On nous sert l’intelligence artificielle (IA) à toutes les sauces : des scénarios à la Terminator aux exploits de l’IA dans le pliage des protéines. À la fois menace existentielle et promesse radieuse.
Imaginons que je vous ai invité à manger à ma table, gratuitement, depuis une quinzaine d’années. Je vous ai nourri, diverti, informé sans vous demander un sou. Pas un sou, seulement la récolte de vos conversations, de vos connexions, de vos appartenances… De ces informations j’ai peu à peu su tirer des modèles de prédiction, de comportement qui me permettent aujourd’hui (ou me permettront bientôt) de produire des informations, des analyses, des projections qui remplaceront peu à peu les analyses et projections faites par des humains… À qui appartiennent ces modèles développés à partir des contenus et comportements laissés sur le web par les milliards de participants innocents ?
L’histoire de l’IA que retrace Daniel Andler dans son Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme est instructive en ce qu’elle montre bien l’évolution des prétentions de l’IA depuis ses débuts, une évolution vers plus de circonspection et d’humilité dans la recherche d’une intelligence générale. Cinq (5) replis ou renoncements ont marqué la croissance de l’IA telle qu’on la connait aujourd’hui : renoncement à la pensée « pensante », renoncement à l’équivalence avec l’intelligence humaine, renoncement à une intelligence générale, renoncement à l’indépendance à l’égard de l’intelligence humaine, puis renoncement à la réflexion.
L’IA symbolique des débuts a laissé place au connexionnisme1Le connexionnisme modélise les phénomènes mentaux ou comportementaux comme des processus émergents de réseaux d’unités simples interconnectées. Le plus souvent les connexionnistes modélisent ces phénomènes à l’aide de réseaux de neurones.. Plutôt que de tenter de prévoir toutes les questions possibles et d’y accoler toutes les réponses appropriées… les modèles massifs de language (LLM – large language models) utilisent d’énormes volumes de données pour comprendre le langage humain. La caractérisation ou l’étiquetage de ces masses de données permettent ensuite de prédire ou de classer de nouvelles données ou de répondre à de nouvelles questions. Malgré la qualité des productions langagières des ChatGPT ces systèmes sont toujours atteints de « cécité sémantique » : ils ne savent pas de quoi ils parlent !
Les IA sont devenues performantes parce qu’elles se sont spécialisées et sont devenues des SAI, des systèmes artificiels intelligents. Si certains peuvent encore rêver d’une IA générale, il lui manque encore plusieurs « ingrédients » : la conscience, le sens, le sens commun et des attributs du sujet : métacognition, affects.
Alors que les SAI deviennent de plus en plus performants, dépassant parfois incontestablement les capacités humaines, l’IA semble toujours incapable devant des tâches que des humains « ordinaires » ou même des enfants peuvent réaliser. Ce qui amène Andler à reformuler la question de la comparaison entre intelligence humaine et IA. L’intelligence animale a beaucoup en commun avec ce qui de l’intelligence humaine manque à l’intelligence artificielle. Andler est amené à distinguer deux types d’intelligence : l’intelligence (et la résolution) d’un Problème et l’évaluation d’une Situation vécue. Si la première forme d’intelligence correspond bien au champ d’application et d’expertise de l’IA, l’ancrage historique, écologique (phylogénétique) de l’intelligence animale (humaine ou non) lui permet de répondre avec plus ou moins d’intelligence aux Situations rencontrées.
Mais l’intelligence de l’animal, qu’il soit ou non humain, est celle d’un organisme vivant autonome naviguant dans un monde qui est le sien. C’est parce que l’animal a un monde, son Umwelt, et que c’est sa Situation qui le concerne et dont il veut se tirer au mieux, qu’au même titre que l’humain il résiste en dernière analyse à la comparaison avec l’intelligence artificielle.
Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme, Daniel Andler, Gallimard, 2023
Après avoir identifié des secteurs où une IA « puissante » se développera, dans son chapitre de conclusion intitulé L’intelligence artificielle et le bien Andler propose un principe général de modération. Qui prend parfois la forme d’un « principe de subsidiarité : ne faire appel à l’intelligence artificielle que lorsque sa contribution nette est positive. » Ou qui incite à ne pas donner de forme humanoïde à des systèmes qui n’ont que des capacités limitées. Aussi, il faut résister à la tendance qui ferait de l’IA une technologie de plus en plus essentielle, omniprésente. Pour éviter de voir la cité se transformer au service des intérêts de la technologie, comme cela s’est produit avec la diffusion de l’automobile.
Finalement, Andler en appelle même à « bannir l’intelligence artificielle de toute démarche requérant cette part de l’intelligence humaine qui, par-delà, ou en-deçà de la capacité à résoudre les Problèmes, permet à l’homme de naviguer dans l’existence — ce sans quoi il ne peut faire face aux Situations difficiles ou nouvelles. »
L’IA est essentiellement fondée sur la prise en compte massive du passé. Un passé qui pèse lourd pour maintenir le statut quo. Cependant, tel que formulé, cet appel à bannir l’IA des démarches d’orientation existentielle de l’humain me semble inapplicable : les humains utiliseront (toujours) toutes les intelligences à leur disposition pour s’orienter. Mais comme les puissances de l’IA coïncident de plus en plus (voir tableau 8.4, dans ce billet) avec les puissances financières, bannir l’IA… reviendrait à ouvrir des négociations entre humains (et vivants non-humains ?) sur l’avenir de la planète, SANS LA PRÉSENCE des puissances financières ! C’est une idée, ça.
Le connexionnisme modélise les phénomènes mentaux ou comportementaux comme des processus émergents de réseaux d’unités simples interconnectées. Le plus souvent les connexionnistes modélisent ces phénomènes à l’aide de réseaux de neurones.
J’aurai publié 27 billets au cours de l’année qui se termine, en comprenant celui-ci. Quatre thèmes peuvent les regrouper : logement et urbanisme; action sociale et philosophie politique; écologie, économie; réseaux numériques.
Comme d’habitude mes billets ont été nourris, stimulés par des lectures, dont plusieurs parutions et numéros thématiques de revues (Possible, À bâbord, Action nationale) mais aussi par les mémoires déposés lors de la commission parlementaire sur l’aménagement et l’urbanisme tenue fin avril. Des initiatives remarquables : des achats « massifs » de logements privés par certains OSBL permettant de « sortir du marché » ces logements et ainsi d’en garantir l’abordabilité à long terme.
J’étais assez fier de présenter le résultat d’un travail d’archivage des quelques 180 études réalisées par le Laboratoire de recherche sur les pratiques et politiques sociales entre 1998 et 2014. Le billet du 13 septembre retrace mon parcours de formation en regard des questionnements sur l’avenir du travail social. Les autres billets touchent des questions politiques telles : le populisme est-il toujours de droite ? Sabotage et révolution sont-ils compatibles avec la démocratie ?
L’enjeu d’une transformation radicale de nos économies pour les rendre compatibles avec les limites de la planète est ce qui relie ces billets. Une étude publiée par l’IRIS, que j’ai ajoutée en note à la fin de l’article « économie écologique » qui portait essentiellement sur une publication française, mériterait un billet pour elle seule : L’empreinte matérielle de la couverture des besoins de base au Québec. Le billet sur l’énergie propre fut stimulé par la lecture des multiples mémoires déposés lors d’une consultation « estivale » par un comité parlementaire sur la question. Plusieurs des organisations de la société civile ayant participé à cette consultation ont formulé par la suite 14 revendications d’un regroupement de la société civile pour un avenir énergétique juste et viable au Québec.
La crise des médias a fait beaucoup parler d’elle… par les multiples fermetures et mises à pied dans le secteur qui ont amené le gouvernement fédéral à légiférer pour tenter d’amener les géants du Web à redonner un peu. Ces géants qui se sont imposé en moins de 20 ans comme un espace public incontournable… Pendant ce temps, des réseaux « alternatifs » se développent : En commun – Praxis, notamment.
Deux autres billets hors thèmes, dont le compte rendu d’une randonnée à vélo avec photos et vidéos que je compte bien refaire !
Traductions des articles cités
Je ne sais si vous avez remarqué, au bas des pages de ce carnet, une extension qui permet de traduire mes billets. Non pas que j’aie beaucoup de lecteurs anglophones mais… on peut toujours espérer ! En fait c’est plutôt aux lecteurs unilingues francophones, ou même ceux qui sont bilingues comme moi mais qui préfèrent lire en français, que j’ai pensé en offrant de plus en plus souvent des liens vers les traductions réalisées par translate.google.com.
J’ai commencé au cours de l’année à lire des traductions des articles plutôt que les originaux, en ayant toujours sous la main les originaux car, il faut l’avouer les traductions ne sont pas parfaites. Mais elles sont suffisamment fidèles pour me permettre de saisir l’essentiel d’un article en beaucoup moins de temps ! Vous remarquerez, si vous vous rendez sur une page traduite par la machine Google, que lorsque vous cliquez sur une phrase du texte traduit… une petite fenêtre apparaît au dessus de la souris avec le texte original – vous permettant même de qualifier la dite traduction. C’est mon cadeau de Noël ! Vous me dites si vous appréciez, je continuerai de le faire avec plus de constance.
L’introduction du billet précédent (communication numérique) posait des questions auxquelles je n’ai pas vraiment répondu dans le développement de l’article :
Comment peut-on modérer les excès tout en favorisant la communication dans des réseaux appartenant aux usagers ? Si on veut rejoindre beaucoup de monde est-on condamné à mettre beaucoup d’efforts (et d’argent) à policer, exclure, contrôler, censurer ? Doit-on se satisfaire des limites actuelles des algorithmes des FB, X et autres Youtube qui décident à notre place ce que nous verrons, ou pas ?
La première question situe la modération dans le contexte particulier de réseaux appartenant aux usagers (ou sous le contrôle de ces derniers). La seconde question précise l’enjeu pour de grands groupes, de grands réseaux. Autrement dit peut-on imaginer une plateforme rejoignant beaucoup de monde qui ne soit pas infestée de spams, de discours haineux et de désinformation ET dont les règles soient entre les mains des utilisateurs plutôt que de propriétaires intéressés d’abord au profit ?
Certains prétendent que c’est impossible : qu’il y a une contradiction entre le grand nombre des usagers et la pertinence des fils de nouvelles proposés aux individus.
Comme le dit Mike Masnick dans son théorème d’impossibilité de Masnick, « la modération de contenu à grande échelle est impossible à bien faire ». Ironiquement, les mêmes effets de réseau qui augmentent la valeur des utilisateurs supplémentaires à mesure que les systèmes se développent augmentent également (au moins linéairement) la surface et le risque de modération du contenu, contrairement à la diminution des coûts par utilisateur grâce aux économies d’échelle. (…)
La médiation de contenu gérée de manière centralisée, comme la modération de contenu, est impossible à réaliser à grande échelle : il s’agit d’une tâche nuancée qui est hautement contextuelle, et nécessite donc une structure nuancée correspondante de traitement et de contrôle distribués pour être bien exécutée.
Reisman et Riley proposent de donner plus de pouvoir et d’outils aux aux individus et communautés/institutions dans le travail de « médiation curatoriale » permettant d’évaluer, de valider les informations qui circulent. Dans une série de quatre articles publiés de février à septembre 2022 ces auteurs développent leur analyse :
Reisman identifie trois piliers pour une gestion collective et intelligente des échanges :
L’agentivité et les choix individuels
Un écosystème de médiation sociale
La réputation et la confiance (des individus et organisations)
Ne pourrait-on imaginer En commun–Praxis jouant un tel rôle d’intermédiation ? Une façon de collectiviser le travail de découverte et de qualification des sources, d’accélération (ou décélération) des flux, de construction d’un espace de délibération libre du poids de la publicité.
Il faut se défaire de l’idée qu’il y a UN espace public, où devrait s’appliquer UN ensemble de règles pour tous les discours. Existent plutôt un semble d’espaces plus ou moins publics, dont l’accès et les contenus sont plus ou moins réservés ou policés. La démocratie qui serait gérée ou discutée à partir d’un espace commun unique, central… n’a sans doute jamais existé. Les places publiques ont toujours exclu des parties plus ou moins importantes de la population des délibérations : esclaves, femmes, étrangers… et aujourd’hui on pourrait ajouter les autres espèces avec qui nous partageons ce petit joyau de planète bleue.
En ajoutant les « autres espèces », n’est-ce pas ajouter encore au défi, déjà immense, de la délibération démocratique ? À moins que l’inclusion de ces « autres » ne corresponde à la prise en compte des limites écologiques, historiques, technologiques qui déterminent nos choix et nos actions. Et, incidemment, un des enjeux de l’inclusion de tels « partenaires non-verbaux » sera de décider des signes, des indicateurs qui nous informeront des intérêts/intentions de ces dits partenaires muets.
Il s’agit de plus que des discours et des savoirs dont nous devons aménager la libre circulation. La culture, le langage, les technologies sont utilisés pour dire, fabriquer les identités, réaliser les désirs ou simplement vivre. Les produits, les marchandises sont aussi des marqueurs forts des identités. Les métiers, les entreprises, les professions…
On ne peut développer une saine conception des espaces publics démocratiques sans situer cette discussion dans le contexte des avoirs, privilèges, pouvoirs qui structurent, façonnent les échanges et délibérations dans nos démocraties.
Si nous voulons parler des « vraies affaires » dans le contexte actuel de crises multiples, de perte de confiance dans les institutions traditionnelles (dont les médias) il faudra avoir des entrées (et des traductreurices) partout, afin de mobiliser (ou neutraliser) le pouvoir d’agir nécessaire. Ce que Durand Folco et Martineau nomment la coordination sociale algorithmique.
Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, dans Le capital algorithmique, citent Morozov qui propose en matière de coordination sociale algorithmique non marchande et non autoritaire trois pistes : 1) la solidarité comme procédure de découverte; 2) le design de mécanismes non marchands; 3) la planification automatisée.
La solidarité comme procédure de découverte
» Des plateformes favorisant la communication et la délibération représente l’un des exemples de cette coordination non marchande, [tel le réseau social En commun.] (…) Des «infrastructures numériques de rétroaction» pourraient favoriser ce genre de processus d’apprentissage individuels et collectifs, sans passer par la médiation des prix ou du marché. »
Durand Folco, Jonathan; Martineau, Jonathan. Le capital algorithmique (p. 596). Écosociété.
Le design de mécanismes non marchands
L’idée générale est que les mécanismes de coordination sociale ne doivent pas être conçus de façon rigide, par la simple opposition entre bureaucratie uniformisante et liberté marchande, car il y a une pluralité de moyens institutionnels permettant d’assurer la coordination sociale.
Durand Folco, Jonathan; Martineau, Jonathan. Le capital algorithmique (p. 597). Écosociété.
La planification algorithmique
Selon Morozov, ces innovations technologiques rendent caduque la nécessité de recourir à une planification centralisée de l’économie, et laissent plutôt présager une transition vers un «socialisme de guilde», comme le suggère aussi Daniel Saros. (…)
L’enjeu d’une planification algorithmique socialiste serait donc de favoriser une réappropriation démocratique de ces technologies algorithmiques, visant à les insérer dans un nouveau système économique qui ne serait plus axé sur la croissance infinie et la maximisation des profits, mais sur la satisfaction optimale des besoins humains avec un minimum de travail possible.
Durand Folco, Jonathan; Martineau, Jonathan. Le capital algorithmique (p. 598 et 599). Écosociété.
La planification algorithmique dans l’intérêt collectif, c’est le retour du débat d’il y a cent ans à propos de la théorie économique du socialisme. Mais avec des moyens qui n’existaient pas : pouvoir répondre en « temps réel » aux contraintes et signaux du terrain, du local. Dans un article de juin 2019, publié par la New Left Review, Digital Socialism, Morozov relate les débats des années 30-40 entre Hayek et les tenants de la planification socialiste et met ainsi en lumière les possibilités des technologies pour une planification démocratique et décentralisée, chose qui n’était pas possible à l’époque.
Plus récemment le même Morozov a réalisé un important travail d’enquête et d’historien autour de l’expérience de planification menée par Stafford Beer et son équipe, avec les technologies « cybernétiques » primaires de l’époque, au service du gouvernement d’Allende au Chili. Il en a résulté une série d’entrevues (podcasts) mais aussi une somme impressionnante de documents afférents déposés sur le site dédié des Santiago Boys.
La finitude enfin reconnue des ressources de la planète et le poids accumulé des « externalités » générées par le développement accéléré des dernières décennies nous oblige à revenir à un État pour la planification écologique. Nous avons la chance que cette nouvelle planification puisse se faire de manière plus décentralisée, flexible. Nous n’avons plus les moyens, la planète ne peut plus supporter le développement aveugle du capital pour le capital.
Comment peut-on modérer les excès tout en favorisant la communication dans des réseaux appartenant aux usagers ? Si on veut rejoindre beaucoup de monde est-on condamné à mettre beaucoup d’efforts (et d’argent) à policer, exclure, contrôler, censurer ? Doit-on se satisfaire des limites actuelles des algorithmes des FB, X et autres Youtube qui décident à notre place ce que nous verrons, ou pas ?
Les enjeux entourant le contrôle des plateformes numériques devenues hégémoniques, omniprésentes sont d’actualité : loi fédérale C18 obligeant la négociations de « contributions » des plateformes au financement des média… poursuites aux USA contre les GAFAM pour abus de position dominante…
L’Énoncé économique de l’automne déposé par la ministre Freeland comprenait l’annonce d’une nouvelle loi musclée sur la concurrence, y compris de nouvelles lignes directrices sur les fusions, une nouvelle norme d’« abus de position dominante » et des règles sur le droit à la réparation : https://www.linkedin.com/feed/update/urn:li:activity:7132855021548769282/Une référence de Doctorow.
Il faut suivre ces débats, manifester notre appui et formuler des exigences en termes d’interopérabilité, de facilités d’exit, de transparence des algorithmes…
Il faut aussi soutenir, expérimenter, utiliser et développer des solutions autonomes, indépendantes des GAFAM pour nos besoins de communication, d’échanges de savoirs et d’information. C’est à ça que se consacre Projet collectif avec ses plateformes En communetPraxis. Non seulement sont-ce des solutions indépendantes mais elles sont aussi orientées éthiquement : des valeurs, des vertus dirait Durand Folco, guident le développement de ces plateformes alternatives. Des valeurs autres que le commerce et la publicité.
« En commun est un environnement numérique éthique, gratuit, accessible et collaboratif, permettant de connecter les savoirs et les personnes pour une société plus équitable et écologique. Il vise à soutenir la collaboration intersectorielle et la mobilisation des connaissances des citoyen·nes, gestionnaires, professionnel·les, chercheur·ses, entrepreneur·es et toutes autres personnes travaillant au développement de réponses innovantes aux défis sociaux et environnementaux du Québec»
Cité par Le capital algorithmique.
Culture numérique et culture politique
La littératie numérique de la population en général est toute récente. C’est le téléphone intelligent qui a permis l’élargissement de la base des média sociaux. Internet dans sa forme accessible du Web existait depuis déjà 15 ans quand Facebook et Twitter ont pris leur envol… propulsés par l’arrivée du téléphone intelligent : on pouvait, enfin, visionner des vidéos de chatons et de chars sur son téléphone, en attendant son Big Mac, ou l’autobus! Ou, plus sérieusement, lire ses courriels, réagir aux dernières nouvelles, réagir en temps réel à ce qui se passe devant soi.
Les #mots-clic (#hashtags) tels #BlackLivesMatter ou #MeeToo ont rendu visibles des gestes, des actions, des évènements en en multipliant l’écho, l’impact. La jeune femme courageuse qui a filmé la mort de Georges Floyd n’était pas journaliste, ni photographe. Seulement une passante avec son téléphone.
Qu’est-ce qui a permis la montée en puissance si rapide des GAFAM ?
Un bon produit au départ, sans doute, qui a bénéficié d’un investissement en capitaux gigantesque. Des capitaux de risque pour commencer, puis des capitaux attirés par la position dominante, quasi monopoliste dans un deuxième temps. La protection légale des brevets et des logiciels « propriétaires » a fini de consolider la position dominante des entreprises en permettant l’enfermement des usagers dans des enclos opaques dont les flux d’information et de sollicitations sont contrôlés par des algorithmes propriétaires.
La montée en puissance des plateformes numériques et média sociaux a été tellement fulgurante que les États et gouvernements ont tardé à légiférer, laissant s’installer des situations quasi-monopolistes où les GAFAM raflent maintenant la presque totalité des revenus publicitaires qui autrefois faisaient vivre journaux, télé et radio1Voir le graphique Répartition du marché publicitaire au Québec en 2003, 2012, 2018 et 2021 dans le billet précédent. Un avantage supplémentaire dont bénéficiaient les Google-Facebook disparaitra bientôt : les dépenses publicitaires y étaient déductibles d’impôt pour les annonceurs à un taux supérieur (100%) à celui accordé aux annonceurs dans les média « traditionnels ». Voir Ottawa plans tax reform to drive advertising with Google and Meta back to Canadian media
Mais peut-être que la majorité des gens n’ont rien à reprocher aux GAFAM… On se contente de profiter d’une plate-forme gratuite… en acceptant d’être suivi, ou de se voir offrir des publicités. So What ? On n’est pas obligé d’acheter ! Mais si ce qu’on me propose d’acheter n’est pas le meilleur deal ? Si on ne vous propose que des gros chars et des voyages dans le sud ? Des objets de désir pour ceux qui ont les moyens et aussi pour ceux qui les auront peut-être un jour…
Polarisation et fake news
Les études sur les effets des algorithmes de Youtube (2022) ou plus récemment de Facebook (revues Science et Nature, 2023) tendent à minimiser les effets idéologiques des plateformes : s’il y a un effet de chambre d’écho, il est (très) léger et touche surtout la tendance conservatrice. Mais les conséquences en terme d’action, de changement dans les attitudes ou les valeurs des usagers sont peu visibles. Les usagers sont actifs dans les choix qu’ils font de valoriser ou de rediffuser des unités d’information. Et ils ne sont pas naïfs non plus : ils sont souvent conscients de l’invraisemblance de certains mèmes qu’ils se font un malin plaisir de rediffuser (pour ennuyer les « wokes »?).
OK les GAFAM ont réussi, grâce à leurs machines à siphonner l’info sur leurs milliards d’usagers, et s’accaparer le gros du gâteau des dépenses publicitaires. Une correction des crédits d’impôts inéquitables n’enlèvera pas l’avantage principal de ces plateformes qui se sont insinuées comme espaces publics dominants grâce à leurs algorithmes protégés par des lois du copyright et de la propriété intellectuelle capitalistes monopolistiques.
Le financement des média par la publicité, directement (vente d’espace publicitaire) ou indirectement (subventions de la part des GAFAM qui ont fait main basse sur le marché publicitaire), s’est révélé un piège à long terme : on pouvait supprimer ou réduire grandement le prix de l’abonnement pour l’usager… en accroissant sa diffusion, mais en devenant dépendant de la publicité. Tant qu’on ne considère cette dernière que comme un simple reflet des valeurs (et produits) de la société, il n’y a pas de problème moral…Cependant la publicité n’est pas innocente ou sans conséquence. “La publicité favorise essentiellement les produits et les services les plus néfastes, que ce soit pour l’écologie ou pour la santé humaine.” Comment la publicité empêche la transition écologique et sociale.
Et si, à cause de l’évolution des TIC2Technologies et l’information et de la communication les média perdent le gros de leurs revenus publicitaires, pourquoi faudrait-il continuer de lier le financement des média au volume de publicité diffusée ailleurs ? C’est sur les profits exorbitants et la position dominante des GAFAM qu’il faut miser. Une position qui fut favorisée par les protections extraordinaires en matière de propriété intellectuelles et droits commerciaux qui ont été accordées aux Big Tech.
« Les logiciels ont alors bénéficié d’une protection de leurs droits d’auteur bien supérieure à celle jamais appliqué aux œuvres littéraires, aux compositions musicales, aux enregistrements sonores, aux photos ou aux films.
« L’interdiction de contourner la gestion des droits numériques, ou DRM (digital right management), énoncée dans la section 1201 du DMCA, l’article 6 de l’EUCD et des lois similaires dans le monde, font du logiciel la classe d’œuvres la plus protégée par le droit d’auteur au monde. Les auteurs de logiciels (ou plutôt les entreprises qui les emploient) bénéficient de plus de restrictions en matière de droit d’auteur que le compositeur le plus talentueux, le sculpteur le plus brillant ou le plus grand écrivain. » Ma traduction (GB)
Si les GAFAM ont atteint une position dominante non seulement dans le domaine des services numériques, mais bien dans l’économie toute entière, ce n’est pas parce que ces entreprises étaient plus intelligentes, entreprenantes ou généreuses que les autres. C’est qu’elles ont eu les moyens d’acheter la concurrence tout en enfermant leurs clientèles dans des environnements dont elles peuvent difficilement sortir.
Les GAFAM ont su utiliser les TIC de façon innovante et ont ainsi contribué à créer un nouvel espace, un cyberespace où les discours mais aussi les produits s’échangent dorénavant. Les usagers et les concurrents des GAFAM ont eux aussi contribué à créer la culture, expérimenter les possibles, développer la littératie numérique sur laquelle repose le pouvoir des GAFAM.
Faudrait-il diviser ces entreprises devenues quasi-monopoles ? Ou simplement redistribuer une partie des surprofits que cette position privilégiée leur permet ? Plutôt que de les briser certains proposent plutôt d’imposer aux quasi-monopoles une obligation d’interopérabilité avec les acteurs extérieurs, concurrents ou partenaires. Voir Pour l’interopérabilité des réseaux sociaux, par La Quadrature du Net, et The Internet Con: How To Seize the Means of Computation de Cory Doctorow.
Mais cela ne résoudra pas le problème de la disparition des revenus publicitaires qui faisaient vivre les média traditionnels. Si l’interopérabilité favorise l’émergence d’un écosystème numérique plus sain, moins dominé par une oligarchie de quasi-monopoles, il y aura moins de « surprofits »… Mais cela risque de prendre du temps : même en situation de concurrence plus ouverte, le poids de l’habitudes et de la facilité risque de maintenir longtemps la position avantageuse des GAFAM.
Et puis, la taxation sur les multinationales, qui devait s’établir à 15% suivant une entente signée par 136 pays en 2021… ne semble pas encore près de s’appliquer. OCDE 2023 : “Les entreprises multinationales continuent de déclarer des bénéfices faiblement imposés, même dans les juridictions où les taux de l’impôt sur les sociétés sont élevés, ce qui souligne la nécessité d’une réforme fiscale à l’échelle mondiale.”
Aussi les ententes particulières entre GAFAM et gouvernements, ou entre GAFAM et média seront encore nécessaires pendant un temps. Le déverrouillage des environnements numériques pour permettre l’échange d’information entre différents systèmes (on en parle pour les banques dans l’Énoncé économique de l’automne) redonnerait un dynamisme dans l’offre de services. Et les revenus tirés d’une taxation plus équitable, anti-monopoliste des GAFAM pourrait être redistribués suivant certains principes.
Catherine Dorion proposait, dans une annexe minoritaire au Mandat d’initiative sur l’avenir des médias, de taxer les GAFAM de 3% pour redistribuer en fonction de la présence de journalistes « patentés », c’est à dire membres de la Corporation. Je préfère, pour ma part, l’approche de De Grosbois dans La collision des récits :
Postulons qu’une lutte contre l’évasion fiscale des géants du web permette d’amasser des sommes dignes de ce nom pour l’information. [I]maginons qu’on alloue aussi des fonds à d’autres médias issus de la communauté. Les médias d’information pourraient être considérés comme éligibles sur la base de critères tels que ceux établis par Pierre Rimbert dans son «projet pour une presse libre»: être à but non lucratif, ne pas posséder plus d’un titre par type de contenu, ne pas avoir recours à la publicité. À ces critères, on pourrait ajouter l’accès du public aux budgets et aux dons substantiels, la disponibilité des archives numériques et l’adhésion à des normes minimales de validation des faits (renvoi aux sources, correction en cas d’erreurs manifestes, etc.).
Une liste de médias admissibles à l’aide publique serait donc constituée sur ce type de critères non idéologiques. Ensuite, les montants disponibles pourraient être distribués en fonction du choix des citoyen.ne.s: on recevrait une fiche tous les ans sur laquelle on choisirait un ou plusieurs médias que l’on souhaite soutenir. Chaque citoyen.ne disposerait du même montant à octroyer, et des plafonds seraient mis en place pour assurer qu’une diversité de publications reçoive des fonds. Un tel modèle pourrait revitaliser les médias régionaux et locaux.
Au cours des deux derniers mois mes lectures et réflexions ont été orientées, stimulées par la tenue d’un atelier sur la « soutenabilité » du projet En commun-Praxis et par les débats et lectures entourant le financement des média, le pouvoir des Big Tech et GAFAM, la taxation des multinationales.
Dans le billet du 22 octobre je soulevais la possibilité qu’En commun-Praxis « pourrait aussi servir de lieu de dépôt de données publiques sur les services, sur la population et sur l’état de nos milieux de vie ». Une perspective réitérée et élaborée dans un document préparé en vue de l’Atelier sur la soutenabilité tenu le 20 novembre. Mal m’en prit car j’ai l’impression que les autres idées du document (fils RSS, extension WordPress1J’y reviendrai dans un prochain billet) ont été plombées par le rejet définitif de la fonction « dépôt de données » de la mission de ECP.
Je peux comprendre que la question ait été déjà débattue et qu’une décision a été prise. Et puis je me suis sans doute mal exprimé en parlant de « dépôt de données » alors que ce sont les outils de manipulation, analyse et cartographie de ces données qui nous manquent : comme le permettaient le site de l’EMIS et du CMIS de l’Agence régionale de la santé de Montréal. Le réseau de la santé a « flushé » ces outils lors de la nième centralisation-replis sur soi qu’il a subi. Si le secteur communautaire n’a pas à reprendre les fonctions laissées en plan par l’État social, il peut et doit critiquer ces reculs dans le soutien public. Les directions régionales de santé publique étaient proactives dans le développement de cette accessibilité aux données sanitaires et socio-économiques.
La chronique de Philippe de Grosbois, L’après-Facebook des médias d’info parue dans À bâbord! #97, m’a menée vers son livre La collision des récits – Le journalisme face à la désinformation. Ensuite je me suis tapé le pavé des deux Jonathan sur Le Capital algorithmique. Et puis cette autre lecture macro-historique de la place, de l’effet du nouvel environnement numérique : The Gutenberg Parenthesis, de Jeff Jarvis.
J’ai retenu2Et je m’excuse ici: il y a certainement plus que ça à retenir des vingt thèses qui sont élaborées sur 731 pages ! ces trois tableaux du Capital algorithmique qui montrent la fulgurante ascension des GAFAM dans le paysage financier et commercial.
Il y a quelque chose d’extraordinaire dans la montée rapide vers la domination totale des Big Tech. Une croissance qui ne s’est pas faite « ex nihilo », mais bien en déplaçant et en s’accaparant les flux publicitaires qui faisaient vivre les média dits traditionnels. Le graphique suivant tiré de la page Publicité du Centre d’étude sur les média de l’U. Laval est assez éloquent.
Un tel développement justifie certainement l’intervention publique pour que soient amenuisés les effets néfastes de cette concentration rapide. Les quotidiens sont les grands perdants de cette évolution : ils recevaient 31% des dépenses publicitaires il y a vingt ans et n’en recevaient que 4% en 2021.
La crise du financement des média appelle diverses solutions : devrait-on refonder les média d’information en considérant l’information comme un bien public, comme le suggère Alain Saulnier dans Les barbares numériques ? Devrait-on taxer les GAFAM et financer les média en fonction du nombre de journalistes professionnels accrédités qu’ils embauchent, comme suggéré par Catherine Dorion dans son Annexe minoritaire du Mandat d’initiative sur l’avenir des médias ? Ou encore, comme avancé par Philippe de Grosbois dans La collision des récits – Le journalisme face à la désinformation, les citoyens pourraient avoir leur mot à dire sur les média à financer… Des sujets sur lesquels je reviens dans le billet suivant : communication numérique.
Notes
1
J’y reviendrai dans un prochain billet
2
Et je m’excuse ici: il y a certainement plus que ça à retenir des vingt thèses qui sont élaborées sur 731 pages !
J’ai commencé d’écrire ce billet il y a. plusieurs semaines… il n’y avait pas encore la guerre de Gaza. La guerre de l’Ukraine et les tensions sino-américaines étaient bien là mais un nouveau front chaud au Moyen-Orient sous lequel l’Iran montre les dents pourrait-il déstabiliser le fragile équilibre international ? Par l’émergence d’une coalition Chine-Russie-Iran ? Ou bien le poids économique des USA pour la Chine (et vice-versa) comme acheteur de ses produits et fournisseur de biens et services saura-t-il freiner les manifestations guerrières ?
La même journée je recevais un poster de Adbusters et l’annonce du dernier numéro de la revue hexagonale Socialter, dont le thème était On se soulève et on casse ? Le premier pointait un doigt accusateur accompagné d’un impératif Fuck You s’adressant aux décideurs : Vous déclarez une urgence climatique globale avant la fin de l’année sans quoi Nous, le peuple du monde, allons nous soulever et paralyserons votre machine infernale ! Le numéro de Socialter quand à lui reprenait la question du sabotage 1et de la désobéissance civile récemment popularisée par Andreas Malm avec son Comment saboter un pipeline mais aussi, surtout, soulevée par la dureté des manifestations contre certains projets de développement (lignes de transport rapide, projet de « méga-bassines » à Sainte-Soline, dans le département français des Deux-Sèvres).
Il faut passer à l’action… les mots et les promesses qui sont proférés par nos dirigeants sont de plus en plus vides de sens et contredits quotidiennement par les gestes, ou encore par la passivité, le non-geste. Ces deux publications venaient, au même instant, donner du poids, du sens à cette impression diffuse mais persistante qu’il faut aller au-delà des mots, MAINTENANT. Il faut taper là où ça fait mal. Mais où ça, taper ? Sur les propriétaires de SUV, en dégonflant les pneus ? En forçant les participants à une conférence pétrolière à passer une barrière symbolique de reproches ?
J’ai été abonné à la revue Adbusters il y a une vingtaine d’années, du temps où cette petite maison d’édition de Vancouver menait des campagnes d’anti-publicité contre les grandes marques comme Nike, ces chaussures de sport haut-de-gamme fabriquées dans des usines insalubres, ou encore Absolut, cette boisson génératrice d’impotence2Voir image Le dernier numéro de la revue prend la forme d’un manifeste : Manitesfo for World Revolution.
Ce Manifeste pour la révolution mondiale se lit un peu comme les mémoires de Kalle Lasn, initiateur de la revue Adbusters qui fut aussi parmi les animateurs du mouvement Occupy Wall Street. Aujourd’hui agé de plus de 80 ans, il nous raconte ses premières années comme enfant lithuanien vivant dans des camps de réfugiés suite à l’invasion de son pays par l’URSS… ses études en Australie puis en Autriche, sa carrière comme jeune professionnel de la publicité à Tokyo, puis comme documentariste à l’ONF au milieu des années ’80. Comment il a été touché, transformé par les mouvements sociaux… de la Beat generation à Mai 68… à la contre-culture de San Francisco.
Les Beats nous ont donné la permission d’être sauvages et insouciants. Les situationnistes nous ont appris à vivre sans temps mort. Les hippies nous ont repoussés dans la nature. Les punks ont réglé notre radar pour détecter l’hypocrisie et notre volonté de résister. Les « fantassins » d’Occupy Wall Street nous ont fait croire que la révolution mondiale est possible – et ont donné le ton de ce qui est à venir.
Manifesto for World Revolution, p. 196. Ma traduction
En plus d’identifier 7 fronts3 sur lesquels je reviendrai dans un autre billet où mener bataille le manifeste raconte les débuts de la lutte de son groupe pour faire passer de courts messages anti-publicitaires sur les chaines télé au Canada et aux États-Unis. Bataille où toutes les grandes chaines ont refusé de diffuser les messages éducatifs de Adbusters. La contestation juridique s’est arrêtée avant d’atteindre les plus hautes cours, vu les moyens disproportionnés des mass media devant le groupe militant.
Autrement dit ça fait longtemps que la parole publique est muselée, limitée, formatée par les intérêts du commerce, de la finance et de la bienséance. D’ailleurs, la parole sur la place publique n’a-t-elle pas toujours été orientée, colorée politiquement ou culturellement ? La création des média professionnels, rendue possible par les revenus publicitaires, allait contribuer à la grande accélération non seulement en diffusant les messages d’incitation à la consommation mais aussi en refusant les messages qui pouvaient contredire, contrecarrer les effets délétères de notre société de consommation.
Un effet pervers du financement publicitaire des médias : il ne reste plus de place pour un discours alternatif, une remise en question de la mode, des us et des croyances; une recherche sérieuse de la vérité.
Socialter # 60 – La tragédie de la propriété : quand l’accaparement ruine la planète
Pourtant je dis cela (il n’y a plus de place pour un discours alternatif) alors que ce billet porte sur des publications « alternatives » diffusées librement sur le Net qui appellent à la révolution ou au soulèvement. Bon, la question du soulèvement est abordée, discutée dans le Socialter #59. Le débat entre Monbiot et Malm y est intéressant. Mais c’est la « lettre de lecteur » d’un chauffeur d’autobus en introduction du numéro qui m’a le plus « bluffé ».
Et les perspectives « révolutionnaires » de Adbusters-Kalle Lasn sont utopiques et radicales mais il y manque le « ventre de l’économie » pour en faire un programme capable d’ouvrir la poigne de fer, ou d’enfer qui enserre l’économie du monde.
« On voit ici de façon parfaitement nette l’idéologie souvent inavouée des venture capitalists, et même la formulation théorique la plus aboutie du projet politique au cœur du capitalisme algorithmique. » Ainsi Jonathan Durand Folco concluait sa critique virulente du manifeste techno-optimiste publié récemment (16 octobre 2023) par un bonze de la Silicon Valley, Marc Andreessen. Ce dernier s’est fait connaître et a fait ses premiers millions $ avec Netscape, puis il a su investir. « [M]ost of the successful startups in this arena, from Facebook to Groupon to Instagram, have Andreessen as an investor or board member. »1Entrevue dans Wired, 2012.04
Stephen Downes avait publié un assez court billet sur ce manifeste, dès la journée de sortie (16 octobre) dudit Techno-Optimist Manifesto. Dès ce moment Downes est très critique, même s’il se dit lui-même techno… phile, sinon optimiste.
And here’s where I part ways. Because while I do believe that decentralized governnance is the best governance, I don’t believe this governance is best managed through the single-minded pursuit of wealth and money. And so I see this manifesto as embodying everything that has gone wrong with our society, and making it sound as though techno-optimism entails exploitative capitalism. It does not. This manifesto has nothing to do with technology. (Traduction Google2Et c’est ici que je me sépare. Car même si je crois que la gouvernance décentralisée est la meilleure gouvernance, je ne crois pas que cette gouvernance soit mieux gérée par la poursuite résolue de la richesse et de l’argent. Et donc je vois ce manifeste comme incarnant tout ce qui n’a pas fonctionné dans notre société, et donnant l’impression que le techno-optimisme implique un capitalisme exploiteur. Ce n’est pas le cas. Ce manifeste n’a rien à voir avec la technologie.)
https://www.downes.ca/cgi-bin/page.cgi?post=75685
Ce manifeste n’a rien à voir avec la technologie ! C’est bon ça ! La gouvernance décentralisée à développer ne sera pas orientée vers la « poursuite étroite et simpliste (single-minded) de la richesse et de l’argent ». Dans un deuxième temps, le 18 octobre, Downes réplique en pointant vers un texte intéressant, celui de Dave Karpf :
This is a response to Marc Andreessen’s « techno-optimist manifesto », covered here previously. It quite correctly points out that the techno-optimists have been in charge over the last 30 years. What do we have to show for it? « What we’ve been left with is the largest wealth gap since the 1920s. It turns out that when we stopped taxing the billionaires’ preferred investment vehicles, we ended up with a lot more billionaires…. Economic inequality does not solve itself. Markets are not perfect, self-correcting mechanisms. » The multiple crises we face today, from inequality to war to environmental degradation, represent the failure of this pro-capitalist manifesto.3Il souligne à juste titre que les techno-optimistes ont été aux commandes au cours des 30 dernières années. Qu’avons-nous à montrer pour cela ? « Ce qui nous reste, c’est le plus grand écart de richesse depuis les années 1920. Il s’avère que lorsque nous avons arrêté de taxer les véhicules d’investissement préférés des milliardaires, nous nous sommes retrouvés avec beaucoup plus de milliardaires… Les inégalités économiques ne se résolvent pas d’elles-mêmes. Les marchés ne sont pas des mécanismes parfaits et auto-correcteurs. » Les multiples crises auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui, des inégalités à la guerre en passant par la dégradation de l’environnement, représentent l’échec de ce manifeste procapitaliste. Interestingly, the article also refers back to the old Wired pro-business techno-optimist turn that I criticized at length here in 1998.
https://www.downes.ca/cgi-bin/page.cgi?post=75692 (traduction Google4Il s’agit d’une réponse au « manifeste techno-optimiste » de Marc Andreessen évoqué ici précédemment. Il souligne à juste titre que les techno-optimistes ont été aux commandes au cours des 30 dernières années. Que devons-nous montrer pour cela ? « Nous nous retrouvons avec le plus grand écart de richesse depuis les années 1920. Il s’avère que lorsque nous avons arrêté de taxer les véhicules d’investissement préférés des milliardaires, nous nous sommes retrouvés avec beaucoup plus de milliardaires… Les inégalités économiques ne se résolvent pas d’elles-mêmes. Les marchés ne sont pas des mécanismes parfaits et auto-correcteurs. » Les multiples crises auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui, des inégalités à la guerre en passant par la dégradation de l’environnement, représentent l’échec de ce manifeste pro-capitaliste.3 Il est intéressant de noter que l’article fait également référence au vieux virage techno-optimiste pro-business de Wired que j’ai longuement critiqué. ici en 1998.)
Si ce manifeste n’a « rien à voir avec la technologie » c’est plutôt une déclaration de guerre à situer dans le contexte des poursuites contre les abus de position dominantes (ou pratiques monopolistiques) qui s’accumulent et du débat entourant le développement (trop) rapide de l’IA. Mais il y a plus que cela. C’est une conception du monde qui se dit dans cette défense sans vergogne de l’enrichissement individuel, du culte du héros et du rejet de l’action collective et de l’intérêt public. Voir le texte de Durand Folco.
L’article de Dave Karpf promeut un pragmatisme technologique plutôt qu’une position optimiste ou pessimiste. Il ridiculise la position simpliste d’Andreessen qui conçoit la technologie comme un cadran qu’on pourrait à loisir tourner d’un côté pour accélérer, de l’autre pour décélérer…
J’ai emprunté le titre de ce billet au dernier ouvrage publié par Durand Folco — Le capital algorithmique – Accumulation, pouvoir et résistance à l’ère de l’intelligence artificielle par Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco. Publié chez Écosociété.
Et c’est ici que je me sépare. Car même si je crois que la gouvernance décentralisée est la meilleure gouvernance, je ne crois pas que cette gouvernance soit mieux gérée par la poursuite résolue de la richesse et de l’argent. Et donc je vois ce manifeste comme incarnant tout ce qui n’a pas fonctionné dans notre société, et donnant l’impression que le techno-optimisme implique un capitalisme exploiteur. Ce n’est pas le cas. Ce manifeste n’a rien à voir avec la technologie.
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Il souligne à juste titre que les techno-optimistes ont été aux commandes au cours des 30 dernières années. Qu’avons-nous à montrer pour cela ? « Ce qui nous reste, c’est le plus grand écart de richesse depuis les années 1920. Il s’avère que lorsque nous avons arrêté de taxer les véhicules d’investissement préférés des milliardaires, nous nous sommes retrouvés avec beaucoup plus de milliardaires… Les inégalités économiques ne se résolvent pas d’elles-mêmes. Les marchés ne sont pas des mécanismes parfaits et auto-correcteurs. » Les multiples crises auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui, des inégalités à la guerre en passant par la dégradation de l’environnement, représentent l’échec de ce manifeste procapitaliste.
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Il s’agit d’une réponse au « manifeste techno-optimiste » de Marc Andreessen évoqué ici précédemment. Il souligne à juste titre que les techno-optimistes ont été aux commandes au cours des 30 dernières années. Que devons-nous montrer pour cela ? « Nous nous retrouvons avec le plus grand écart de richesse depuis les années 1920. Il s’avère que lorsque nous avons arrêté de taxer les véhicules d’investissement préférés des milliardaires, nous nous sommes retrouvés avec beaucoup plus de milliardaires… Les inégalités économiques ne se résolvent pas d’elles-mêmes. Les marchés ne sont pas des mécanismes parfaits et auto-correcteurs. » Les multiples crises auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui, des inégalités à la guerre en passant par la dégradation de l’environnement, représentent l’échec de ce manifeste pro-capitaliste.3 Il est intéressant de noter que l’article fait également référence au vieux virage techno-optimiste pro-business de Wired que j’ai longuement critiqué. ici en 1998.
Un agrégateur de nouvelles, de parutions, de lancements, de paroles, de photos, d’opinions… ? Un espace d’intérêt public, encore à créer dans un moment (mouvement, geste) instituant.
Par des acteurs de la société civile engagés dans le projet de construire, défendre cet espace public démocratique où les décisions ne sont pas orientées d’abord vers le profit de quelques uns mais plutôt ancrées dans le tissage et le renforcement des communs qui nous font vivre. Qui font le lien, disait le dernier Latour (Mémo sur la nouvelle classe écologique), entre le monde où l’on vit et le monde dont on vit.
Dans sa discussion1Épisode du 21 octobre 2023 avec Fred Savard, sur le balado du même nom, Philippe de Grosbois se posait la question à savoir si les grands médias généraient encore des fils RSS. J’ai commencé à faire le tour des médias en élargissant aux ministères et gouvernements.
Comme on peut le voir, il y a plusieurs sources de nouvelles, mais plusieurs aussi n’en ont pas… Je n’ai pas encore fait le tour des journaux régionaux.
Les ministères sont plus fidèles à promouvoir les liens avec les Facebook, LinkedIn, Instagram ou Twitter que de produire une version publique accessible de leurs contenus sans passer par des réseaux privés fermés.
De Twitter à X, en passant par FaceBook, Messenger, et iMessage, Instagram… puis Mastodon, Bluesky, auxquels se sont ajoutés En commun–Praxis1version québécoise et militante, ces réseaux sociaux numériques nous permettent de s’informer, de rester en contact, de s’organiser et se souvenir. Mais à quel prix ! Et je n’ai pas parlé des newsletters auxquelles on s’abonne par courriel, ni des agrégateurs de fils RSS pour suivre l’évolution de sites web et de blogues pour lesquels (RSS et newsletters) j’ai commencé à utiliser Readwise. Il y a aussi des groupes de discussion comme celui du RQIIAC que j’administre depuis plus de 20 ans.
Il y a quelques mois je pouvais encore me contenter d’annoncer un billet que je venais d’écrire sur la liste du RQIIAC et puis dans mon compte Twitter (ou FaceBook) et j’avais rejoint la plupart de ceux et celles que je souhaitais rejoindre. L’achat de Twitter par Elon Musk a précipité l’exode des usagers tout en stimulant la croissance d’antennes indépendantes de diffusion. Je suis resté sur X, même si, comme le soulignait un commentateur sur Mastodon (à moins que ce ne soit sur Substack) mes quelques 550 abonnés (followers) sur X ne voient sans doute pas souvent mes publications tellement les algorithmes de la plateforme sont imprévisibles…
Je me suis inscrit sur mastodon.social pour voir ce qu’il en était. Puis sur Bluesky, Instagram et Substack pour les mêmes raisons. Cette dernière plateforme s’est imposée récemment comme manière de gérer des abonnements payants pour les blogueurs qui avaient pour objectif de monétiser leur popularité… En fait, c’est probablement Taras Grescoe qui m’y a conduit lorsqu’il a annoncé qu’il quittait Twitter. J’appréciais ses billets sur les questions de transport et d’urbanisme, tellement que je me suis abonné à sa publication Substack payante 27$ par mois. C’était sans doute autant pour soutenir3 à noter qu’on peut lire certains de ses billets sans avoir à s’abonner un auteur montréalais prolifique que pour avoir accès à quelques pages réservées par mois. C’est d’ailleurs, pour le moment, le seul blogueur sur cette plateforme dont j’achète le fil. Je suis abonné à une dizaine de sources Substack, mais seulement aux versions gratuites de leur production.
interopérabilité : le pouvoir ET la diversité
De multiples tensions, controverses et objectifs traversent l’existence et la concurrence entre ces réseaux et plateformes. Les objectifs et principes des uns peuvent choquer et motiver le développement des autres. Le style et la manière d’Elon Musk ont sans doute beaucoup aidé à la croissance rapide de certaines alternatives. La migration de certains vers Substack pouvait être motivée par le besoin (ou le désir) de monétiser sa notoriété 4Que Twitter (entre autres) avait contribué à développer. Des plateformes dont le l’architecture et l’orientation sont (plus ou moins) entre les mains des usagers répondent à d’autres motivations. Du pouvoir aux usagers selon que les applications utilisées sont « libres » ou encore que les contenus créés ou déposés par les utilisateurs leur appartiennent vraiment : c’est-à-dire qu’ils peuvent être facilement déplacés ailleurs. Ce qu’on appelle l’interopérabilité.
À l’évidence, les grandes plateformes qui font la richesse des Meta, Alphabet et cie, sont basées sur des logiciels propriétaires (non-libres) qui ne favorisent pas l’exportation des données accumulées par les usagers (écrits, opinions, listes de contacts…) vers d’autres services. Dans son dernier bouquin, The Internet Con How to Seize the Means of Computation, Cory Doctorow s’en donne à coeur joie contre la gabegie et la malhonnêteté des GAFAM5Google, Apple, Facebook, Amazon, et Microsoft, tout en promouvant, prêchant l’interopérabilité comme un levier pour reprendre un peu de contrôle sur nos données et sur les réseaux que nous utilisons pour communiquer. Sans interopérabilité il n’y aurait pas eu de téléphone, de radio, de télévision ni d’internet ! Mais depuis plusieurs décennies les grands propriétaires de contenus et de plateformes ont réussi à bloquer l’interopérabilité par des mesures législatives plutôt que par les développements ingénieux de leurs produits et les soins accordés à leur clientèle. Ça coûte moins cher de payer une flopée d’avocats qu’une armée d’ingénieurs afin d’enfermer sa clientèle et rendre plus coûteuse toute velléité de passage vers d’autres réseaux ou plateformes.
J’ai trouvé ce livre (The Internet Con…) à la fois divertissant et utile. Utile pour donner un peu de perspective aux enjeux soulevés actuellement (et continuellement) par les procès contre certains GAFAM pour abus de position dominante. Divertissant comme sait l’être Doctorow par son bagou, son côté terre-à-terre de celui qui a « mangé sa viande à chien » et qui a connu et suivi sur le terrain des services informatiques en grande entreprise les diverses manoeuvres des grandes marques. Mais je ne suis pas sûr que son bouquin permettra de « dismantle Big Tech’s control over our digital lives and devolve control to the people » (nous libérer du contrôle des Big Tech sur nos existences numériques et redonner ce contrôle au peuple – ma traduction).
Imposer ou permettre à nouveau l’interopérabilité des contenus et informations que les utilisateurs accumulent (volontairement ou non) en utilisant les plateformes redonnerait du contrôle aux usagers tout en favorisant l’émergence de compétiteurs, de fournisseurs de services plus agiles et généreux ou simplement mieux adaptés aux besoins et aux projets de leurs clients.
Par ailleurs l’interopérabilité n’est pas pour autant promue ou considérée importante par les réseaux alternatifs. Beaucoup de communautés qui se construisent sur ces réseaux ont d’abord intérêt à se parler entre eux-elles… on peut comprendre. Mais la partie publique de la production de ces communautés virtuelles se veut accessible à tous, diffusée largement. Sur la place publique.
Comment exiger l’interopérabilité des GAFAM sans la pratiquer soi-même ?
Philippe de Grosbois (L’après-Facebook des médias d’info) dans le dernier À bâbord! (#97) souligne à quel point les grands médias semblent surtout intéressés à trouver leur place dans l’écosystème des GAFAM plutôt que de construire, défendre l’information comme un bien public (voir Saulnier, Les barbares numériques).
L’enjeu ne devrait pas être simplement de partager la cagnotte engrangée par quelques monopoles. Peut-on laisser les FB, Y ou TikTok définir tout l’espace public ? Ces « médias d’info pressés d’optimiser leurs contenus pour les algorithmes des géants en ascension » (PdG) devraient aussi investir, partager l’effort collectif de construire, maintenir un espace public favorisant la délibération, la confrontation d’idées, la recherche et la validation des résultats.
Pendant que se négocient les ententes entre médias et les GAFAM, des alternatives devraient être explorées et expérimentées… de Grosbois rappelle qu’une technologie, un standard existe : le RSS, qui pourrait favoriser le partage en dehors des plate-formes monopolistes. Ce standard, connu et stabilisé depuis deux décennies pourrait aussi être utilisé pour imposer aux GAFAM une certaine interopérabilité. Ce que Doctorow appelait percer les silos (les walled garden) des Big Tech.
L’initiative Praxis-en commun serait-elle le lieu d’une telle contribution à un espace public indépendant des GAFAM ? Un espace qui serve non seulement les réseaux alternatifs mais aussi à construire la délibération nécessaire à une contestation solide des privilèges exorbitants qui ont été accordés aux « Big Tech » depuis 40 ans. Un tel espace public fédéré et coopératif pourrait aussi servir de lieu de dépôt de données publiques sur les services, sur la population et sur l’état de nos milieux de vie, données qui sont trop souvent réservées au commerce et peu accessibles pour la recherche et l’analyse critiques.