soutien accordé par les instances institutionnelles (municipalité, santé publique, philanthropies). L’île de Montréal, qui s’étire sur 50 kilomètres dans le fleuve Saint-Laurent et fait 15 kilomètre de large en son centre, rassemble une trentaine de quartiers (parfois d’anciennes municipalités indépendantes) dont les histoires sont souvent centenaires. Les Tables de quartier correspondant à ces territoires sociologiques et historiques sont regroupées en une Coalition montréalaise des Tables de quartier.
Ce tour d’horizon rapide et nécessairement incomplet ne peut se conclure sans souligner l’apport de groupes de recherche, centres, chaires qui ont soutenu l’innovation, la réflexion et la croissance d’un tiers secteur en évolution rapide au cours des dernières décennies. Je pense au CRISES, le déjà nommé Centre de recherche sur les innovations sociales de l’UQAM, mais aussi la CACIS (Approches communautaires et inégalités de santé) de l’Université de Montréal, le Karl Polanyi Institute of Political Economy de l’Université Concordia, entre autres. Des programmes temporaires ont aussi grandement contribué à la recherche partenariale : notamment le LAREPPS, Laboratoire de recherche sur les pratiques et les politiques sociales, la CRCOC, Chaire de recherche du Canada sur l’organisation communautaire, et aussi, naturellement, ARIMA, un partenariat de recherche sur l’action et les services sociaux en RÉSEAU.
Et maintenant, si vous n’êtes pas du Canada, vous vous demandez sans doute « et le tiers secteur ailleurs qu’au Québec ? » Les principaux champs d’intervention du tiers secteur étant de juridiction provinciale, celui-ci s’est organisé historiquement à l’échelle provinciale. Mais surtout, la différence de langue commune entre le Québec et le reste du Canada explique les liens ténus entre organisations de la société civile des deux nations. D’autres membres de l’ISTR plus au fait de la situation au Canada anglais pourraient sans doute, mieux que moi, vous introduire à cette réalité.
Gilles Beauchamp, organisateur communautaire, membre du comité directeur d’ARIMA et blogueur depuis 2002 sur Gilles en vrac…
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** Quelques-unes des organisations membres du Réseau québécois de l’action communautaire autonome
Comme c’est souvent le cas, en finissant une période intense de réflexion et d’écriture (voir dernier billet), j’ai eu un sentiment d’insatisfaction, de culpabilité même. Le sentiment d’avoir tourné les coins ronds, d’avoir parlé au dessus de mes compétences… On appelle cela le syndrome de l’imposteur, ou de l’autodidacte. Je connaissais le premier terme mais j’aime bien le second, qui correspond assez à ma situation professionnelle où j’ai souvent appris par moi-même, l’informatique mais aussi l’urbanisme, l’économie, la santé publique, la gestion du logement communautaire, la nutrition, la gérontologie… en fait tous ces secteurs où mon métier d’organisateur communautaire m’amenait à accompagner des citoyens qui désiraient apprendre, prendre du pouvoir devant des appareils et professionnels qui étaient peu enclins à s’ouvrir à l’influence de leurs clients ou commettants.
Aujourd’hui à la retraite, je continue d’avancer à tâtons, sans avoir de plan ni de vision claire des enjeux. Finalement je poursuis une réflexion très personnelle, un parcours idiosyncrasique. Je suis un « columnist » sans journal qui, du haut de sa colonne, porte le regard, propose une interprétation, porte un jugement ou pose des questions. Du haut de sa boîte à savon, plutôt !
Ma réflexion est ancrée dans une vie de recherche et d’action, une culture d’alternative, d’opposition, de solidarité, d’engagement, de don. Une posture qui ressemble beaucoup à un ancrage religieux même si elle a pu prendre des formes anti-cléricales.
Cette religion qui donnait du sens et cadrait moralement, mais aussi culturellement, matériellement et socialement notre monde s’est disloquée sous la pression des jeunes qui refusaient la répression sexuelle; des femmes qui voulaient contrôler les naissances trop nombreuses et aussi accéder aux même droits que les hommes. La professionnalisation des métiers d’enseignante, d’infirmière, de travailleuse sociale rendait de plus en plus difficile le maintien de l’autorité religieuse sur les institutions de services publics. Cependant que plusieurs religieuses et pères et frères ont été des pionniers, des formateurs et fondateurs dans ces professions du soin et relation d’aide.
Il est temps de revenir à une société moins exubérante et excessive, moins obsédée par la réussite et l’enrichissement personnels. Une société qui valorise la sobriété dans la durée, le respect de la nature et de la vie sans artifice.
P.S. Il semble que j’aie glissé d’un sujet à l’autre… Du syndrome de l’imposteur à… celui de sauveur ? Ça m’apprendra à ne pas laisser un texte reposer quelques heures en mode brouillon !
Plusieurs bonnes raisons d’être pessimiste en ce début d’année, début de décennie critique (c’est maintenant ou jamais) : ceux qui disent avoir l’avenir de la planète à cœur veulent aussi être réélus, aussi s’empressent-ils de favoriser l’étalement urbain quand ce n’est pas d’acheter des pipelines ou donner des droits d’exploitation de sables bitumineux pour les prochains 72 ans ! Ou encore ces pétrolières qui ne manquent pas d’accélérer leurs investissements de développement… profitant du fait que les restrictions ne sont pas encore là !
Un des aspects les plus positifs de la conjoncture est sans doute la prise de conscience collective qui s’est manifestée ces derniers mois, notamment lors de la marche dans les rues de Montréal avec 500 000 participants, mais aussi par toutes sortes d’initiatives qui se développent, portées par de jeunes entrepreneures conscientes, ou de simples citoyens désireux de « faire quelque chose ». Je pense aux nombreux commerces « en vrac », « zéro déchet » qui ont ouvert leurs portes.
Je pense aussi à ce Comité citoyen carboneutre de la MRC de Maskinongé dont l’OVSS nous faisait connaître ce petit vidéo bien ficelé de 7 minutes promouvant les objectifs de « carboneutralité d’ici 2023 » de la MRC, et décrivant diverses activités citoyennes telle le « Maskis’répare », un café-réparation, ou des bricoleurs et des citoyens ayant à réparer quelque chose viennent se rencontrer… Ça fait chaud au cœur, ça pourrait même donner des idées ?
C’est important ces petits gestes. C’est une façon d’intégrer dans sa vie, à tous les niveaux, une nouvelle philosophie, de nouvelles valeurs. Sûr que ça ne sera pas suffisant. Si tout le monde se mettait à prendre le bus, à manger végan, ne prenait plus l’avion… on n’aurait réglé que 25% du problème. (C’est ce que disait Gaël Giraud, dans cette entrevue). Il faudra, aussi, faire des changements « macro », formuler et faire passer des lois audacieuses, conclure des ententes contraignantes avec les autres pays, les autres continents. C’est un peu le reproche que je faisais en terminant la lecture de La transition, c’est maintenant, par Laure Waridel. Un beau panorama des différents enjeux posés par la Transition écolo-économique qui s’impose, avec des ancrages historique et pragmatiques intéressants, mais peu d’articulation au contexte canadien ou continental, et encore moins mondial. Et avec cette finale qui chante l’amour comme LA solution, qui nous fait vaincre les peurs, passer à l’action, déployer énergie et créativité… C’est beau, ça me fait penser (beaucoup) à un discours évangélique, qui fait de l’amour l’arme ultime pour vaincre le mal. On se demande, après deux mille ans de mise en pratique, s’il n’y a pas eu, en cours de route, alliance avec ce mal qu’on devait combattre !
Je ne doute pas qu’il faudra beaucoup d’empathie, de solidarité et d’amour, pour construire une société viable pour nos petits-enfants et leurs enfants. Mais je ne crois pas que nous pourrons convaincre les principaux responsables et profiteurs de l’actuel système en leur manifestant de l’amour. Ou bien ce sera de cet amour « qui châtie bien ». La carotte est le moyen de prédilection des politiciens pour stimuler l’économie, et l’orienter parfois. On peut comprendre qu’ils n’oseront pas prendre l’initiative du bâton, quand ceux qui seront « punis » comptent parmi les futurs clients ou employeurs de ces politiciens. C’est pour ça qu’il faut que des groupes de citoyens poursuivent eux-mêmes, au nom de la collectivité, les propriétaires et décideurs des entreprises responsables de la détérioration de la planète. Bon, oui, ça fait beaucoup de monde.
L’idée étant de rendre les gens responsables : si on a pu poursuivre les Grands du tabac pour des milliards, pourquoi pas les pétrolières ! Et puis, il faudra bien que tous nous y mettions du nôtre, et il serait normal que cela soit en proportion des richesses de chacun et, pourquoi pas, en relation avec la teneur en « saleté » du portfolio. Mais ce n’est pas qu’une question de dollars, de responsabilité comptabilisée. Il s’agit bien de changement d’attitude, de vitesse, d’objets de valeurs. On ne peut se permettre de continuer la loi du moins cher, à court terme sans égard aux conséquences. Et il n’y a pas que le carbone dont il faudra apprendre à faire l’économie, et même le rationnement. Les plastiques, les terres arables, les forêts vivantes, les vies humaines et animales… Réduire le gaspillage et la pollution à grande échelle auxquels les seules « règles du marché » ont conduit exigera une action consciente, volontaire et concertée des « chaines d’approvisionnement ».
Ce n’est pas la moindre qualité du livre A Planet to Win que de nous rappeler que le virage écologique que nous prendrons risque de mettre sous pression des milieux déjà fragilisés… notamment par les compagnies minières productrices de lithium, de cobalt… Dans un discours qui tranche par ses appels à se battre, à condamner des pratiques qualifiées de « crimes contre l’humanité »,
Fossil fuel executives in particular should consider themselves lucky if all we do is take their companies. They should be tried for crimes against humanity.
Les auteurs appellent à nationaliser les compagnies pétrolières (ou encore acheter 51% des actions pour ensuite réduire graduellement la production et « laisser le pétrole enfoui ») et les compagnies d’électricité (centrales au gaz, au charbon…). « Market forces alone can’t keep a critical mass of fossil fuels in the ground.» Et si les règlements imposés par les différents niveaux de gouvernement ont pour conséquence de faire chuter la valeur de ces compagnies, alors tant mieux : ça coûtera moins cher de les racheter !
En proposant ce « Green New Deal », les auteurs souhaitent mobiliser des forces qui ont parfois, souvent été opposées : les syndicats qui défendent leurs emplois, les écolos qui défendent la « nature »… en promettant un emploi à tous ceux qui en voudront un (dans la lignée du premier New Deal); en assurant les travailleurs des secteurs qui devront être résorbés d’un emploi de qualité équivalente; en développant de nouvelles filières énergétiques mais aussi des filières de soins (à la terre, aux humains) qui sont des emplois à « bas carbone ». Cette solidarité qui « ne laisse personne derrière » doit aussi s’appliquer à l’échelle internationale, le long de la « chaine d’approvisionnement », non pas seulement pour s’assurer d’un bon approvisionnement mais aussi, surtout parce que cette transition ne peut être réussie que globalement.
Ce sentiment d’urgence qui monte, l’idée de plus en plus reconnue qu’il nous faudra, les pays développés (et donc les plus consommateurs-émetteurs de carbone), atteindre la neutralité carbone d’ici 2030, si on veut l’atteindre à l’échelle du globe avant 2050, ce sont des leviers importants pour amener les gens à passer à l’action. Une action qui devra, à la fois, être consensuelle, c’est-à-dire rassembleuse et sachant mobiliser les nombreuses volontés désireuses de changement, mais aussi être capable de confrontation et de dénonciation, car il y a le feu à la maison !
Il faut exiger un plan pour arriver à la neutralité carbone d’ici 10 ans. Un plan crédible sur le déroulement duquel nous jugerons du mérite de nos gouvernements à chaque élection. Les villes, les quartiers, les agglomérations et les régions doivent se définir des objectifs sérieux, en discussion avec des instances nationales et internationales. Après 40 ans de règne du laisser faire et de dérèglementations, au nom de la libre circulation des biens, mais surtout de l’enrichissement sans vergogne d’une minorité, il n’est plus possible de continuer de la même manière.