À l’ombre des tours à fric

Au moment d’écrire le billet précédent, Une place où vivre ou un placement ?, le 30 janvier dernier je n’avais pas encore pris connaissance d’un dossier publié en octobre 2022 par l’organisation Vivre en ville : Portes ouvertes – pour une sortie de crise durable en habitation (PO) [2e édition avril 2025]

Après un état des lieux en matière d’abordabilité et de durabilité : des prix inabordables dans les villes qui poussent vers un étalement urbain incompatible avec les objectifs de la transition climatique, le rapport met en lumière les grands gagnants de la crise actuelle. Les grands promoteurs immobiliers, les propriétaires de longue date, les investisseurs immobiliers, les courtiers immobiliers et les finances municipales. 

Graphique tiré de Portes ouverte, page 37

Il est notable que cette crise de l’accessibilité du logement est particulièrement marquée au Canada par rapport aux autres pays du G7 : 

Graphique tiré de Portes ouverte, page 24

Cette crise est complexe et il n’y aura pas de solution passe-partout. 

Pour en finir avec la crise de l’habitation et des changements climatiques, les défis à relever sont des défis de gouvernance et de solidarité. Les solutions mises en place ne seront jamais assez bonnes, assez innovantes, assez bien financées pour nous décharger de l’obligation de changer. Changer la façon dont on aménage le territoire, changer la façon dont on épargne de l’argent, changer la mesure d’espace que l’on se réserve à nous­-mêmes et que l’on protège des autres, changer ce qu’on exige de nos élus et de nos professionnels. (PO p. 26)

Quatre « portes à ouvrir » pour sortir de la crise : 

Combler le déficit d’espace habitable dans les milieux durables 

  • Réformer le cadre d’aménagement québécois
  • Augmenter les capacités résidentielles des milieux urbains
  • Encourager la densification
  • Freiner l’étalement urbain

Créer un marché immobilier sans spéculation 

  • Affranchir les municipalités de leur dépendance à l’appréciation foncière
  • Redistribuer la plus-value immobilière
  • Empêcher la spéculation sur les immeubles locatifs
  • Protéger le parc locatif de la conversion en hôtels clandestins

Construire une abondance d’unités à but non lucratif

  • Financer et coordonner les programmes de logements sociaux
  • Faciliter la mise en œuvre de projets innovants
  • Donner un avantage compétitif aux projets à but non lucratifs
  • Habiliter les municipalités à exploiter un parc immobilier rentable

Décupler la productivité du secteur de l’habitation

  • Remanier le cadre réglementaire
  • Uniformiser le processus de développement résidentiel
  • Prévenir le « pas dans ma cour » en fin de projet
  • Développer l’industrie locale pour établir une chaine d’approvisionnement

De cet ensemble de pistes qui exigeront audace et leadership j’ai été frappé par la proposition visant à Redistribuer la plus-value immobilière. Ma première réaction : c’est un peu comme le slogan « faisons payer les riches ». Mais en y repensant, il est vrai que la rente foncière et immobilière représente un profit généré par la collectivité : on achète un terrain, ou une habitation et, sans qu’on ait rien à faire, cette propriété prend de la valeur ! Cette valeur ajoutée est d’autant plus grande que le milieu de vie est jugé désirable… Et puis, ce n’est pas une idée neuve, même un économiste tel Sir Paul Collier la mettait de l’avant dans The Future of Capitalism (j’en ai parlé ici) ou encore le groupe Dark Matter qui proposait dans A Smart Commons de récupérer une partie de la plus value privée générée par les investissements publics. 

« Le sacrifice de l’épargne en immobilier est un passage obligé pour créer des conditions de marché au service de tous les consommateurs. Sans engagement concret et prolongé en ce sens, les portes des collectivités viables ne seront jamais ouvertes. » (PO p. 37)

Une telle idée ne serait pas facile à mettre en œuvre ! Évidemment il faudrait distinguer le propriétaire qui se construit une fortune à coup de flips et de rénovictions et le  petit propriétaire occupant qui a misé une (trop) grande partie de son épargne dans un logement onéreux… Mais à moins de se satisfaire de demi-mesures comme l’aide à l’accès à la propriété qui ne fait qu’ajouter au problème1« Les mesures de soutien à la demande constituent un remède plus nocif que le mal qu’il cherche à traiter » – PO p. 36, et d’accepter l’étalement urbain comme un phénomène inévitable, il faudra oser. En commençant par oser imaginer que la maison que j’ai achetée 100 000$ il y a 25 ans et qui « vaut » 750 000$, minimum, aujourd’hui… pourrait ne me rapporter que 500 K$. Pourquoi un investissement sécuritaire comme l’immobilier devrait-il rapporter du 8-9% par an alors que les placements sécuritaires ailleurs vous donneront (moins de) la moitié moins ? Il y a « quelque chose de pourri au royaume » de l’immobilier. 

Une autre idée radicale avancée par le document de Vivre en ville : taxer les terrains plutôt que le bâti qui s’y trouve. Une manière de favoriser la densité : trois unifamiliales occupant la même superficie de terrain qu’une tour de 20 étages supporteraient le même fardeau fiscal. 

Comment imaginer qu’on pourrait à la fois réduire, récupérer une bonne part de la plus-value au moment de la revente; augmenter substantiellement les taxes sur les petites propriétés (moins denses) tout en évitant une révoltedes électeurs-propriétaires ? 

  • En donnant quelque chose en retour à ces « victimes » du changement
  • En donnant beaucoup aux locataires actuels et futurs 
    qui sont (encore) majoritaires à Montréal !

L’ampleur du besoin

Comme le souligne le document de Vivre en ville, il faut construire plus que le strict minimum, afin de donner le choix aux gens, leur permettre de changer de logement suivant leurs besoins qui évoluent dans le temps. Mais aussi, ce que ne souligne pas assez le document Portes ouvertes, afin de rénover le stock actuel de logement : isolations thermique et sonore, systèmes de chauffage, climatisation, aération… Il faudra des logements où déplacer les ménages pendant que des rénovations importantes seront faites sur le stock actuel.

Répondre à l’ampleur du défi, en termes de qualité et quantité, exigera des efforts de recherche-développement en matériaux, techniques, processus, outillages et chaines d’approvisionnement. S’il faut à la fois multiplier la quantité et élever la qualité des habitations produites, ne peut-on imaginer la production en milieu contrôlé, par exemple la fabrication en usine d’unités, non pas des maisons mais des pièces-coquilles, à l’isolation thermique et sonore optimisées, conçues pour être facilement assemblées sur le terrain ?

Un effort de développement de la qualité et la productivité des processus qui devrait permettre d’expérimenter et définir des normes, des produits certifiés, des protocoles d’installation et de vérification qui auraient un effet d’émulation sur l’ensemble de l’industrie. 

Prendre au sérieux l’effort, le défi qui se pose devant nous, sous nos pieds, exigera un engagement collectif, une mobilisation de l’industrie vers des objectifs quantitatifs audacieux, composés, accrus par une obligation de rehaussement de la qualité et de la productivité, sans la facilité, le lubrifiant d’un taux de profit faramineux !

Choisir entre l’épargne et l’abordabilité ?

S’il est vrai que certains propriétaires considèrent le logement comme un investissement, escomptant un retour de 8-9 % par an, ou même 15-20% selon le produit (voir tableau 5 du document de l’IRIS, Analyse du marché immobilier et de la rentabilité du logement locatif, 2020), pour la majorité des gens la valeur de la propriété est virtuelle. Seuls ceux qui vendent aujourd’hui réalisent cette valeur. 

Pour plusieurs des propriétaires de longue date la valeur théorique de leur logement est… exagérée, pour ne pas dire ridiculement élevée. Et si on consacrait une partie de cette valeur spéculative pour construire du logement de qualité, à bon marché, adapté aux défis climatiques et de densité urbaine ? 

Faut-il vraiment, pour atteindre l’abordabilité, « sacrifier l’épargne », comme le suggère le document PO page 37 ? Ce n’est pas l’épargne qu’il faut sacrifier, c’est une épargne à croissance spéculative. S’il faut dégonfler la bulle pour orienter ailleurs et autrement l’industrie, ne pourrait-on offrir aux épargnants de participer volontairement à ces investissements socialement nécessaires ? Les retours seraient moins faramineux, mais ils permettraient de répondre aux besoins de demain, tout en améliorant le tissu urbain et la qualité de l’habiter. 

Quelques questions à éclaircir 

Qu’est-ce qui empêche Montréal de devenir propriétaire, tel que suggéré à la solution-clé (PO p. 47) ?

  • La SHDM ne peut-elle être ce bras immobilier ?

Et si les conditions du marché restent les mêmes, les constructions nouvelles ou rénovations majeures conduiront à des prix similaires, non ? 

Mais Montréal a-t-elle les moyens d’investir ?

  • Alors qu’il faudrait des milliards (G$) pour acheter terrains et propriétés pour construire et rénover des dizaines de milliers de logements
  • Alors que certaines (?) contraintes réglementaires et légales empêchent les villes de… faire des déficits (?) d’investir et prendre la place, exercer une « compétition déloyale » à l’endroit du capital privé ?

Comment une récupération de la plus-value n’aura-t-elle pas d’effet inflationniste ? 

  • Le vendeur sachant qu’il sera surtaxé de 20% (hypothèse), pourrait augmenter d’autant le prix… et s’il a un acheteur à ce nouveau prix… La ville aurait obtenu des $$$ mais le marché serait encore plus fou ! 
  • En fait il y aurait moins de surenchère si la perspective de revente avec profits élevés devient plus difficile… 

Si, comme le suggérait l’étude de l’IRIS en 2020 : 

  • « Afin de limiter la spéculation immobilière et financer la construction de logements sociaux et communautaires, l’IRIS recommande notamment d’instaurer un impôt progressif sur le patrimoine et d’abolir la déduction pour gain en capital. »
  • Quel effet cela aurait-il sur les G$ de projets en cours de construction (ou ceux encore dans les cartons) ? Suivant la recension de imtl.org il y a présentement (2 mars 2023) 49 édifices de 12 à 63 étages en construction à Montréal, dont les plus importants valent plus d’un demi milliard $.  

L’effet d’un tel, hypothétique, virage serait une douche froide sur le marché, les achats comme placements seraient moins pressés ! Moins d’acheteurs = prix à la baisse. Mais les besoins de logements sont toujours là et si les prix baissent… ils seront plus nombreux à vouloir acheter… donc les prix à la hausse !

Et si la « taxe à la bulle immobilière » n’était pas qu’une simple taxe prélevée par la Ville mais en partie une forme d’actionnariat dans le développement d’un stock de logements abordables, de qualité, durables ? Autrement dit les propriétaires (et promoteurs) se voyaient offrir des actions ou obligations à long terme à rendement sobre, patient en compensation (partielle) de la perte des profit escomptés ? Des actions garanties par les gouvernements, soutenues par les fondations et municipalités, permettant que les nouveaux logements construits, même abordables, demeurent rentables… 

Mais si le marché de l’habitation devient moins spéculatif, les acheteurs de condos-placements se tourneront vers d’autres produits (marché boursier, condos-placements ailleurs…) et les promoteurs qui ont présentement à écouler des centaines d’unités risquent de voir leur château de cartes financier s’écrouler… 

Un malaise nécessaire

Je suis bien conscient de n’être pas un spécialiste, ni du secteur immobilier ni de la finance. J’ai acheté deux maisons dans ma vie. La première, en 1981, était un quintuplex dont le rez-de-chaussée faisait 13 pièces, avec des plafonds aux plâtres moulés à hauteur de 10 pieds. Nous étions tous pauvres, inexpérimentés et en principe opposés à la propriété (!) aussi nous avions proposé aux locataires de participer à l’achat en propriété indivise. Avec une mise de fonds de 1300$ chacun, nous avons pu acheter le quintuplex pour 58 000$.

Extrait de StreetView dans Google Map

Aujourd’hui, ces cinq logements valent « certainement »2Notez que je n’ai pas cherché à établir la valeur actuelle de ces propriétés. Il faudrait retracer les dernières transactions enregistrées, et projeter des valeurs ajustées à l’inflation du marché depuis… plus de 2M$ pris ensemble. 

La seconde maison était un duplex, acheté pour 100K$ en 1995. L’évaluation municipale en situe aujourd’hui la valeur à près de 750 K$ et le marché la valoriserait peut-être encore plus. 

Je ne suis pas spéculateur… même si certains m’accuseront de l’être dans le domaine des idées. Peut-être. Mais une idée n’est spéculation que si elle reste dans le domaine spéculatif sans s’incarner, se réaliser matériellement et socialement. Et il semble que les idées dont je parle ici, certaines d’entre elles certainement, se réalisent présentement. L’exemple le plus récent : la « sortie hors du marché spéculatif » de près de 400 logements à Drummondville, grâce à une initiative de SOLIDES, un propriétaire à but non lucratif, soutenue par « des prêts assurés par la SCHL et des partenaires privés, comme la Caisse d’économie solidaire Desjardins et la Fondation Lucie et André Chagnon ». 

Il faut résister à l’attrait du confort, celui intellectuel qui consiste à s’interdire de penser « hors de la boîte » des habitudes et manières normales, traditionnelles. La bulle immobilière, c’est un peu comme cette bulle de CO2 que nous avons accumulée et dont nous devons trouver moyen de la dégonfler, sans qu’elle n’éclate, si possible. Réduire la consommation d’énergie tout en changeant de combustible principal (et de processus industriels) pour produire cette énergie. 

La bulle immobilière s’est gonflée rapidement après la crise du dot.com et malgré la crise de 2008 a continué de croître. Une valeur refuge, plus sécure que les actions industrielles et qui rapporte autant. Continuer de gonfler la bulle pour permettre à ses enfants d’y participer en achetant malgré les prix exorbitants ? Ou pour maintenir son élan de croissance (ou sa survie) dans un marché payant ? 

Devrions-nous refuser d’explorer des solutions à hauteur des défis, parce que ça risque de choquer les susceptibilités et sentiments des investisseurs ? De les rendre insécures ? Pourtant une bonne partie de ces investisseurs sont des institutions (fonds de pension, fondations, fonds communs…) qui ont une obligation, morale sinon légale, de soutenir le développement de la société. Et puis, si les investissements immobiliers ne rapportent plus du 20-25% mais du 2-4% il faudra aux fonds de pension et consorts trouver de nouveaux filons pour maintenir leurs revenus… mais s’ils sont partenaires d’une amélioration notable de l’offre accessible et durable de logements, c’est dans une société plus riche qu’ils investiront. 

Merci de m’avoir lu jusqu’ici. Vos commentaires sont toujours les bienvenus, ici au bas de l’article ou par courriel : gilles.beauchamp@gmail.com

Autres sources :

Notes

  • 1
    « Les mesures de soutien à la demande constituent un remède plus nocif que le mal qu’il cherche à traiter » – PO p. 36
  • 2
    Notez que je n’ai pas cherché à établir la valeur actuelle de ces propriétés. Il faudrait retracer les dernières transactions enregistrées, et projeter des valeurs ajustées à l’inflation du marché depuis…

une place où vivre ou un placement ?

Note: cet article est le premier de deux. Le second est par ici.

Si l’acquisition d’une propriété s’est imposée après la Seconde Guerre mondiale comme un placement judicieux pour préparer ses vieux jours, elle est plutôt vue, depuis plusieurs années, comme un investissement dont on attend de généreux retours à plus ou moins brèves échéances. Les flips immobiliers, la multiplication des fiducies de placement immobilier, les rénovictions et la financiarisation des grands projets résidentiels constituent autant de manifestations d’une évolution qui contribue à l’augmentation du nombre de laissés-pour-compte. [Je souligne]

De la crise du logement à la crise de l’habiter, par Gérard Beaudet et Marie-Sophie Banville

Les questions de l’habitation, de la crise du logement, de la bulle immobilière ont fait l’objet de plusieurs publications et dossiers récemment. La revue Possibles publiait Habiter l’habitat. Perspectives sur la crise du logement1Une revue en accès libre en juin dernier. Une dimension historique (Offrir un toit aux plus démunis: chronique de la production du logement social, par Gérard Beaudet; Aider le marché plutôt que s’y soustraire.: Petite histoire des politiques publiques d’aide à la construction de logements par Louis Gaudreau), des approches féministe, décoloniale, philosophique

Le graphique suivant donne une idée de la croissance depuis 30 ans, qui fut encore accélérée au cours des années de pandémie. L’inabordabilité du logement est un phénomène récent…

Extrait de Des logements hors de prix, Philippe Meloche. 

« Très peu de ménages propriétaires assument en fait le prix de marché pour se loger. C’est la raison pour laquelle les logements demeurent abordables pour une part importante des ménages malgré les hausses de prix des dernières années. Il n’y a que les premiers acheteurs qui sont exposés aux prix des transactions, ce qui soulève des questions d’équité intergénérationnelle dans l’accès au logement (Meen et Whitehead 2020; Glaeser et Gyourko 2018) » 2 Extrait de Des logements hors de prix, Philippe Meloche p. 20

Dans sa « Petite histoire des politiques… » Louis Gaudreau note : « on assiste, depuis peu, à l’émergence de projets collectifs qui, sans nécessairement rompre avec la logique du marché, tentent de lui imposer certaines limites et de faire prévaloir l’usage sur l’échange, comme le veut l’expression consacrée. Parmi ceux-ci, on compte des coopératives de propriétaires, des fiducies foncières communautaires et des projets de logements abordables pour étudiant.es. Ces initiatives sont cependant freinées par le marché lui-même qui leur impose des coûts d’acquisition de terrains et de construction susceptibles d’en compromettre l’abordabilité si ce n’est la viabilité. » (je souligne)

L’article écrit par trois gestionnaires d’OBNL en logement, (Ré)occuper l’immobilier: perspectives croisées sur la production du logement abordable au Québec, annonçait (sans le dire) la création du regroupement Achat qui fut lancé officiellement en décembre. J’y reviendrai.

La revue À bâbord publiait dans sa dernière édition (#94) un dossier Financiarisation du logement. Champ libre au privé.

Nous prenons clairement parti en faveur d’un grand chantier de logements sociaux et communautaires, en ville comme en région. En plus de permettre de loger convenablement et sécuritairement des milliers de familles et de personnes seules, ce chantier permettrait de ralentir la financiarisation immobilière résidentielle qui profite du laisser-aller de l’État, tout en répondant mieux aux pressions démographiques exercées dans la majorité des régions du Québec.

Financiarisation du logement. Champ libre au privé.

des solutions ?

La SCHL évalue qu’il faudra construire 3,2 millions de logements d’ici 2030, dont 620 000 au Québec. Le gouvernement fédéral avec sa Stratégie nationale sur le logement investira plus de 72 milliards de dollars au cours des 10 prochaines années3le directeur parlementaire du budget du Canada affirme sans détour que les programmes de la Stratégie nationale sur le logement (SNL) ne rejoignent pas les clientèles cibles. Cité par Louis-Philippe Myre dans (Ré)occuper l’immobilier. L’appel à la densification des villes, pour augmenter le nombre de logements construits sur les (rares) terrains disponibles (dans les grandes villes) conduit à parfois à créer des « voisinages sans âme » dont Griffintown constitue un exemple. Richard Ryan propose une intéressante Petite réflexion sur la densification. Le même auteur, dans cet autre article, dénonce la confusion et le caractère inapproprié des politiques actuelles visant l’abordabilité des logements.

Seuls les logements à l’abri de ce libre marché sur du long terme, soit appartenant à des coops, des OBNLs d’habitation, des sociétés immobilières à but non lucratif ou des logements municipalisés comme ceux de l’Office municipal d’habitation ou de la Société d’habitation et développement de Montréal, avec un financement adéquat par les paliers supérieurs, peuvent être une vraie réponse à l’abordabilité pérenne.

Densifier ne peut pas être la seule réponse à la crise du logement, Richard Ryan

La création récente de l’Alliance des corporations d’habitations abordables du territoire du Grand Montréal (ACHAT) est une initiative prometteuse afin de ne pas laisser les espaces encore « développables » au seul profit des promoteurs privés. Deux dirigeants de ces OBNL en habitation, François Giguère de SOLIDES et Louis-Philippe Myre de Interloge, témoignent de leur riche expérience et leur vision dans un article du numéro cité de la revue Possibles : (Ré)occuper l’immobilier: perspectives croisées sur la production du logement abordable au Québec.

La création de grappes et regroupements stratégiques est une piste de solution mais s’il faut seulement compter sur la générosité et l’intelligence des actuels gouvernements pour mieux financer le développement de ce secteur…

La conjoncture est propice pour interpeller les fondations et organismes de bienfaisance qui auront, à compter de 2023, à verser en dons 5% de leurs avoirs (plutôt que 3,5% comme c’était leur obligation jusqu’ici). En association (peut-être?) avec le droit de préemption que possède la ville de Montréal, on peut imaginer une stratégie d’acquisitions foncières qui viserait à doter de terrains les projets de développement de logements « hors marché » (coopératives, OBNL, OMH) — la seule manière d’assurer l’abordabilité à long terme. La gratuité (ou le prix réduit) de ces terrains garantirait, malgré la hausse des prix de construction, le caractère abordable des habitations construites.

Parce que le logement est important non seulement comme réponse à un besoin fondamental mais aussi comme part de l’épargne (environ 50% de l’épargne de la classe moyenne4Selon Piketty dans Le capital au XXIe siècle et part de l’économie (« quand le bâtiment va… ») il n’y aura pas de solution simple. Le graphique suivant, produit dans le cadre des travaux pour une offre équilibrée de logement (Balanced Supply of Housing) du Collectif canadien de recherche pour le logement, résume brillamment les différentes dimensions de la problématique. Une présentation détaillée (en anglais) de ce « plan de match » pour régler la crise du logement.

En cliquant sur l’image vous serez amené à une version interactive de cette image, où vous pourrez faire apparaître dans le carré vide de droite les descriptions des différents éléments en cliquant dans l’organigramme de gauche. Pour une présentation « déroulée » textuellement, voir : BSH Knowledge Mobilization Framework

Trois grandes stratégies

Ma traduction partielle de la page de présentation du « Gameplan ».

Développer le secteur à but non lucratif
Augmentez le stock existant – avec des ressources et des soutiens fédéraux et provinciaux pour faire face à un arriéré de maintenance et de mises à niveau requises.

Élargir le stock – avec des prêts gouvernementaux, des capitaux, des terres et d’autres soutiens au secteur du logement communautaire, et avec des incitations pour les propriétaires institutionnels et individuels à ajouter leurs propres terres et/ou maisons à un stock abordable pérenne. En raison de la rareté des terres disponibles dans nos centres urbains, il est impératif de tirer parti – et non pas simplement de liquider – les terres publiques à cette fin.

Créer des stratégies pour servir les plus vulnérables – y compris les groupes identifiés dans la Stratégie nationale actuelle du Canada en matière de logement : les femmes et les enfants fuyant la violence domestique, les personnes âgées, les jeunes adultes, les peuples autochtones, les sans-abri, les personnes handicapées, ceux qui s’occupent de problèmes de santé mentale et de dépendance, les anciens combattants, les groupes raciaux.

Réguler, corriger le marché du logement régulier
Réduire la demande préjudiciable – en suivant et en limitant les flux de capitaux mondiaux** dans l’immobilier local, en éliminant la propriété cachée, en pénalisant la spéculation excessive et le « retournement », en sévir contre le blanchiment d’argent et la fraude, en taxant les maisons vides, en restreignant et en réglementant les locations à court terme, et en tenant la ligne sur les test de stress hypothécaire et d’amortissement.

Développer et améliorer le bon approvisionnement – en ouvrant le zonage à faible densité pour faire de la place à une diversité de personnes et de foyers, en mettant l’accent sur plus d’unités de taille familiale et beaucoup plus de location spécialement construite (par exemple, assez pour entrer dans la fourchette de vacance de 3 à 5 %), en mettant l’accent agressive sur l’efficacité énergétique et la construction écologique, et en introduisant de nouvelles incitations à l’infrastructure provinciale et fédérale pour encourager les municipalités à faciliter les nouveaux approvisionnements.

Développer les protections pour les locataires et les logements locatifs – en protégeant les logements locatifs que nous avons déjà et en assurant de solides politiques de protection et d’assistance aux locataires.

Briser l’addiction aux valeurs immobilières
Rééquilibrer les impôts sur le logement et le revenu – Un changement fiscal bien conçu – par exemple la réduction des impôts sur le revenu et l’augmentation des impôts sur la richesse immobilière – profitera à la grande majorité, en gardant plus d’argent dans nos poches, en freinant les coûts du logement et des terres et en s’attaquant aux inégalités entre les locataires et les propriétaires et les jeunes et les moins jeunes. Une autre façon de le mettre en place : le rééquilibrage de notre système fiscal nous aidera à réduire la demande préjudiciable et à permettre une offre plus abordable.

« Dérisquer » le marché face à une baisse des prix – Alors que nous freinons les coûts, nous devons garder à l’esprit que la baisse de la valeur des maisons comporte des risques pour les ménages endettés et l’économie en général. Nous avons besoin de politiques capables de protéger contre ces risques, et c’est un domaine qui a besoin d’être plus étudié.

Améliorer continuellement la collecte et la synthèse des données – À travers tout cela, nous devons continuellement améliorer notre collecte et notre synthèse des données du marché du logement afin de prendre les meilleures décisions possibles fondées sur des données probantes. Cela devrait inclure un registre fédéral de la propriété effective, des informations supplémentaires sur les flux mondiaux de capitaux dans les biens immobiliers résidentiels canadiens et l’étendue actuelle de la propriété non résidente des logements locaux. (GB souligne)


** Il n’y a pas que les capitaux mondiaux : Plus de 40% des condos en Ontario sont des investissements (G&M, 2023.02.04)

Voir aussi l’article qui suit et complète ce tour d’horizon : À l’ombre des tours à fric.

Sources et autres références


Articles similaires

Notes

  • 1
    Une revue en accès libre
  • 2
    Extrait de Des logements hors de prix, Philippe Meloche p. 20
  • 3
    le directeur parlementaire du budget du Canada affirme sans détour que les programmes de la Stratégie nationale sur le logement (SNL) ne rejoignent pas les clientèles cibles. Cité par Louis-Philippe Myre dans (Ré)occuper l’immobilier
  • 4
    Selon Piketty dans Le capital au XXIe siècle

archives du LAREPPS

Le Laboratoire de recherche sur les pratiques et politiques sociales (LAREPPS) de l’UQAM a mené des recherches pendant plus de 15 ans, sous la direction de Yves Vaillancourt, d’abord, puis de Lucie Dumais et Christian Jetté.

Le site web du laboratoire devait être refait pour rester compatible avec les normes du service informatique de l’Université. Il a fallu transférer les quelques 180 rapports de recherche accumulés au fil des ans dans un nouvel environnement. Le résultat n’est pas remarquable par sa facture graphique (!) mais plutôt par la richesse des contenus auxquels il donne accès, suivant les thèmes ou axes de recherche (Insertion, Logement social et hébergement, Services de proximité,Transversal) ou encore par mot-clé (étiquettes) ou encore par ordre chronologique. La documentation relatant l’histoire du laboratoire a aussi été préservée. On peut rechercher dans l’ensemble des résumés de recherche en utilisant le module au bas de la page d’accueil.

Alors que j’étais organisateur communautaire en CLSC (et CSSS) j’ai eu la chance de participer à plusieurs des rencontres annuelles entre praticiens et chercheurs qui nous permettaient de réfléchir aux enjeux soulevés par les innovations et les politiques en insertion sociale, économie sociale ou développement social dont nous étions parties prenantes.

Si j’ai réalisé bénévolement le travail de transfert des contenus dans leur nouvel environnement, c’est qu’il me semble important de conserver un accès public 1plus facilement accessible que le seul dépôt-papier aux archives nationales à ces rapports de recherche qui portent sur des questions qui sont toujours à l’ordre du jour : les relations entre services publics et communautaires; la place de l’économie sociale dans les services de proximité et d’hébergement… Des dizaines de monographies relatant l’action et l’histoire de coopératives, d’OBNL ou de HML, des portraits régionaux des réseaux de services ou encore plusieurs monographies sur la transformation des CLSC en CSSS ont été réalisés de 1998 à 2014. Je suis persuadé que ces matériaux mériteraient de faire l’objet de méta-analyses qui seraient utiles à l’orientation future tant des services publics que privés ou communautaires.

Articles similaires

Notes

  • 1
    plus facilement accessible que le seul dépôt-papier aux archives nationales

le temps qui nous reste

Le bulletin quotidien Daily Dose of Resilience me fait connaître le blogue d’un astrophysicien, Tom Murphy, Do the Math. Je retiens deux articles publiés récemment : The Cult of Civilization (2022.10.04) et The Simple Story of Civilization (2022.12.19).

Une version vidéo (30 minutes) sous forme d’entrevue portant sur ce dernier texte a été réalisée par Nate Hagens :

Ce même Tom Murphy (enseignant à l’Université de Californie à San Diego) publiait en 2021 un document de référence (textbook) : Energy and Human Ambitions on a Finite Planet (PDF gratuit de 465 pages).

Un tour d’horizon des sources actuelles et potentielles et des difficultés prévisibles (ou impossibilités) pour remplacer les actuelles énergies fossiles. Comme il le disait à la fin de son « The Simple Story… » (ma traduction)

« la poussée vers la transition vers les énergies renouvelables est, à mon avis, malavisée. Le but implicite est de préserver la civilisation dans essentiellement son état glorieux actuel en la maintenant alimentée pour continuer de la manière la moins perturbatrice. Perturbateur de quoi? De nos préoccupations économiques? La civilisation s’avère être terriblement perturbatrice pour le monde naturel. En donnant la priorité à la préservation de la civilisation, nous élevons cette construction éphémère et artificielle au-dessus de la biodiversité et d’un écosystème sain: une prescription pour un échec certain. »

Il n’y a pas de solution facile, de plan à suivre simplement… mais il faudrait arrêter de s’imaginer qu’on peut juste changer les moteurs à essence pour des moteurs électriques ! Le virage nécessaire est beaucoup plus radical.


matières spirituelles

Noël sans messe de minuit, sans avalanche de cadeaux à donner aux enfants et petit-enfants, sans les excès de table et de boisson… Que reste-t-il ?


Je me disais que la lecture de cette « théologie politique de l’anthropocène« , titrée Composer un monde en commun par l’ex-financier devenu jésuite, Gaël Giraud, pourrait peut-être redonner un peu de sens à la pâle aura de religiosité qui vit encore sous les décombres de notre société de consommation.

Sachant que je serais saturé de citations bibliques et de références à l’Esprit, je me disais que la lecture de « L’instinct de conscienceComment le cerveau fabrique l’esprit« , de Michael Gazzaniga serait un bon pendant matérialiste.

C’est ce que j’ai fait au cours des derniers jours. Mais je n’essaierai pas ici de résumer les 850 pages de Giraud, ni les 300 de Gazzaniga ! Seulement tenter de répondre humblement à la question : Qu’est-ce que j’en retiens ? Qu’est-ce qui m’a frappé ?

Gaël Giraud est un auteur dont j’ai parlé ici à quelques reprises. Ses écrits et conférences étant habituellement très accessibles, j’ai été surpris par le caractère érudit, le nombre élevé de ces théologèmes (devrais-je dire théologismes ?) qui permettent sans doute d’inscrire cette recherche dans la longue, très longue histoire des travaux théologiques mais en alourdissent grandement la lecture par le « commun » des mortels !

J’ai été intrigué d’abord, mais finalement conquis par cette lecture de Luc et des Actes des apôtres, en particulier des épisodes relatant l’Ascension et la Pentecôte. Le premier événement rendu, interprété par Gaël comme christologie du « trône vide », laissant place à l’autonomie et la liberté humaine; le second, la Pentecôte, quand à elle interprétée comme présence de ce qu’on pourrait appeler un « esprit du (ou des) commun(s) ». Un esprit, une culture des communs qui peut, selon Giraud, être nourri, inspiré par l’Esprit saint, accompagnant les humains dans leurs relations avec les autres, humains et non-humains.

L’appropriation privée du monde poussée à l’extrême par le capitalisme globalisé répond mal, très mal aux besoins croissants de protection de notre espace commun, de ces ressources et équilibres sans lesquels nous, les humains, mais aussi beaucoup d’autres espèces vivantes et magnifiques ne pouvons vivre sur cette terre. Cette gestion en commun des ressources et droits d’usage que nous empruntons (plutôt que nous leur léguons) aux générations futures d’humains et de non-humains… est-ce que la Foi ou l’Esprit en favorisent l’émergence ou la mise en pratique ?

Si on admettra sans difficulté que la culture catholique dans une société comme le Québec a longtemps sévi comme endoctrinement et répression sexuelle (favorisant sans doute certaines déviations) ce serait une erreur de réduire l’influence de la religion à ça ! Je suis assez vieux pour avoir vu à l’oeuvre ces frères et soeurs, qui étaient (ou avaient été) membres de congrégations religieuses, qui agissaient avec générosité, accueil, confiance en l’humanité dans les réseaux et organisations communautaires. Était-ce l’oeuvre de l’Esprit ou seulement l’effet d’une éducation catholique renforcée par la pratique de congrégations disciplinées ? Toujours est-il que l’action, l’impact de ces femmes et ces hommes, avec ou sans soutanes, faisait du bien autour d’eux. En particulier auprès des délaissés, oubliés ou malades. Une action menée avec humilité, simplicité dans un style de vie qui n’est pas axé vers l’enrichissement personnel. Un style qui, à l’époque, pouvait inspirer confiance et confidences.

Les congrégations sont aujourd’hui presque disparues mais les hommes et femmes de bonne volonté existent encore. Certains de leurs principes tel la « Règle d’or »1Tu ne feras pas à ton prochain ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse… ou plus positivement Tu le traiteras comme tu souhaiterais être traité) ou d’autres leçons tirées des saintes paraboles mériteraient d’être relues et méditées… chaque dimanche matin ! Mais c’est sans doute dans l’action, dans la vie de chaque jour que de tels principes doivent être vécus plutôt que seulement lus et relus.

Tant de choses encore à faire, inventer, discuter, négocier, établir…

*

L’esprit, la conscience dont parle Gazzaniga n’est pas de même nature que celui de Giraud. En faisant le résumé de la recherche actuelle sur le fonctionnement du cerveau Gazzaniga donne une solide argumentation en faveur de la conscience animale. La conscience de soi, dans son environnement, la perception et l’interprétation des intentions de l’autre ne sont pas des aptitudes uniques aux humains. L’exceptionnalité des humains dans le monde animal est de plus en plus ténue, diaphane. Ce qui faisait de l’humanité le joyau de la Création, l’aboutissement de la flèche du progrès… risque d’apparaître aujourd’hui comme une excroissance un peu maladive, une expérimentation des formes de vie et d’intelligence qui a donné lieu à un cancer de la biosphère.2Ici c’est moi, et non Gazza qui parle !

Les capacités d’imagination, de mémoire, de symbolisation développées par Homo l’ont été sur une longue période, de quelques centaines de milliers d’années. Ces capacités ont été multipliées de manière exponentielles avec l’invention relativement récente de l’écriture (du calcul et de l’architecture).

Alors que les humains apprenaient à prévoir le retour du printemps et de la lumière, ou celui des troupeaux ou des saumons… en regardant les étoiles et en comptant les jours; ils inventaient des histoires et des mythes pour mettre de l’ordre, et mémoriser ces savoirs. À propos de l’origine du monde, ou des puissances incommensurables de la mer ou du soleil, de la terre et des étoiles. Des savoirs aussi tirés de nos échanges millénaires avec d’autres habitants de nos écosystèmes : l’ours, le buffle, le jaguar, le blé ou le riz.

La connaissance et les croyances sur le monde furent inscrites, traduites dans la matière, la pierre d’édifices parfois grandioses qui témoignaient de la puissance de ces capacités symboliques maintenant structurées et cumulées grâce à l’écrit, depuis 10 000 ans, ce qui est peu à l’échèle de l’humanité.

Si on prend au sérieux l’hypothèse de Gazzaniga d’une conscience aussi répandue que le vivant lui-même —
Ne pourrait-on prendre aussi au sérieux le dialogue qui pouvait s’établir entre les espèces (humaine et autres qu’humaine) notamment à travers les rêves ou encore les transes chamaniques ? (Nastassja Martin, À l’Est des rêves – Réponses Even aux crises systémiques)
Mais pour entendre ce que la forêt a à nous dire il faut commencer par l’écouter et pour cela il faut croire, savoir qu’elle peut le faire, nous dire quelque chose de sensé.

À ne concevoir nos forêts qu’en stères de bois couché, c’est sûr qu’on n’entendra pas grand chose.

Je me permet de terminer sur cette citation de Rémi Savard, les dernières phrases de Cosmologie algonquienne : échos eurasiens, qui concluait La forêt vive, récits fondateurs du peuple innu. Boréal, 2004 3Si Boréal avait respecté les vœux de l’auteur vous auriez pu le lire in extenso grâce au travail des Classiques des sciences sociales. Seules l’intro et la table des matières sont accessibles…

Sans pour autant nier les avancées dont nos sociétés peuvent à juste titre s’enorgueillir et dont d’autres n’ont pas manqué de profiter, qui peut affirmer que, pour sortir de certaines impasses dans lesquelles nous sommes présentement coincés, nous n’aurons jamais à revenir à des façons de penser et de faire ayant été prématurément rangées au sous-sol de nos musées, alors que d’autres sociétés auraient continué à les développer? Les propos suivants qu’écrivait l’anthropologue Michel de Certeau, il y a plus d’un quart de siècle, n’ont rien perdu de leur pertinence: «  tout se passe comme si les chances d’un renouveau socio-politique apparaissait aux sociétés occidentales sur leurs bords, là où elles ont été les plus dominatrices. De ce qu’elles ont méprisé, combattu et cru soumettre, reviennent des alternatives politiques et des modèles sociaux qui, peut être, vont seuls permettre de corriger l’accélération et la reproduction massives des effets totalitaires et nivelateurs générés par les structures du pouvoir et de la technologie en Occident» (La culture au pluriel, M. de Certeau, 1974).

Bon, l’expression « effet totalitaire et nivelateur », avec bientôt 50 ans de recul, serait sans doute remplacée aujourd’hui. Par ? Extractivisme néo-colonial ?

Je vous souhaite à tous, malgré tout ou peut-être grâce à tout !, une heureuse fin d’année 2022 !


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Notes

  • 1
    Tu ne feras pas à ton prochain ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse… ou plus positivement Tu le traiteras comme tu souhaiterais être traité)
  • 2
    Ici c’est moi, et non Gazza qui parle !
  • 3
    Si Boréal avait respecté les vœux de l’auteur vous auriez pu le lire in extenso grâce au travail des Classiques des sciences sociales. Seules l’intro et la table des matières sont accessibles…

Bois-de-Liesse à vélo en images

Parcours de 50 km dont une partie filmée, dans le Bois-de-Liesse et la vélo route sur une ancienne emprise de chemin de fer… C’était une journée (7 novembre) particulièrement venteuse (rafales à 65km) mais ensoleillée. Encore un exercice de production avec Final Cut Pro… 2 versions m4v (format Apple) pour plus de qualité et YouTube pour un accès plus rapide.

https://www.gillesenvrac.ca/video/Bois-de-Liesse-Montage-final.m4v

Une rencontre stimulante, très. Même en mode virtuel!

Les États généraux du développement des communautés, organisés par le Collectif des partenaires en développement des communautés ont eu lieu du 31 octobre au 4 novembre dernier.

Il ne pouvait pas en être autrement après tant de travail préparatoire. Pour en avoir une idée, consultez le Tour d’horizon qui fut magistralement synthétisé par Maria et Pierre-Elie de l’OVSS : plus de 40 milieux rencontrés. C’était ma première expérience avec la plateforme Gather Town et ce fut, somme toute, assez facile et distrayant, Même si cela ne m’a pas guéri, magiquement, de l’angoisse du premier contact avec des inconnus ou de ma maladresse en matière de small talk. J’aurais dû mieux tendre l’oreille en passant à proximité des petits groupes discutant sur la place publique… et m’inviter plus souvent dans la conversation !

Je ne tenterai pas ici de faire un résumé systématique des tous les ateliers et séminaires auxquels j’ai participé pendant les cinq jours. Plus modestement je souhaite partager mes « coups de cœur » et moments marquants de la semaine. 

La première journée fut consacrée à un retour sur le Tour d’horizon, dont la synthèse en 10  fiches allait aussi servir de base aux travaux de différents ateliers : dynamiques territorialeséquité territorialedifférents paliers – local – régional – nationalgouvernance intersectoriellegouvernance – leadership (I)gouvernance-leadership (II)transition socioécologiqueparticipation citoyenneimagination des possiblesressources humaines et roulement de personnel

Geneviève Giasson ouvrait la deuxième journée, en tant que directrice générale de la MRC du Val St-François. Une personne bien au fait des enjeux et réalités du développement des communautés car elle a été longtemps directrice de Communagir. J’ai eu l’impression que sa position de DG de MRC pesait sur son discours… comme si l’enthousiasme que je lui connaissais s’était un peu dilué ou était contraint par sa fonction. C’est une question que je poserais bien à un autre DG que j’ai connu alors qu’il était, lui aussi, membre du C.A. de Communagir : Gilles Gagnon, qui était à l’époque DG de St-Urbain et qui est maintenant DG de Baie St-Paul. Une position au cœur de l’action mais qui impose peut-être d’être moins visible et actif sur la place publique !? 

Le contraste était particulièrement évident lorsqu’on le compare au discours des élues de 3 municipalités… sur lequel je reviendrai plus loin. 

J’ai beaucoup apprécié le séminaire « Perspectives autochtones » où trois intervenantes nous ont entretenu des défis et de la réalité du développement des communautés autochtones. Premier constat : un (ou une ?) des panelistes n’a pu se joindre à la discussion car le réseau internet était « down » dans son coin de pays ! Le séminaire était animé par Imany Bégin-Paul, chargée de projet – Alliances et solidarités avec les Premiers Peuples du Front commun pour la transition énergétique, et sa sœur, Natanaël Bégin-Paul, directrice de Tshuapamitin. Kathryn St-Aubin s’est ajoutée au tandem spontanément pour partager sa connaissance du terrain. À un moment de la discussion Imany (ou était-ce Natanaël ?) nous a rappelé que les communautés locales autochtones sont l’équivalent des petites municipalités présentes sur tout le territoire : il faut gérer les besoins de base, et aussi les différends en matière de perspectives de développement économique. De petites municipalités qui incarnent ce que le terme intersectionnalité veut dire ! Ce fut un échange entre pairs sur les questions d’organisation communautaire et de développement local qui m’a donné le goût d’aller plus loin : ne serait-ce que visiter quelques-unes de ces communautés qui nous entourent… 

Le moment le plus fort de cette semaine fut, pour ma part, le séminaire offert par trois élues municipales, deux mairesses et une conseillère, exceptionnelles de sagesse et d’expérience. 

3 élues inspirantes !

« Il est souvent plus facile de changer de personne que de changer la personne » disait une des mairesses, soulignant ainsi l’avantage de notre système démocratique. On parlait ici de changer nos élu(e)s, mais aussi, comme le soulignait une des mairesses, il faut parfois changer de DG !

Les situations évoquées par les élues sont très différentes : petites municipalités avec 3 employés ou grandes villes avec des centaines ou des milliers d’employés. Mais la situation des petites municipalités (moins de 5000 habitants) est la plus commune : 83% des élus municipaux l’ont été dans de petites municipalités! Même si ces dernières ne représentent que 15% de la population du Québec. Le vécu de ces élus est fait de bénévolat et de travail à temps partiel, avec très peu de ressources, alors que les grandes villes ont vu leurs élus se professionnaliser. 

Mais c’est la même passion politique qui anime ces élues. « C’est la frustration qui m’a amenée en politique » disait Madeleine Lefebvre, conseillère à Maniwaki. Insatisfaite de voir ce qui se faisait, elle s’est engagée. Évelyne Beaudin, mairesse de Sherbrooke : « J’ai créé un parti (Sherbrooke citoyen) pour porter ces idées, cette vision ». Geneviève Dubois, mairesse de Nicolet complétait ce trio de femmes inspirantes. 

D’entrée de jeu, Madeleine Lefebvre((En plus d’être conseillère municipale de Maniwaki, Madeleine a réaliser une recherche auprès des élus de petites municipalités dans le cadre de ses études doctorales. Ce qui donnait un poids supplémentaire à ses affirmations.)) affirmait « Il faut faire plus et dépasser la consultation pour favoriser la participation citoyenne. Sur ce point, on fait très peu, et plutôt mal. » Sur le moment, même si je n’étais pas dans la salle (tout se passait sur mon écran) j’ai pu sentir l’opposition spontanée des deux mairesses ! Dans les petits milieux les élus ont parfois l’impression qu’ils connaissent tout le monde : « J’ai été à l’école avec eux ». Aussi ils sentent moins le besoin de rejoindre, consulter et écouter la population. Il faut que la population vienne au conseil municipal afin de montrer aux élus qu’ils ne connaissent pas tout le monde ! 

Geneviève Dubois, mairesse de Nicolet, souligne l’importance de l’exemplarité pour changer les choses : c’est en ayant une gestion transparente que des élus peuvent montrer à ceux qui n’y sont pas enclins que c’est possible et même profitable. Sa région a été frappée durement au cours de la dernière période par les inondations. La solidarité qui s’est manifestée dans le contexte fut éclairante : qu’on soit du secteur privé, public ou communautaire, « citoyens, patients et clients : ce sont les mêmes personnes ». La mairesse dit ne pas connaître suffisamment, ni être connue par, le « communautaire ». « On ne se connait pas. Les élus ne vous connaissent pas. Pour eux, vous êtes ceux à qui on donne une subvention une fois l’an. » Elle invite les réseaux communautaires à venir aux réunions du conseil municipal « pour nous dire ce que vous faites ». 

Il faut partager le pouvoir : quand les gens participent à la décision, ils deviennent des ambassadeurs de son application. Elle n’a pas d’inquiétude devant la parole ou l’engagement des citoyens. Prenant l’exemple d’une expérience de budget participatif : les suggestions faites par les citoyens sont plein de bon sens ! Mme Dubois souligne au passage la difficulté de gérer certains projets avec les petites municipalités rassemblées par la MRC : toutes les municipalités reçoivent le même montant, mais c’est la ville-centre qui épongera 33% de la facture ! 

La mairesse de Sherbrooke, Évelyne Beaudin, note que la professionnalisation des élus, qui peuvent maintenant se consacrer à temps plein à ce travail, a parfois comme conséquence de transformer les électeurs en consommateurs. Certains se disent « J’ai payé des taxes; tu es mon employée; tout ce que j’ai à faire c’est d’ouvrir la bouche ! ». Mais ce n’est pas toujours comme ça. Certaines communautés savent se mobiliser et produire des choses extraordinaires.

L’espace de marché public (ou communautaire) de Compton

Elle donne l’exemple du Marché de Compton, où un terrain fut offert par le groupe des Lyons, où de beaux kiosques furent construits collectivement… Elle souligne au passage qu’on ne peut pas seulement compter sur le dévouement et l’enthousiasme des employés de la ville ! Il faut maintenir l’action volontaire typique des petites villes. Pour cela elle compte sur les arrondissements qui rapprochent l’administration des citoyens. Mais aussi elle souhaite expérimenter un projet qui a déjà été mis en pratique en France (dans le 14e arrondissement de Paris) : l’hyper voisin. 

Cette mairesse est convaincante ! Et son idée d’expérimenter la formule d’hyper-voisins (que je préfère, quant à moi, au terme « ami du quartier » – l’ami de chez Jean-Coutu ?) me fait penser aux organisateurs et travailleurs communautaires des premiers CLSC. Il y avait une permanence, sur un assez petit territoire. Des citoyens de ces territoires ont parfois été embauchés comme travailleurs-travailleuses communautaires. Mais quel sera le niveau de qualification demandé ou offert à un tel hyper-voisin ? Et sera-t-il assez respecté par les divers départements et spécialistes de l’appareil municipal pour être vraiment utile et crédible ? Il faut définir, valoriser une relation de qualité, professionnelle avec la population. Éviter la création de dépendance et d’infantilisation ou pire, l’établissement d’un marché noir (ou gris) de la résolution de problèmes! Une relation éducative, apprenante, co-constructive d’un service public à l’écoute et réactif. Autrement dit ce n’est pas seulement la première ligne qu’il faut rapprocher du citoyen, c’est tout l’appareil qu’il faut assouplir… Ici, vous l’aurez compris, c’est moi qui parle.

Ce séminaire donné par des élues municipales passionnées et inspirantes s’est terminé sur des appels à la participation aux conseils (municipaux ou d’arrondissements), des appels au partage d’informations et d’agendas, des appels à VOTER pour choisir vos élu-e-s, car le taux de participation est toujours bas au niveau municipal. Des appels, finalement, à ce que les paliers supérieurs donnent aux municipalités des moyens à hauteur de leurs mandats, de leurs potentiels.

À la plénière de clôture, des appels à « travailler ensemble », à créer des espaces de dialogue, où vivre le paradoxe : apprendre la reconnaissance mutuelle tout en abandonnant les étiquettes. Il faut « décloisonner les espaces de concertation pour y faire de la place pour l’éducation, l’économie sociale, les réalités autochtones » et (c’est moi qui ajoute) pour ce grand éléphant dans la salle : les acteurs et partenaires économiques. 

Ma conclusion : le processus, le chemin parcouru pour arriver à ces États généraux a été plus important encore que l’événement, même si ce dernier fut un franc succès. Quand je me remémore la richesse des contenus extraits des rencontres Tour d’Horizon j’ai l’impression qu’on n’y trouvait pas aussi bien exprimées que pendant le colloque cette césure, ce contraste entre petites communautés et grandes villes et agglomérations; entre l’agir quasi-bénévole et l’engagement professionnel. Et la tension, la différence, comme le soulignait la mairesse de Sherbrooke, entre le développement social et le développement territorial. Je devrai relire les fiches synthèses pour vérifier. 

populistes et intellectuels

Pourquoi les populistes sont-ils si anti-intellectuels? Alors que durant les premières vagues du populisme (1890, 1930) les intellectuels étaient alliés ou parties prenantes du mouvement populiste (Le populisme, voilà l’ennemi !, Thomas Frank). Spontanément certains pourraient penser que c’est normal que les populistes s’opposent aux intellectuels puisque ces derniers semblent souvent mépriser les populistes qui seraient, par définition, incultes ou à tout le moins peu éduqués et facilement manipulables par des leaders retors et peu scrupuleux.  

Se faire traiter d’intellectuel est devenu une insulte, au Québec. Ou en tout cas, même les politiciens éduqués ne veulent surtout pas qu’on les prenne pour des intellectuels. Et ne parlons pas des politiciens populistes ! Ils sont passés maîtres dans l’art de titiller ou attaquer les intellectuels pour faire plaisir et mobiliser leurs troupes. Pas besoin d’aller jusqu’à Trump, notre Harper bien canadien s’amusait ferme alors que sa décision d’abolir le « questionnaire long » du recensement avait fait monter au créneau tous les intellectuels du pays. Mais c’est peut-être, finalement, ce qui a causé sa perte !

Les intellectuels étaient avec le peuple, quand il s’agissait de défendre le droit à l’éducation ou à des services de santé. Quand il s’agissait de définir les grands travaux à développer, dans l’intérêt public, pendant la crise des années ’30… ou encore durant la révolution tranquille. À la fin de ces trente années dites glorieuses (1945-1975), les Thatcher et Reagan surent profiter des défauts, lenteurs et de quelques monstruosités qui s’étaient produits pendant les décennies de développement très rapide des institutions d’éducation et de santé, mais aussi des industries de l’énergie, des communications, du transport… pour légitimer une réduction drastique des prélèvements fiscaux sur les grandes fortunes et les revenus élevés. Cela ne put se faire qu’en réduisant le pouvoir d’initiative des gouvernements pour le remettre, le laisser entre les mains des propriétaires et agents du « privé ». 

Comme par hasard, la fin de cette période social-démocrate ou progressiste d’après-guerre, période où l’intérêt public et l’accès aux services publics pouvaient encore constituer le cœur d’un programme politique, cette période prend fin alors que l’impact négatif et insoutenable de ce développement très rapide (de l’industrie et de la population) devient évident[1] et aurait demandé une prise en compte accrue de l’intérêt public. Mais c’est plutôt à l’amorce d’une longue période de domination de l’intérêt privé, de laisser-faire et de retrait de l’initiative publique que nous assistons. Le rôle de l’État n’était plus que de soutenir la libéralisation des échanges, qui amenait une pacification des relations internationales en même temps qu’un développement économique des pays « pauvres ». 

Les intellectuels d’aujourd’hui sont le produit des gains socio-démocrates des années d’après-guerre. Formés dans les cégeps et universités, mais aussi sur le tas, dans les labos et les usines, les studios et les bureaux. Piketty, dans Capital et idéologie, a suivi l’évolution du soutien électoral accordé aux partis socio-démocrates, qui passe de la classe ouvrière à celle des « éduqués ». Des éduqués parmi lesquels l’auteur identifie deux camps : la droite marchande et la gauche brahmane. Deux camps qui se partagent et se disputent la gestion de l’appareil gouvernemental. Les éduqués ayant profité de l’accès plus démocratique à l’éducation supérieure gagné par la classe ouvrière dans la période de l’après-guerre et la révolution tranquille au Québec, se sont créé de belles niches dans les appareils, organisations et institutions. Ils ont fait le pari du libre-échange… puis de la financiarisation de l’économie. Ce n’est pas que les éduqués ou les intellectuels avaient vraiment le choix, ou le pouvoir de décider. Ceux qui décidaient n’étaient pas obligatoirement éduqués, ni nécessairement intellectuels. Certains étaient seulement riches. 

Les intellectuels ont-ils trahi la classe ouvrière et le peuple ? C’est ce que défendait déjà en 1995 Christopher Lasch dans La révolte des élites et la trahison de la démocratie.  Mais c’est beaucoup demander à une seule génération d’intellectuels d’inventer une nouvelle culture démocratique tout en préservant le meilleur de la culture élitiste d’antan. Aussi les intellectuels ont-ils sans doute simplement été… achetés. Ils ont suivi leurs intérêts immédiats personnels (ou corporatistes-professionnels) sans se préoccuper de l’intérêt public. Pourquoi auraient-ils à s’en préoccuper plus que les autres ? Mais parce que c’est leur rôle de réfléchir, de connaître, de prévoir. D’imaginer, de dire, de prédire. Ici il faudrait faire des distinctions entre intellectuels, éduqués, élites, dirigeants, décideurs, gestionnaires… Mais tous (ou presque) ont été subjugués par le néolibéralisme et ses richesses, sa facilité, ses libertés (Populisme et néo-libéralisme. Il est urgent de tout repenser, de David Cayla). Les limites qui commençaient à se manifester dans le champ des possibles n’étaient que des défis à relever, des opportunités d’affaires. 

Les intellectuels d’aujourd’hui ont été formés par les intellectuels d’hier. Mais ils se sont aussi formés dans leur opposition aux dogmes et croyances d’hier. Ils poursuivent avec passion la construction d’édifices et de théories qu’ils partagent dans des chapelles et colloques. Persuadés qu’ils sont de contribuer à façonner, orienter l’action des humains dans le monde. Oui la science, la technologie, l’art sont des champs où excellent les intellectuels. Mais la vérité, la beauté ne sont pas encore les valeurs dominantes. La propriété, le pouvoir, l’autorité ont préséance. Les sciences, les technologies, les arts se sont développés trop souvent en réduisant les autres à un rôle passif de public, de consommateurs, de profanes qui doivent se fier aux experts et aux professionnels.

La logique de l’expertise s’oppose trop souvent aux savoirs tacites, intuitifs et non-verbaux. Les intellectuels de demain, moins verbomoteurs et plus à l’écoute, reconnaîtront la primauté de l’intuition sur la raison, et l’importance de la discussion, de l’opposition des idées et arguments pour faire émerger l’intelligence d’une situation. (L’énigme de la raison, H. Mercier)

Mais pour cela il faut que les parties se respectent suffisamment pour s’écouter. 

Pourquoi les populistes sont-ils de droite ?

Même si on a pu voir quelques exemples d’une stratégie populiste de gauche (Espagne, Grèce) théorisée par Chantal Mouffe (Pour un populisme de gauche) la plupart des leaders populistes sont de droite, de Le Pen à Trump, à Duhaime et Poilièvre ou Orban (Hongrie) et Erdogan (Turquie). Pourquoi cela ?

Peut-être parce qu’il est plus difficile de mobiliser le peuple tout en construisant la démocratie (principe essentiel du populisme de gauche, selon Mouffe) plutôt qu’en la démolissant (Entre populisme et élite, le populisme de droite, par Frédérick Guillaume Dufour); plus facile de flatter les préjugés que de les corriger… 

Justement, parlant de corriger les préjugés, d’éduquer le « peuple » dans le respect des différences, des identités, des subtilités et susceptibilités… il est facile de tomber dans le mépris et la bienséance. 

« [T]ous les mouvements populistes authentiques ont visé à rassembler les travailleurs par-delà les barrières de race, de religion et d’ethnicité. (…) C’est l’un des objectifs traditionnels des mouvements de gauche depuis le 19e siècle. Mais ça n’intéresse pas particulièrement les prophètes de l’opprobre qui composent la gauche moderne. »

Thomas Frank, Le populisme, voilà l’ennemi ! p. 308) 

« Une politique sans joie, une politique de la réprimande c’est là tout ce que ce centrisme nous a laissé : une politique de la vertu individuelle qui ne considère pas les gens comme une force à mobiliser mais comme une menace à blâmer et à discipliner. »

idem, p. 328

C’est parce que la gauche s’est repliée sur elle-même que la droite a pu prendre le devant de la scène. Scène qui s’adresse au peuple plutôt qu’à la chapelle. 

Lorsque l’extrême-gauche s’est sabordée, au début des années ’80, alors qu’il aurait fallu accentuer la critique du néolibéralisme qui triomphait aveuglément, c’était pour mieux plonger, participer aux luttes des nouveaux mouvements sociaux (femmes, jeunes, autochtones, écologie, nouveaux médias…) que la « classe ouvrière » avait bien de la peine à suivre, alors qu’elle aurait dû les diriger ! En tout cas c’est le sens que les militants d’En Lutte, dont j’étais, ont donné à la dissolution de leur organisation politique. 

On peut dire que nous avons réussi : nos énergies ont été investies dans la création de réseaux, d’organisations populaires, professionnelles ou civiques, dans la poursuite de réformes utiles et novatrices. Mais la réunion de toutes ces forces dispersées, que nous imaginions pouvoir réaliser « au besoin », ne s’est jamais vraiment produite. Au contraire, les intérêts des uns semblent s’éloigner toujours plus des autres, les différences se multiplier, s’accroître. Si des rassemblements larges ont pu parfois se créer, c’était ponctuel : manif contre tel traité de libéralisation des échanges (et de réduction de la souveraineté des États); journée pour la Terre… 

La construction d’une alliance des forces populaires n’est pas l’affaire d’une négociation autour d’une déclaration ou d’une manifestation. Il faut négocier des équivalences entre les valeurs et désirs portés par différentes fractions populaires. C’est la négociation de ces « chaines d’équivalences » (Mouffe) qui permet de « construire le peuple », le peuple des opposants à l’oligarchie des pouvoirs oppressifs. 

Pour pouvoir tricoter ces « chaines d’équivalences » les uns doivent descendre de leur piédestal, d’autres doivent oser s’affirmer, s’exprimer, s’engager. Quand les intellos, ces hommes et femmes de tête, auront compris que la raison n’est qu’une justification, après coup, de l’intuition, ils porteront plus d’attention à ce savoir tacite, cette intelligence du corps et du cœur, qui ne s’exprime pas toujours par des mots. Cela devrait faciliter l’expression, même maladroite et peu assurée, des porteurs de sens et de rêves qui ont peu de mots mais beaucoup de vécu. 

Après 40 ans de développement néolibéral débridé, où le succès à court terme et le retour maximal aux investisseurs dictaient la loi, il faut revenir à plus de prudence et de planification. Au-delà de la planification, c’est la capacité d’agir dans l’économie qui doit être regagnée par les États. Le New Deal ou la course à la lune aux États-Unis, ou encore la révolution tranquille au Québec sont de bons exemples de cette capacité à regagner. Elle ne se fera pas sans que certains aient l’audace d’imaginer un autre monde.


Oui, bon. Mais demain, pour qui je vote ? Pour celle ou celui qui sera plus à même de rassembler les forces démocratiques (sociales, économiques, culturelles) dans une aventure historique déterminante : le  business as usual  n’est plus possible. 


[1] Si j’avais été « cheikh » du pétrole en 1972, au moment de la publication de Limits to growth, alors que l’essence se vendait 10 cents le gallon, je me serais empressé de pousser le prix du pétrole au maximum, en présumant que mes clients s’affaireraient bientôt à réduire drastiquement leur consommation de ce produit nocif.