coup d’oeil sur 2023

J’aurai publié 27 billets au cours de l’année qui se termine, en comprenant celui-ci. Quatre thèmes peuvent les regrouper : logement et urbanisme; action sociale et philosophie politique; écologie, économie; réseaux numériques.

Logement et aménagement urbain

Comme d’habitude mes billets ont été nourris, stimulés par des lectures, dont plusieurs parutions et numéros thématiques de revues (Possible, À bâbord, Action nationale) mais aussi par les mémoires déposés lors de la commission parlementaire sur l’aménagement et l’urbanisme tenue fin avril. Des initiatives remarquables : des achats « massifs » de logements privés par certains OSBL permettant de « sortir du marché » ces logements et ainsi d’en garantir l’abordabilité à long terme.

Action sociale et philosophie politique

J’étais assez fier de présenter le résultat d’un travail d’archivage des quelques 180 études réalisées par le Laboratoire de recherche sur les pratiques et politiques sociales entre 1998 et 2014. Le billet du 13 septembre retrace mon parcours de formation en regard des questionnements sur l’avenir du travail social. Les autres billets touchent des questions politiques telles : le populisme est-il toujours de droite ? Sabotage et révolution sont-ils compatibles avec la démocratie ?

Écologie, économie

L’enjeu d’une transformation radicale de nos économies pour les rendre compatibles avec les limites de la planète est ce qui relie ces billets. Une étude publiée par l’IRIS, que j’ai ajoutée en note à la fin de l’article « économie écologique » qui portait essentiellement sur une publication française, mériterait un billet pour elle seule : L’empreinte matérielle de la couverture des besoins de base au Québec. Le billet sur l’énergie propre fut stimulé par la lecture des multiples mémoires déposés lors d’une consultation « estivale » par un comité parlementaire sur la question. Plusieurs des organisations de la société civile ayant participé à cette consultation ont formulé par la suite 14 revendications d’un regroupement de la société civile pour un avenir énergétique juste et viable au Québec.

Réseaux numériques

La crise des médias a fait beaucoup parler d’elle… par les multiples fermetures et mises à pied dans le secteur qui ont amené le gouvernement fédéral à légiférer pour tenter d’amener les géants du Web à redonner un peu. Ces géants qui se sont imposé en moins de 20 ans comme un espace public incontournable… Pendant ce temps, des réseaux « alternatifs » se développent : En commun – Praxis, notamment.

Et les autres…

Deux autres billets hors thèmes, dont le compte rendu d’une randonnée à vélo avec photos et vidéos que je compte bien refaire !

Traductions des articles cités

Je ne sais si vous avez remarqué, au bas des pages de ce carnet, une extension qui permet de traduire mes billets. Non pas que j’aie beaucoup de lecteurs anglophones mais… on peut toujours espérer ! En fait c’est plutôt aux lecteurs unilingues francophones, ou même ceux qui sont bilingues comme moi mais qui préfèrent lire en français, que j’ai pensé en offrant de plus en plus souvent des liens vers les traductions réalisées par translate.google.com.

J’ai commencé au cours de l’année à lire des traductions des articles plutôt que les originaux, en ayant toujours sous la main les originaux car, il faut l’avouer les traductions ne sont pas parfaites. Mais elles sont suffisamment fidèles pour me permettre de saisir l’essentiel d’un article en beaucoup moins de temps ! Vous remarquerez, si vous vous rendez sur une page traduite par la machine Google, que lorsque vous cliquez sur une phrase du texte traduit… une petite fenêtre apparaît au dessus de la souris avec le texte original – vous permettant même de qualifier la dite traduction. C’est mon cadeau de Noël ! Vous me dites si vous appréciez, je continuerai de le faire avec plus de constance.

Les « Santiago Boys », par E. Morozov

Les « Santiago Boys »… La technologie comme elle aurait pu devenir !
Une histoire folle sur la façon dont les ingénieurs d’Allende et un consultant en gestion britannique (Stafford Beer) ont osé défier les entreprises et les agences d’espionnage – et ont presque gagné.

The Santiago Boys : une série de 9 épisodes d’une heure, par Evgeny Morozov. Résultat de plus de deux ans de recherche, des centaines d’entrevues, cette série met en lumière une vision de la technologie qui se voulait au service de la révolution d’Allende. Un rappel à la veille du cinquantième anniversaire du coup d’État contre Salvator Allende fomenté par ITT et la CIA.

À noter : il vous faudra quelque temps pour vous faire l’oreille à un anglais aux accents biélorusses (ou encore latinos)… mais ça en vaut la peine, je crois. Une saga internationale digne d’un James Bond ! 

Le site web (the-santiago-boys.com) accompagnant les podcasts qui est un modèle de documentation.

populisme et démocratie

C’est un sujet déjà abordé ici et là dans ce carnet. J’y reviens aujourd’hui avec L’esprit démocratique du populisme, (EdP) par un sociologue italien (Frederico Tarragoni), publié en 2019 aux éditions La découverte. Le tour d’horizon historique et géographique de la question me semble plus complet que ce que j’avais lu jusqu’ici sur la question : notamment à propos des nombreuses expériences latino-américaines.

Parmi les racines historiques du populisme, il y a le « People’s Party » américain qui connut ses heures de gloire à la fin du XIXe en rassemblant les revendications des fermiers appauvris, des noirs du sud, des femmes… que Thomas Frank avait décrit dans Le populisme voilà l’ennemi ! et que j’ai commenté ici. Tarragoni reconnait l’importance de ce mouvement en Amérique, mais il fait remonter l’origine du populisme au mouvement narodnischestvo de Russie où des intellectuels qui se définissent comme des démocrates révolutionnaires « vont au peuple ».

« En Amérique latine, le populisme n’est pas resté, comme en Russie et aux États-Unis, une simple idéologie de crise. Il s’est institutionnalisé et à profondément changé les sociétés nationales et les manières de faire la politique. » (EdP, 215) Le populisme apparaît durant les années 1930 à 1960 dans tous les pays d’Amérique latine sur fond de crise des républiques oligarchico-libérales. La crise de 1929 accentue l’exclusion et la paupérisation amenant des mobilisations de masses dans les quartiers populaires des grandes villes (barrios, villas, barriadas ou favelas, selon les appellations nationales) qui seront captées par de nouveaux leaders charismatiques.

Une fois au pouvoir ces « partis-mouvements » populistes mettront en oeuvre des politiques axées sur le développement d’économies de substitution des importations et la reconnaissance de nouveaux droits sociaux.

« Parallèlement, la classe dirigeante de l’État se diversifie : la classe moyenne y occupe désormais un rôle prépondérant !

De leur côté, les classes populaires voient le stigmate public dont on les affublait du temps des républiques oligarchico-libérales, complètement inversé. Les populismes font d’elles le fondement même de la nation, à l’instar du « descamisado » (l’ouvrier « sans chemise ») de Juan’ Domingo Perón ou de la « querida chusma » (la « chère populace ») de José María Velasco Ibarra en Équateur et Jorge Eliécer Gaitán en Colombie.
Plus encore : c’est désormais du point de vue du « peuple pauvre », de ses valeurs, de ses besoins et de ses attentes, que l’on va repenser tout le processus de modernisation, voire la modernité même. » (EdP p. 225)

Tarragoni décrit l’émergence des populismes classiques d’Argentine (péronisme), du Brésil (gétulisme, pour Getúlio Vargas), du Mexique (cardénisme, pour Lazaro Cardenas) et puis des néo-populismes plus récents du Vénézuela (Chavez puis Maduro), de Bolivie (Morales) et d’Équateur (Correa).

Ce qui l’amène à formuler une nouvelle « théorie du populisme » où il distingue trois caractères communs des expériences analysées. D’abord le contexte marqué par l’incapacité de l’État à répondre aux multiples demandes démocratiques, un État lui-même en crise, miné par la corruption, l’augmentation des inégalités et la désagrégation des droits sociaux. La deuxième caractéristique commune est le rôle du charisme dans l’adhésion populaire à l’idéologie populiste. La troisième caractéristique est l’apparition de mouvements populaires interclasses. « Il n’est pas de populisme sans mobilisation des classes populaires précarisées, dans toute leur pluralité interne, mais également des fractions déclassées de classes moyennes. » (p. 266)

Trois moments de la dynamique populiste se suivent et se superposent : la crise, où la légitimité l’État est mise en cause, qui donne naissance à une forte mobilisation populaire interclassiste aspirant à créer un nouveau peuple démocratique, inspiré, dirigé par des leaders dans lesquels il se reconnaît. Puis, dans sa phase d’institutionnalisation, le populisme refonde constitutionnellement la démocratie, reconnaissant de nouveaux droits aux exclus d’hier.

« Cependant, en faisant participer la société civile populaire à l’élaboration de la politique sociale de l’État, le populisme lui offre une sorte de cadeau empoisonné. Il l’intègre de manière semi-corporative au fonctionnement de l’État et tend à réduire son autonomie par rapport à lui. Cette autonomie et vitale pour la société civile populaire, car celle-ci s’est constituée, dans la phase de mobilisation populiste, en luttant contre l’État. » (p. 294)

Une intégration de la société civile qui peut mener à des restrictions sur les libertés civiles chères aux sociétés bourgeoises libérales. Ce qui peut parfois conduire les états populistes à l’autoritarisme, ou même au fascisme.

Il suffit de penser à l’Argentine du deuxième péronisme, à l’Estado novo de Vargas, qui fut un régime expressément fasciste, ou aux évolutions liberticides des gouvernements de Chavez et Maduro, Morales et Correa. Tout en élargissant de manière démocratique certaines libertés positives1la possibilité, le droit de faire quelque chose des exclus, le populisme au pouvoir tend à réduire de manière autoritaire d’autres libertés négatives2absence d’entrave à la libre jouissance de soi-même, affaiblissant du même coup les médiations collectives entre la société et l’État. (p. 295)

Mais cette dérive autoritaire n’est pas obligatoire, dans la vision du populisme de Tarragoni. Au contraire, pourrions-nous dire, puisqu’il fait de la demande de plus de démocratie une caractéristique (radicalement démocratique) essentielle du populisme.

Après avoir décrit l’expérience latino-américaine, l’auteur se demande si l’Europe n’est pas à vivre une latino-américanisation à travers les mouvements Syriza grec, Podemos espagnol, cinq Étoiles italien et, dans une moindre mesure (hémiplégique) le Nuit debout et France insoumise.

Des trois premières expériences européennes, la seule qui n’a pas abandonné son programme ou trahi ses principes, est celle qui a refusé de participer au gouvernement. Certes il est plus facile de garder la pureté de son programme et de ses intentions quand on reste dans l’opposition.

Tarragoni termine son livre en rêvant d’une Europe refondée politiquement grâce à une alliance entre populismes de gauche et partis sociaux-démocrates. Une alliance au delà des frontières nationales, radicalement démocratique seule capable de faire opposition au néolibéralisme.


J’ai apprécié ce livre pour sa revue historique et sociologique des expériences latino-américaine et son tour d’horizon des mouvements populistes de l’Europe (occidentale) contemporaine; pour sa théorie de la nature profondément démocratique du populisme historique, réel.

Les politiques clientélistes d’un gouvernement comme celui de la CAQ ne sont pas populistes, elles ne sont qu’opportunistes. Quand on n’a à offrir comme idéal que celui de s’enrichir personnellement, à l’heure où les richesses accumulées et gaspillées étouffent et empoisonnent la planète… c’est une philosophie qui confine à l’obscénité.

Notes

  • 1
    la possibilité, le droit de faire quelque chose
  • 2
    absence d’entrave à la libre jouissance de soi-même

la bataille du siècle

lectures récentes (3)

« Les très bons objectifs sont ceux qui, au moment où on les lance, sont hors de portée de nos moyens de départ, mais qui nous permettent de créer des dynamiques d’accumulation de forces en cours de route, qui nous donnent la capacité de les atteindre finalement. »

La bataille… page 71

Jon Palais, militant de la question climatique

Il s’est engagé sur la question climatique avec l’association basque Bizi ! après avoir commencé à militer à Greenpeace. Co-fondateur des mouvements climat Alternatiba en 2013 et Action Non-Violente COP21 en 2015, il a participé au lancement des Camps climat en France, et à l’animation de nombreuses mobilisations et campagnes d’actions non-violentes depuis une dizaine d’années.

Quatrième de couverture

À partir de ses expériences l’auteur identifie les principes qui l’ont guidé ou les leçons qu’il a tirées afin de porter un mouvement, qui s’est développé rapidement dans des dizaines de localités, et s’est exercé à des actions à l’échelle nationale, vers une échelle plus grande, un rapport de force capable d’obtenir des changements plus rapides et significatifs.

Palais nous fait vivre la mobilisation pour bloquer ou déranger la tenue d’une conférence internationale des pétrolières qui allait se tenir quelques mois à peine après l’accord de Paris 2015… Il nous introduit au réseau Alternatiba.

« [Nous devons] nous organiser sous la forme d’un réseau décentralisé de groupes, à la fois autonomes et connectés les uns aux autres.

Trois grands axes complémentaires peuvent guider le développement d’un tel réseau de groupes, qui correspondent à trois valeurs déjà bien développées dans les mouvements écologistes : la résilience, la résistance, et la solidarité.

la résilience correspond au développement des alternatives. Les alternatives seront toujours le cœur de notre capacité d’adaptation aux changements de contextes : il s’agit des moyens concrets permettant de vivre autrement;
L’axe de la résistance correspond à notre capacité à nous opposer, nous interposer, et à empêcher les projets et les activités qui aggravent le dérèglement climatique et la destruction écologique. (…) [T]out projet climaticide que nous empêcherons sera une victoire partielle mais très concrète dans la limitation du dérèglement climatique.
Le troisième axe est celui de la solidarité, qu’il faudra défendre face aux réactions de repli identitaire, aux logiques de clan, de compétition et d’individualisme, d’intolérance, qui peuvent facilement être exacerbées en cas de perturbation du système actuel, tant par le libéralisme autoritaire que par l’extrême droite. (p. 249-50)

Après avoir mené des actions dans des dizaines de territoires différents en même temps, (…) nous devons désormais nous projeter dans des actions décentralisées sur des centaines de territoires simultanément. Tout en inscrivant cette action dans une mouvance internationale. »

Les principes d’action mis en pratique par ce mouvement sont liés à l’approche non-violente qui permet d’accueillir des publics plus largement, et facilite l’intégration des nouveaux. Une formation politique à partir de la pratique plutôt qu’à partir des livres et théories. Une grande attention est portée aux processus démocratiques afin que les intellectuels, les « grandes gueules » ne prennent trop de place… afin que tous s’expriment et contribuent. Des principes de rigueur, de ponctualité… qui sont parfois difficiles à accepter pour certains, mais qui permettent une efficacité nécessaire. La rigueur n’exclut pas les moments festifs!

Il faut porter une attention fine à l’accueil et l’inclusion des nouveaux, jeunes ou vieux, au sein du mouvement, une attention qui doit être continue, soutenue car il y a une tendance spontanée à faire évoluer l’organisation vers un cercle militant, exigeant, certains diraient woke. Un cercle où il devient difficile d’entrer à moins de satisfaire à une liste de critères.

Radicalo-pragmatisme, pour un mouvement à la fois radical et populaire.
L’exemple de la monnaie locale1Une monnaie complémentaire qui ne peut être utilisée que sur un territoire donné Eusko (monnaie locale du Pays Basque), comme outil de relocation de l’économie, mais aussi comme levier pour « flécher le type d’activités économiques où elle peut être dépensée, sur la base d’un cahier des charges qualitatif. » Ce cahier de charges aurait pu être maximal, ce qui aurait réduit les utilisateurs à ceux qui ont déjà des pratiques « vertueuses ». Il pourrait aussi être minimal, et laxiste ce qui toucherait plus de monde mais ne changerait pas les pratiques. Un cahier de charge progressif a plutôt été élaboré où le nombre de critères à l’entrée a été réduit à 2, à partir d’une longue liste, la démarche collective devant par la suite faire progresser le commerçant participant vers plus de qualités.

« Ce système de monnaie locale complémentaire permet de doubler la monnaie : quand vous avez échangé 100 euros contre 100 euskos, vous n’avez perdu aucun pouvoir d’achat, car vous pouvez acheter les mêmes quantités de pain, de bière, de légumes, que si vous aviez utilisé vos 100 euros. Mais les 100 euros que vous avez échangés contre vos 100 euskos n’ont pas disparu, ils existent toujours quelque part : ils sont placés dans un fonds à la Nef, une banque éthique qui ne finance que des projets répondant à des critères écologiques et sociaux.

La bataille du siècle, page 75

Des logiques d’alliances. Palais décrit deux luttes menées en 2012 contre des projets imposés par le groupe Vinci qui se mènent simultanément : contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, et contre le projet de Ligne à Grande Vitesse (LGV) au Pays Basque.

Les expériences d’alliance avec des maires du PS alors que la politique du Parti était conspuée, dans la bataille du LGV; ou d’alliance avec des maires de droite dans le premier cas… lui permettent de critiquer les positions « puristes » et d’affirmer l’indépendance politique de la démarche.

La mobilisation citoyenne. La description minutieuse de la campagne des Faucheurs de chaises, qui visait à dénoncer l’évasion fiscale soutenue par les grandes banques, met en lumière la tactique de l’action dilemmatique qui consiste à mettre l’adversaire devant des choix qui lui sont tous défavorables. À 34 reprises des militants sont entrés dans des succursales bancaires pour y faire des « réquisitions citoyennes » de chaises. Près de 200 chaises ont été ainsi « réquisitionnées ». Elles seraient remises à leurs propriétaires quand ceux-ci rembourseront l’impôt dû ! Les banques ont riposté en poursuivant des leaders, mais se sont rétractées, finalement, n’osant pas se présenter au tribunal devant le ridicule de leur situation. Dans un autre coup publicitaire, elles ont été finalement déposées devant le siège social de la BNP, et laissées aux bons soins des policiers qui avaient établi un cordon de sécurité.

Village des alternatives Alternatiba Dans le creux de la vague du mouvement pour le climat, en 2011-12 les militants de Bizi! décident d’organiser un « village des alternatives » qui occupera tout le centre-cille de Bayonne où des dizaines de kiosques, des activités culturelles, des banquets sont organisés, après un an de préparation, pour rendre plus concrète la problématique du climat : « plutôt qu’un sujet flou et inaccessible, les alternatives qu’on souhaite mettre en avant sont au contraire très concrètes, tangibles, et liées à notre vie de tous les jours. Elles sont déjà présentes sur nos territoires au niveau local, on peut les voir, les toucher, les goûter, les expérimenter concrètement. » Une initiative qui fera florès : dans les deux années qui suivent, on voit éclore cent « villages des alternatives » « principalement en France mais aussi dans d’autres pays, en Autriche, en Allemagne, en Belgique, en Suisse, au Royaume-Uni, en Haïti et au Sénégal, où s’organisent également des Villages des alternatives  » Alternatiba « ».

La mobilisation autour de ces Villages favorise l’implication de gens qui ne s’étaient jamais engagés auparavant. Et ce travail ne se fait pas que par Twitter, Facebook ou TikTok ! Ce sont les réseaux sociaux réels, les paroisses, les marchés publics, les boulangeries qui sont parcourus, sollicités…

Avoir des chorales un peu partout dans le Village le jour J crée ainsi une ambiance festive et conviviale, tout en donnant à voir concrètement comment la philosophie « moins de biens, plus de liens » peut contribuer à inventer une société bas-carbone joyeuse, épanouie et enrichissante. Les chorales, qui ne s’étaient pas mobilisées pour le climat jusqu’ici, se retrouvent à jouer un rôle important dans l’atmosphère et le message politique de l’événement. (…) Pendant des mois, des centaines d’associations et d’acteurs divers qui n’ont a priori aucun lien avec la lutte pour le climat mettent ainsi à l’ordre du jour de leurs réunions la possibilité de participer au Village.

La méthode de mobilisation d’Alternatiba montre ainsi comment une approche par la pratique et un travail autour des réseaux sociaux physiques entraînent des dynamiques de mobilisation populaires intégrant des publics diversifiés. Cette méthode a contribué à construire des strates du mouvement climat en intégrant des personnes au-delà des cercles purement militants et politisés.

La bataille… p. 127 et 141

Des stratégies de mobilisation qui se sont appliquées pour s’opposer à la transformation de logements en AirBnB… ou encore pour « décrocher Macron » en l’interpelant Climat, justice sociale : où est Macron ?

Jeudi 21 février 2019, des militants d’ANV-COP21 entrent simultanément dans quatre mairies à Lyon, Paris, Biarritz et Ustaritz, y décrochent le portrait officiel du président Macron et repartent avec. (p. 163)

La bataille devra se mener à la fois contre le capitalisme prêt à tout pour continuer ses pratiques prédatrices et contre une droite qui se durcit, une extrême-droite qui s’organise. Une bataille qui sera longue, malgré l’urgence qui s’accroit. La seule certitude, c’est que rien n’est certain… et qu’il faut être prêt à pallier aux effets néfastes qui se multiplient, par résilience et solidarité, tout en étant préparé à saisir les opportunités qui s’offriront de faire avancer le message, grandir les réseaux et capacités de résistance, faire des gains qui amélioreront notre rapport de forces.

Ce livre est un manifeste contre le défaitisme et en ce sens on pourrait le rapprocher de celui que je commentais précédemment : How to be a climate optimist ? Mais c’est un optimisme bien différent car il se base d’abord sur une compréhension fine de l’engagement social et de la lutte politique. Palais ne fait que très peu, ou pas du tout de référence aux nouvelles sources d’énergie ou aux enjeux liés à la transformation des procédés industriels… La promotion de l’agriculture paysanne et biologique ou encore la critique de l’hyper mobilité ancrent son récit dans une approche de la décroissance matérielle permettant une sobriété heureuse.

Partir du terrain, de la pratique pour mobiliser largement, sortir des cercles militants et faire des alliances stratégiques pour développer une « écologie populaire », ce sont des principes que Jon Palais articule de manière convaincante dans son livre. Si j’avais à identifier une faiblesse, c’est dans la dimension internationale du mouvement qui devra être développée. Il le dit lui-même :

Comme beaucoup d’autres phénomènes en France, les mouvements militants de l’hexagone sont assez autocentrés sur la France métropolitaine. Là aussi, il y a un changement d’échelle à penser. Même si nous avons énormément de chantiers à réaliser à l’échelle française, le développement de la dimension internationale du mouvement climat global doit faire partie des priorités. (p. 275)

La question qui se pose en terminant ce « guide » est celle, politique : le changement d’échelle sera-t-il suffisant pour forcer les formations politiques en place à se réformer, se métamorphoser (pour reprendre un terme cher à Bizi!) ? Ce qui me semble une belle introduction au prochain billet portant sur le livre L’esprit démocratique du populisme, par Frederico Tarragoni.

Notes

  • 1
    Une monnaie complémentaire qui ne peut être utilisée que sur un territoire donné

changer de paradigme

« Oui à l’environnement mais pas au détriment de l’emploi »

Ainsi parlait M. Legault, notre mononcle en chef, le 12 août dernier. C’est ce qu’ont dit les gouvernements depuis qu’existe un ministère de l’environnement ! Ce qui fait dire à certains que le ministère des Forêts du Québec défend d’abord les compagnies forestières plutôt que l’intérêt public québécois. 

« Pour atteindre sa cible de préserver 17 % du territoire en 2020, Québec a créé 34 nouvelles aires protégées, situées majoritairement dans le nord de la province, où les forêts n’ont pas tellement de valeur commerciale. » 

Ces aires protégées ne représentent nullement la diversité des milieux forestiers du pays, comme la convention internationale signée par le Québec  l’enjoignait de faire. Seulement « 1% du territoire protégé se trouve au sud du 49e parallèle. » comme le souligne Richard Desjardins : 17% d’aires protégées… Ah oui?. (Voir aussi Régime forestier: le Québec se fait passer un sapin! et les interventions de Action boréale)

Les vieilles forêts sont des écosystèmes beaucoup plus complexes que ce que les ingénieurs du ministère mesurent : 

« Parmi les 28 000 espèces vivantes interconnectées qui constituent une forêt, ils en ont étudié cinq ou six : des arbres « commerciaux ». Puis ils ont appris à modéliser leur abattage dans une dévastation mécanique de l’entourage. » (Idem)

Affirmer que l’économie ne doit pas être freinée par les considérations écologiques, c’est une belle illustration de la philosophie économiste qui nous a conduit à la crise environnementale actuelle. Oui, c’est vrai qu’il faut continuer de favoriser le développement économique mais d’une nouvelle façon. 

Il faut changer de paradigme.

Des citoyens envisagent un recours collectif contre le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs. Nous n’en sommes pas encore à nous enchaîner collectivement sur les chemins forestiers, comme le font les militants écologistes et autochtones à Fairy Creek, sur l’île de Vancouver ! 

Parler de changer de paradigme, c’est dire qu’il faut changer notre conception du développement, notre manière de mesurer le progrès, notre manière de tenir compte des effets de l’action humaine sur l’environnement, sur l’avenir. 

Changer de paradigme c’est protéger les vieilles forêts tout comme les fonds marins parce que ces milieux vivants abritent et nourrissent des multitudes d’espèces. Il faudra des dizaines, voire des centaines d’années à un fonds marin dévasté par le raclage actuel pour se rétablir. On commence à peine à mesurer l’importance des « arbres-mères » dans les forêts matures, de même que les relations de commensalisme qui s’établissent, non seulement entre un arbre-mère et ses rejetons mais aussi entre espèces : les travaux de Suzanne Simard sont éloquents.

Changer de paradigme c’est abandonner celui qui a présidé à la Grande accélération. Le changement peut être difficile : il semble, en effet, plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ! Pourtant même les banquiers et assureurs commencent à reconnaître que les gouvernements devront reprendre le contrôle des économies, qu’ils avaient délaissé pour laisser libre cours à la dite Grande accélération. Il faudra se faire à l’idée de plus de contrôles, plus de taxes et de règlements… (A climate plan for a world in flames, Financial Times; Values, de Mark Carney)

Ce qui implique de la part de nos politiciens qu’ils recommencent à prendre leur rôle au sérieux. Il faut cesser d’élire des clowns ou des entrepreneurs sur le retour. Mais surtout il faut cesser d’attendre des sauveurs. Oui, les élus de demain devront oser reprendre du pouvoir pour orienter l’économie… mais ils ne feront pas cela simplement parce qu’ils ont reçu l’onction sainte de l’élection mais bien parce qu’ils sauront tisser des liens, mobiliser les communautés et leurs organisations dans la construction de ce nouveau paradigme. 

Mais c’est peut-être aux réseaux communautaires de les amener à un tel changement. Eux-mêmes, ces réseaux doivent tisser des liens et combattre l’action en silo. (The Social Sector Needs a Meta Movement)

Canal Lachine et vue sur Griffintown et centre de Montréal (© Gilles Beauchamp)

Changer de paradigme en ville… ça pourrait vouloir dire d’appliquer un principe de précaution ou de préservation des rares espaces naturels encore présents sur le territoire municipal montréalais 

  • Plutôt que de laisser détruire des friches vieilles de 50 ans (coin Marseille et Assomption), au nom de la sacrosainte propriété privée, alors que des terrains de stationnement à peine utilisés existaient à côté… 
  • Plutôt que de laisser asphalter la moitié d’un espace vert (le golf d’Anjou), qui pourrait faire parti d’un futur grand parc de l’Est, alors que des espaces industriels à redéployer existent juste à côté — mais ils ne sont pas dans le même arrondissement, ou de la même municipalité et ces dernières sont en compétition pour les projets de développement… 
  • Plutôt que de laisser disparaitre des aires de diversité biologique extraordinaires… (le Technoparc)  parce que cet espace a été « tagué » industriel il y a 40 ans.

Incidemment il est grand temps que la Ville se dote d’un nouveau plan d’aménagement car le dernier date d’une époque où les sensibilités et les urgences n’étaient pas ce qu’elles sont. À coup de « PPU », de projets particuliers d’urbanisme, on laisse s’implanter des mégastructures (ensembles de tours — genre Griffintown; ou pylônes de béton — genre REM) sans avoir un cadre général adapté aux objectifs critiques et urgents de la transition écologique pour décider et orienter ces PPU. 

Il est inconcevable que la structuration du transport collectif régional pour le prochain siècle soit laissée entre les mains d’un financier privé (CDPQ Infra) sans inscrire cette intervention lourde dans la planification collective des transports. Quand on dit qu’il faut prendre son rôle politique au sérieux, c’est aussi ça : respecter les autres instances politiques et niveaux de représentation et d’expression de l’intérêt public. 

Billet publié d’abord sur Nous.blogue

pour boucler 2020

Dans ce billet je veux surtout revenir sur les livres dont je n’ai pas parlé en 2020 mais qui m’ont tout de même occupé l’esprit. Des livres qui ont passé parfois plusieurs mois sur ma table, auxquels je suis revenu à plusieurs reprises. Ou encore que j’ai lu et relu en cherchant comment je vous en parlerais. Mais il me fallait tout de même revenir rapidement sur les travaux et lectures de l’année dont j’ai tiré les quelques 25 billets1Cette année fut finalement assez productive, plus que 2019 et 2018 où je n’avais publié que 16 billets chaque année. Ce n’est pas la « frénésie » de 2012-2013, où j’ai publié près de 80 billets par an, encore moins celle des années 2008-2009 où le rythme atteignait 150 billets par an ! Pas besoin de vous dire que ces billets n’étaient pas tous élaborés… publiés en 2020, ne serait-ce que pour me replonger rapidement sur les moments forts (ou difficiles) de cette 19e année de publication2Hé oui, je commencerai ma 20e année début février ! sur Gilles en vrac… et pour situer ces dernières réflexions dans leur contexte.

On peut dire que l’année qui vient de se terminer fut propice à la réflexion. Situation de crise globale, économique, sanitaire qui nous a, pendant un moment, fait croire que nous allions saisir l’occasion, collectivement, de changer des choses. Le thème de la transition  a été et restera sans doute un axe important (10 ans pour y arriver; petits et grands gestes; beau temps pour la fin du monde; barbarie ou civilisation; une convention citoyenne à la québécoise ?; ce que tous devraient savoir). Aussi un article synthèse sur le tiers-secteur québécois, rédigé pour un colloque qui n’a pas eu lieu (le tiers secteur québécois, un aperçu), et évidemment, plusieurs billets sur et autour de la pandémie : rôle des gouvernements, de la science, des croyances… 

J’ai lu et commenté dans mes billets plusieurs livres qui portaient un regard de haut, sur l’avenir, la transition, la nature humaine ou les enjeux de civilisation : Au temps des catastrophes — résister à la barbarie qui vient, Collapsus, Climate Leviathan, The Decadent Society, Une nouvelle terre, The Uninhabitable Earth, Humankind, A Planet to Win, La transition c’est maintenant… 

territoire et capital

L’an dernier à pareille date, la fin du premier billet de l’année 2020, 10 ans pour y arriver, je référais à un projet (ou une étude) mené par Dark Matter Labs qui proposait de récupérer une fraction de la croissance de la valeur des immeubles d’un quartier qui ont profité des investissements publics… afin de réduire les impacts négatifs qu’ont aussi ces développements. Une telle approche pourrait-elle être utilisée dans le contexte d’un projet comme le REM de l’Est? 

Le développement urbain (ou régional) soumis aux dictats et aux intérêts des grandes entreprises… il faut trouver une autre manière de planifier nos villes et nos régions. Je croyais avoir trouvé une piste, en mettant la main sur Le promoteur, la banque et le rentier, une étude de Louis Gaudreau. Un retour historique édifiant sur le développement, assez récent, du « marché de l’habitation ». L’importance du soutien public a été cruciale pour que les banques « daignent » prêter aux gens qui n’étaient pas déjà riches… La transformation graduelle du « produit » habitation d’un bien d’usage à un investissement, un produit financier. L’auteur conclut sur des pistes telles les fiducies foncières et l’investissement public pour « démarchandiser » l’habitation… mais je n’étais pas  satisfait : ce n’était pas la « balle d’argent » que j’espérais. 

Dans un chapitre de The Future of Capitalism, Paul Collier suggère à propos de l’accroissement exagéré de la valeur des logements, en particulier dans les grandes villes et métropoles, qu’une partie de cette valeur ajoutée devrait revenir aux collectivités. Par ailleurs, dans un chapitre du recueil Our Commons, Ostrom in the City: Design Principles and Practices for the Urban Commons, les auteurs Christian Iaione et Shella Foster s’inspirent d’Ostrom (dont j’ai parlé ici) pour dégager 5 principes (gouvernance collective, État facilitateur, la mise en commun [pooling] économique et sociale, le caractère expérimental et la justice technologique) pour gérer les villes comme des communs, en mobilisant ressources et collaboration de 5 catégories d’acteurs : les innovateurs sociaux, les autorités publiques, le milieu des affaires, les organisations de la société civile et les institutions du savoir.

Mais cette perspective proposée par Foster et Iaione est directement critiquée par Pierre Sauvêtre, dans son chapitre (Le municipalisme des communs contre la gouvernance urbaine collaborative) du recueil de textes Du social business à l’économie solidaire : critique de l’innovation sociale (éd. ÉRES, juillet 2020). « La gouvernance urbaine collaborative correspond à une version faible des communs parce qu’elle ne remet en cause ni les rapports de pouvoir politiques (…) ni les rapports de pouvoir économiques. » Laurent Fraisse dans sa contribution au recueil : Janus et l’innovation sociale nous rappelle à quel point « la société civile n’a plus le monopole de l’innovation sociale ». 

Cependant la vision du community organizing présentée par Julien Talpin dans ce même recueil (La force du nombre : un impératif managérial ? Le community organizing travaillé par le tournant néolibéral) est un peu caricaturale et semble surtout servir à dénoncer l’influence de certaines fondations philanthropiques. 

Par ailleurs l’ensemble (dont une dénonciation du virage vers l’autoritarisme du « modèle québécois » par Lachapelle et Bourque) propose une perspective critique dans un discours sur l’innovation sociale qui trop souvent donne l’impression que les bonnes intentions et l’agir ensemble viendront à bout de tous les obstacles. 

Un autre recueil sur le même thème était paru 16 mois plus tôt, aux PUQ : Trajectoires d’innovation : des émergences à la reconnaissance, sous la direction de Klein, Boucher, Camus, Champagne et Noiseux. « [U]ne vision large de l’innovation, orientée vers le développement économique, mais aussi vers la création d’un écosystème d’innovation où les progrès technologiques et sociaux se croisent et se complètent ». Un tel écosystème « devrait repenser les rapports inégalitaires entre les genres, les populations et les territoires. »

Le compte-rendu d’un riche colloque du CRISES tenu en 2017 rassemblant 28 chapitres regroupés en 9 parties. Laville y faisait une intervention en ouverture du colloque qui annonçait déjà la publication de 2020, dénonçant la récupération du discours de l’innovation sociale par le Social Business et une seconde vague de néolibéralisme qui prétend que le capitalisme peut être moralisé et que l’innovation sociale, grâce aux outils de l’entreprise, pourra mieux résoudre les problèmes sociaux.

Une autre publication récente (janvier 2020) sur un thème corollaire: Intervenir en développement des territoires, par René Lachapelle et Denis Bourque. Le territoire, l’évolution du « modèle québécois de développement », le virage néolibéral des années 2000… En présentant huit démarches de développement territorial les auteurs mettent en lumière la contribution de l’intervention collective à ces processus. De la mobilisation des réseaux institutionnels à l’accompagnement des élus locaux dans leur nouveau rôle de « gouvernement de proximité », en passant par « une philanthropie qui sait faire la différence »… les auteurs identifient des enjeux posés aux intervenants en développement territorial. Un court document (156 pages) dont on aurait aimé qu’il développe un peu plus la présentation des autres réseaux institutionnels que celui de la santé dans leur ancrage territorial… Systèmes locaux d’action et opération en réseaux d’acteurs. Dans un ordre d’idée semblable, je me propose de lire « Un avenir pour le service public – Un nouvel État face à la vague écologique, numérique, démocratique », publié par Sébastien Soriano en novembre 2020 chez Odile Jacob. 

Voir aussi, sous la direction de Marc-Urbain Proulx et Marie-Claude Prémont, La politique territoriale au Québec, 50 ans d’audace, d’hésitations et d’impuissance, paru aux PUQ en 2019. 

À propos des nouveaux défis posés aux municipalités, sous la direction de Gérard Divay, parus en deux volumes aux PUQ en 2019 : Le management municipal, Volume 1 : Un gouvernement de proximité ? Volume 2 : Les défis de l’intégration locale.

un intellectuel dans la salle ?

La question du rôle, de la responsabilité des intellectuels a été « renouvelée » en quelque sorte récemment avec la montée des populismes anti-élites, glissant facilement vers l’anti-science. Ce qui ne veut pas dire que les intellectuels sont à l’abris des dérives complotistes… comme le soulevait un reportage récent de Radio-Canada sur le fonctionnement du cerveau. 

La transparence, la franchise, le partage des savoirs, l’ancrage culturel… la compétence à transmettre, à traduire, à produire la culture sont des qualités, des continuums de qualités auxquels les intellectuels peuvent aspirer ou à l’aulne desquels ils seront mesurés. 

Les intellectuels sont-ils toujours militants ? Ou les militants, des intellectuels ? 

Ce sont des « maudits intellectuels » quand ils posent trop de questions ou qu’ils se prennent pour d’autres… et des « traîtres » quand ils quittent le Parti ou négligent la Cause. Certains sont idéalistes ou croyants et participent à des mouvements sociaux, des activités charitables ou éducatives, ou de critique et de contestation… Mais peut-être sont-ils assis devant leur écran à consommer des opinions politiques ou des prestations culturelles quand ce n’est pas à redistribuer des vidéos de chat. 

La « gauche brahmane » et la « droite marchande » 3Capital et idéologie, p. 933sont ces élites diplômées qui ont remplacé, en alternance, l’influence des syndicats sur les gouvernements socio-démocrates.

Ici nous ne parlons que du temps (relativement) court, depuis l’après-guerre, le milieu du siècle dernier. Mais ces interprétations du rôle de l’intellectuel, à gauche promoteur de droits, de justice, d’accès, ou à droite promotrice de liberté individuelle, de réussite, de découverte… sont des propos et postures beaucoup plus anciens. Des rôles qui, dans le cas du Québec, ont été marqués, polarisés par la fracture nationale-linguistique-religieuse avec une droite marchande très largement dominée par les anglo-saxons canadiens et une gauche divisée entre catholiques et faction libérale-anti-cléricale. 

Dans Les intellectuel.les au Québec, une brève histoire, Yvan Lamonde et consort tracent une histoire pas si brève, remontant au XVIIIe siècle avec les débuts de la presse écrite, en tissant la toile des tensions et relations entre l’Église, l’État, les médias. Un chapitre sur les femmes intellectuelles permet de souligner l’apport des fondatrices (1880-1929). Une brève histoire tout de même (160 pages) publiée chez Delbusso — pour moins de 10$ en format numérique. Intéressant de saisir dans leur contexte historique les abbé Groulx, père Lévesque, frère Marie-Victorin ou Marie Gérin-Lajoie, ou ces Parent, Gérin, Montpetit, Laurendeau, Dumont, Vadeboncoeur , Trudeau ou Aquin… Mais aussi de situer ces figures moins connues : Éva Circé-Côté, René Garneau, Fernande St-Martin… 

La question nationale et le « cosmopolitisme », les idéaux de liberté, de justice ou d’égalité… la lutte à l’ignorance, à la complaisance ou à l’exploitation, l’anticléricalisme ou le féminisme anti-paternaliste, le syndicalisme, la promotion des arts, des lettres et des sciences sociales… la promotion des compétences scientifiques et de la culture québécoise… les intellectuel.les portent des flambeaux, allument des feux, éclairent des enjeux ou chantent des louanges. Longtemps critiqués (paresseux incapables d’un « vrai » travail productif, i.e. manuel) et vus comme de mauvaises influences aux moeurs débridées, qu’en est-il aujourd’hui ? 

« Le départage entre intellectuels souverainistes et fédéralistes a vraisemblablement masqué la rupture gauche/droite pendant plusieurs décennies » souligne Lamonde dans son chapitre le plus contemporain (1970-2015). La formation d’une parole souverainiste à gauche, indépendante de la coalition du PQ, autant que l’expression plus libre d’un nationalisme de droite, ou encore l’ampleur et la profondeur des paroles féministes ou éco-féministes… ont complexifié la scène intellectuelle québécoise même si de vieilles questions, telle la laïcité et la place de la religion dans la cité, continuent d’occuper l’avant-scène. Complexité accrue, comme le reconnaissent les auteurs en conclusion, quand les nouveaux médias entrent en jeu, que les traces et la mémoire (matériau nécessaire à l’analyse) ne sont plus les mêmes. 

[Parlant de médias sociaux et de mémoire… le téléchargement pour fin d’archivage (et de preuve) de l’ensemble de la plate-forme Parler qui a servi à préparer et soutenir l’attaque contre le Capitol, le 6 janvier dernier, soulève plusieurs questions mais aussi, peut-être, des avenues de responsabilisation]. 

Les intellectuels sont-ils toujours des écrivains ou des journalistes ou des profs d’université qui, par définition écrivent, produisent des papiers, un discours écrit ? Mais ces animateurs, « motivateurs », organisateurs syndicaux ou communautaires qui n’écrivent pas beaucoup mais peuvent tout de même « soulever des foules » sont-ils aussi des intellectuels ? Et qu’en est-il de ces psychologues, travailleurs sociaux et psychothérapeutes ? Des « travailleurs intellectuels » certainement, manipulateurs de symboles ou administrateurs de programmes mais pas intellectuels dans le sens de producteurs d’un discours sur la place publique. 

Il y a les Grands intellectuels, ceux qui ont publié et qu’on lit… ou qu’on écoute sur YouTube parce qu’ils ont de la notoriété et ceux qu’on rencontre, qui ont lu et rendent accessibles les textes des Grands. L’intellectuel de café, de brasserie ou de la famille… Les mouvements sociaux ont besoin d’intellectuels pour formuler, justifier leurs objectifs, leurs exigences. Quand ces mouvements fondent des partis, ou des institutions, leurs intellectuels deviennent fonctionnaires ou consultants. D’autres intellectuels prendront parole ou contesteront à la frontière ou dans les corridors de ces institutions. 

Il y a ces jeunes intellectuels qui n’ont pas encore publié mais qui participent à un moment historique dont ils peuvent témoigner, plusieurs décennies après coup, comme le fait Robert Comeau dans Mon octobre 70. Une certaine histoire du FLQ et de la Crise d’octobre, mais aussi une histoire de trahison, de silence honorable et de révélation nécessaire. Un récit très personnel qui amènera ceux qui ont connu l’époque à se demander « Où donc étais-je en octobre 1970? »

Je réserve ma réponse à cette question pour un autre billet…

Et ces intellectuels de gauche, dont François Saillant trace une Brève histoire de la gauche politique au Québec ? Là je me reconnais un peu mieux dans le portrait des groupes de gauche des années ’70, ’73 pour être précis, époque où les étudiants du pavillon Read de l’UQAM devaient traverser une haie d’honneur de propagandistes ayant chacun son journal, sa ligne juste avant d’accéder aux classes. L’histoire de Saillant est intéressante parce qu’elle remonte aux premiers exemples d’élus et de candidats ouvriers, à la fin du XIXe jusqu’aux tractations et négociations ayant conduit à la création de Québec Solidaire. En s’attachant à la gauche « politique » entendue comme électorale, l’auteur évite ainsi l’écueil d’avoir à se prononcer sur les théories et principes de la gauche, ce qui serait incompatible avec l’idée d’une « brève histoire ». Les succès électoraux croissants de QS, faisant élire 1, 2,3 puis 10 députés sont remarquables. J’aurais aimé qu’il élabore un peu plus sur les rapports avec la base militante maintenant que le parti peut embaucher des dizaines de professionnels pour épauler l’action des députés. 

Sur la question des intellectuels et de la gauche, Jean-Philippe Warren a publié (au moins) deux livres : L’engagement sociologique — La tradition sociologique du Québec francophone – 1886-1955 (2003), où il suit l’émergence des enseignements et de la recherche sociologiques. Dans Ils voulaient changer le monde — Le militantisme marxiste-léniniste au Québec (2007), il retrace la montée du radicalisme et l’expérience maoïste telle qu’incarnée par des groupes comme En Lutte ou le Parti communiste ouvrier. De manière incidente et parce que j’avais beaucoup apprécié Les origines catholiques de la révolution tranquille, j’ai voulu lire, du même auteur (Michael Gauvreau avec, cette fois, Nancie Christie) Christian Churches and Their Peoples, 1840-1965 — A social history of religion in Canada. L’action sociale et politique menée par les différentes églises chrétiennes (protestantes et catholique) jusque dans les années ’60. Une gauche chrétienne qui continue d’être active, voir L’Utopie de la solidarité au Québec – Contribution de la mouvance sociale chrétienne (2011) par Lise Baroni, Michel Beaudin, Céline Beaulieu, Yvonne Bergeron, Guy Côté ou encore Nous sommes le territoire (2016) de Michel Beaudin , Céline Beaulieu et Ariane Collin. Dans L’Utopie… le chapitre de Michel Beaudin nous offre une synthèse magistrale Une mémoire à reconstituer : un siècle d’engagement social chrétien. 

Si on élargit notre conception des intellectuels jusqu’à inclure la population des diplômés on peut comprendre une partie du développement des dernières décennies comme la montée au pouvoir de ces nouvelles générations de diplômés, ces gauche brahmane et droite marchande dont parle Piketty((Capital et idéologie, Thomas Piketty 2020)) qui ont fait prévaloir leurs intérêts (ont su saisir les opportunités) sur ceux représentés par les syndicats dans les gouvernements d’après-guerre (Collier 2018). 

Le fait de situer les valeurs dominantes, axiales de nos société dans leur trame historique récente (30 ans) ou un peu moins récente (75-100 ans) devrait nous inciter, au minimum, à plus d’humilité et à une appréciation plus réaliste et nécessaire du caractère insoutenable du développement des dernières décennies. 

histoire profonde 

Les cinq ou dix derniers millénaires sont courts lorsqu’on les rapporte à l’histoire de l’humanité (entre 200 000 et 400 000 ans). La période récente, fut marquée par la sédentarité et le développement de l’agriculture et de l’élevage, puis de l’écriture et des sciences qui ont permis un accroissement vertigineux des forces productives, mais aussi des forces de destruction (Engels’s Second Theory — Technology, Warfare and the Growth of the State, de Wolfgang Streeck, NLR 123, May/June 2020). 

Pendant la plus grande partie de son existence (95-99%), homo sapiens a vécu en nomade, obligé de se déplacer continuellement pour tenir compte d’un climat qui oscillait entre périodes de glaciation et de réchauffement. 

Autrement dit cet âge d’or de l’humanité pendant lequel notre espèce se sera multipliée par… 10 000, cette période de croissance exponentielle n’est pas d’abord attribuable à l’ingéniosité humaine — bien que cela a certainement contribué — mais plutôt à la grande stabilité du climat, à la réduction importante de l’amplitude des oscillations climatiques, comme le montre bien ce graphique publié dans le billet précédent

James C. Scott, dans Homo Domesticus — Une histoire profonde des premiers États (2021), tente de retracer cette période de passage du nomadisme à la sédentarité, à la domestication des plantes, des animaux et des hommes. Un passage qui, contrairement à l’image qu’on peut en avoir, ne s’est pas fait de manière linéaire, comme une simple progression vers plus de sécurité, plus de confort… mais plutôt comme une lutte de longue haleine pour harnacher et soumettre les forces de la nature et la capacité productive des hommes. Les humains ne se sont pas laissés embrigader facilement. Les guerres contre les « barbares » visaient autant à ramener des esclaves, pour remplacer ceux qui s’étaient sauvés ou qui étaient morts, qu’à punir les pillards attirés par les récoltes et réserves… Les maladies et épidémies que la coexistence en grand nombre favorisait, tant chez les animaux que les hommes, ont aussi ponctué l’histoire des civilisations. Sur ce dernier sujet, Kyle Harper donne un « édifiant » récit dans Comment l’empire romain s’est effondré — Le climat, les maladies et la chute de Rome

Ce que James Scott met en lumière, assez clairement, avec son histoire des premiers États, c’est le temps long, et la fragilité de ces civilisations qui nous ont laissé des traces (architecture, écriture) alors que les modes de vie « sans État » ont été le propre de la majorité des peuples humains jusqu’à une époque plutôt récente (quatre ou cinq siècles). Une lecture fascinante faite dans sa version originale (Against the Grain — 2017) juste avant que la version française ne soit publiée 🙁 

Alors qu’il laisse entendre à plusieurs reprises que la vie des peuples nomades était plus riche (nourriture plus diverse, mobilisation de connaissances plus étendue), ce que Scott laisse dans l’ombre cependant c’est la réussite indéniable que représentent à la fois l’accroissement (vertigineux) de la population humaine et l’allongement de l’espérance de vie. Des « progrès » qui ne pouvaient se produire sans la sédentarisation et la concentration (des savoirs et de la puissance) de l’urbanisation. Une question demeure : la « flèche du progrès » n’est-elle pas allée trop loin ? Dix milliards d’humains, dont plusieurs milliards de carnivores… 

Un autre examen au long cours de l’évolution des civilisations, mais cette fois sous l’angle de l’énergie : Energy and Civilisation, A History, par Vaclav Smil. Un examen minutieux et détaillé de l’évolution des outils, du rendement énergétique des premières cultures, et des équivalences en terme de puissance de travail entre les forces humaines, animales et mécaniques. L’évolution et la comparaison en terme de retour énergétique des types de culture autant que des machines aratoires… Saviez-vous qu’on pouvait harnacher jusqu’à 40 chevaux à une immense moissonneuse dans les grands champs de blé américains au début du 20e siècle ? !

prochaines lectures

Je sais que j’achète plus de livres que je suis capable d’en lire ! Mais ma culpabilité a baissé d’un cran lorsqu’un commentateur comparait sa bibliothèque à un cellier. « Est-ce qu’on demande à un amateur de vin s’il a bu toutes les bouteilles de sa cave ? » 

J’ai bien hâte de me replonger dans ces grandes questions, ou de retrouver ces auteurs vénérables. 

Charles Taylor, avec The Language Animal; Anna Lowenhaupt, avec Friction — Délires et faux-semblants de la globalité; Lionel Naccache, avec Le cinéma intérieur — projection privée au coeur de la conscience; La tête, la main et le coeur — La lutte pour la dignité et le statut social au XXIe siècle, de David Goodhart; Être forets — Habiter des territoires en lutte, de Jean-Baptiste Vidalou; Écologie intégrale — Le manifeste de Delphine Batho; Qu’est-ce qu’une plante, de Florence Burgat. 

Et encore, de divers auteurs, Les transitions écologiques; Le monde jusqu’à hier; The Conservation Revolution — Radicals Ideas for Saving the Nature Beyond the Anthropocene; Future Sea; The Future Earth; The Smart Enough City; Perdre le Sud; The Metamorphosis of the World; La guerre du Péloponèse; Black Morocco — A History of Slavery, Race and Islam;  Ils voulaient changer le monde — Le militantisme marxiste-léniniste au Québec… 

L’année 2021 promet d’être remplie. Remplie de ce que nous y mettrons. Nos objets et projets. Mais elle sera, surtout, pleine de ce qui nous est donné : la vie, l’amour de nos proches, la beauté du monde. Nous devons en profiter tout en les protégeant. 

Notes

  • 1
    Cette année fut finalement assez productive, plus que 2019 et 2018 où je n’avais publié que 16 billets chaque année. Ce n’est pas la « frénésie » de 2012-2013, où j’ai publié près de 80 billets par an, encore moins celle des années 2008-2009 où le rythme atteignait 150 billets par an ! Pas besoin de vous dire que ces billets n’étaient pas tous élaborés…
  • 2
    Hé oui, je commencerai ma 20e année début février !
  • 3
    Capital et idéologie, p. 933

2020. Une année exceptionnelle

Exceptionnelle, par ses pertes, ses faillites, ses morts… mais aussi par l’obligation d’un retour à l’essentiel, aux plaisirs simples, dont celui d’être vivant.
On prédit que 2021 sera, elle aussi, exceptionnelle, ne serait-ce que parce que les « ménages » n’ont pas dépensé autant qu’à l’habitude en 2020 et qu’ils seront enclins à consommer gros et plus qu’à l’habitude dans l’année qui vient.

Au début de la période de confinement certains, dont j’étais, se sont pris à rêver que cette période d’arrêt obligatoire nous permettrait de changer nos façons de faire, de ralentir notre consommation collective afin de revenir à un niveau qui soit à la mesure de ce que peut nous fournir la nature sans dépérir un peu plus chaque année. On souhaitait une relance verte, des investissements massifs dans le transport en commun, dans la protection de la nature, dans la transformation de nos modes de production…

La facilité avec laquelle les gouvernements se sont mis à distribuer de l’argent pour minimiser la récession n’aura eu d’égal que la rapidité avec laquelle certains appellent déjà un retour à des politiques d’austérité afin de payer ces « dettes ». Oui, je mets le mot dette entre guillemets parce que ce ne sont pas des dettes ordinaires…

Si la crise a mis en lumière, particulièrement au début de la pandémie, la capacité des gouvernements à mobiliser les populations dans une action (ou inaction) concertée… elle a aussi fait ressortir les doutes et la fragilité de ces consensus. Certains pays ont été frappés plus durement par la division et les agissements de groupes plus ou moins grands défiant l’intérêt public et les savoirs scientifiques. La diversité des comportements, tant des États nationaux que des populations, devrait nous renseigner sur les conditions de succès d’une action collective sous contraintes. Contraintes imposées par une nature imprévisible, mais aussi par des intentions fermes, liées à des valeurs essentielles.

Si nous choisissons de minimiser les leçons à tirer de cette période traumatique, en mettant tout en oeuvre pour « revenir à la normale », alors que cette « vie normale » est à la source même de la pandémie… Nous aurons beaucoup souffert pour rien.

Veut-on vraiment revenir à la « normale » dans les CHSLD et les résidences privées pour ainés ? Ici j’ai bien hâte de lire le prochain livre du journaliste André Picard, spécialiste des questions de santé au Globe and Mail, qui doit porter sur les leçons à tirer du pire échec de la crise du Covid-19 : les soins aux ainés.

Et tous ces kilomètres, ces heures de route interminables et polluantes qui font notre quotidien « normal », veut-on vraiment y revenir tel quel ou si on n’a pas appris quelque chose en minimisant nos déplacements ?

Veut-on vraiment revenir à la situation où il en coûte moins d’aller passer une semaine à Cuba « tout compris, billet d’avion inclus » que de passer quatre jours dans les Laurentides ou les Cantons ?

Et cette facilité, cette valorisation des déplacements locaux, actifs, des parcs et places publiques… de la livraison à domicile et du prêt à emporter… Qu’avons-nous appris ? Qu’avons-nous à retenir, à maintenir et développer ?

Évidemment, on ne peut passer les dix prochaines années à tirer les leçons de 2020-2021… mais on pourrait au moins passer en revue les plans d’aménagement, d’occupation du territoire, de transition ou de relance qui se discutent actuellement afin d’y faire valoir les leçons tirées de la récente crise.

barbarie ou civilisation

«[C]ertains sont d’ores et déjà engagés dans des expérimentations qui tentent de faire exister, dès maintenant, la possibilité d’un avenir qui ne soit pas barbare.» Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, Résister à la barbarie qui vient, 2013.

«Les barbares les plus redoutés du monde occidental ne sont pas des envahisseurs venus des steppes lointaines; ce sont les déplorables de la Rust Belt qui votent pour Trump, les gilets-jaunes qui brûlent des boutiques sur les Champs-Élysées, les petits Anglais forçant leur pays vers un improbable Brexit.» (Ross Douthat, dans The Decadent Society, 2020 – ma traduction).

En regardant se dérouler les psychodrames autour de questions comme le port du masque ou la place que prennent les pistes cyclables à Montréal, on peut sincèrement craindre la guerre civile que soulèverait l’implantation des réformes radicales à nos modes de vie qu’appelle en urgence «l’intrusion de Gaïa».  (À propos de Gaïa, voir le récent billet de Boucar Diouf, dans La Presse.)

Quand les conclusions scientifiques sont rabaissées au niveau d’opinions comme les autres, que les individus peuvent s’afficher sans vergogne insensibles à l’intérêt commun… on s’approche dangereusement de la barbarie.

Mais comment défendre ou même identifier la «civilisation» quand cette dernière s’est construite en discréditant des cultures, savoirs et richesses qui avaient pour seul défaut de ne pas être monnayables ou assimilables aux intérêts de la culture dominante? Faut-il sauver la civilisation actuelle alors qu’elle nous mène allègrement vers le précipice? Il est bon de se rappeler que la moitié de toutes les énergies fossiles brûlées par l’homme l’a été au cours des 30 dernières années! [more than half of the carbon exhaled into the atmosphere by the burning of fossil fuels has been emitted in just the past three decades. — Wallace-Wells, The Uninhabitable Earth]

Isabelle Stengers prend soin de distinguer l’usage du terme «barbare» chez les Grecs  anciens et celui de Rosa Luxemburg (emprunté à Engels) dans son écrit de prison de 1915 : La crise de la social-démocratie – Socialisme ou barbarie. Pour Stengers, en 2013 : «S’il y a eu barbarie à La Nouvelle-Orléans, c’est bien dans la réponse qui a été donnée à Katrina: les pauvres abandonnés alors que les riches se mettaient à l’abri.» Déjà en 1978, dans La Nouvelle Alliance écrit avec Ilya Prigogine, Stengers défendait une conception de la science qui ne soit pas opposée ou isolée de la culture, et une conception de la nature qui ne soit pas réduite par la science à ses plus simples mécanismes. Dans son écrit de 2013, intitulé «Au temps des catastrophes, Résister à la barbarie qui vient», la science et les scientifiques ne sont pas neutres, mais bien parties prenantes d’un avenir non barbare à inventer… ou de l’avenir barbare à éviter.

à propos de Gaïa

«On ne lutte pas contre Gaïa. Même parler d’une lutte contre le réchauffement est inapproprié – s’il s’agit de lutter, c’est contre ce qui a provoqué Gaïa, pas contre sa réponse.»

«Lutter contre Gaïa n’a aucun sens, il s’agit d’apprendre à composer avec elle. Composer avec le capitalisme n’a aucun sens, il s’agit de lutter contre son emprise.»

La Gaïa de Stengers ne prend pas sa revanche, elle serait plutôt aveugle aux dégâts que provoque son intrusion. Et l’auteure prend soin de se distancier de Lovelock, dont la «Gaïa semblait une bonne mère, nourricière, dont la santé devait être protégée. Aujourd’hui, notre compréhension de la manière dont Gaïa tient ensemble est bien moins rassurante». Dans ses écrits récents Lovelock affirme qu’il faudrait réduire la population humaine à 500 millions de personnes, ce que Stengers qualifie de «délire d’une abstraction meurtrière et obscène». La critique sévère que mène l’auteure contre les méthodes réductionnistes de la Science et son alliance avec l’économie de la connaissance n’aboutit pas à un rejet de la science, mais plutôt à son renouvellement par une ouverture sur les autres savoirs et pratiques traditionnels.

«Un jour, peut-être, nous éprouverons une certaine honte et une grande tristesse à avoir renvoyé à la superstition des pratiques millénaires, de celle des augures antiques à celles des voyants, liseurs de tarots ou jeteurs de cauris. Nous saurons alors, indépendamment de toute croyance, respecter leur efficace, la manière dont ils transforment la relation à leurs savoirs de ceux qui les pratiquent, dont ils les rendent capables d’une attention au monde et à ses signes à peine perceptibles qui ouvre ces savoirs à leurs propres inconnues. Ce jour-là nous aurons également appris à quel point nous avons été arrogants et imprudents de nous prendre pour ceux qui n’ont pas besoin de tels artifices.» I.S.

le risque de barbarie

La référence à la barbarie comme avenir potentiel dans l’actuelle conjoncture est aussi amenée par Simon Mair quand il décrit quatre futurs possibles pour l’après-CoViD-19 (What will the world be like after coronavirus? Four possiblefutures).

Ces quatre futurs : État capitaliste, État socialiste, Barbarie et Entraide, qui sont résumés succinctement dans l’article en ligne, s’orientent autour d’un axe de centralisation-décentralisation et d’un axe vertical où le principe économique cardinal est soit la valeur d’échange ou encore la protection de la vie. Quatre futurs qui recoupent d’assez près les quatre politiques climatiques présentées par Joel Wainwright et Geoff Mann, dans Climate Leviathan, A Political Theory of Our Planetary Future.

Le soin que prennent les auteurs à ne pas nommer, sinon par un «X» (l’inconnu de l’équation) la «solution» ou la perspective souhaitable rejoint assez bien, il me semble, l’approche ouverte, non déterminée de Stengers. Ce que Wainwright et Geoff ajoutent à l’équation de Simon Mair, en plus d’un important fonds de références philosophiques et historiques, c’est la question de la souveraineté planétaire, de la souveraineté tout court.

Le Léviathan climatique rêve de devenir le souverain planétaire, et il en a les moyens. «Climate Leviathan is defined by the dream of a planetary sovereign. It is a regulatory authority armed with democratic legitimacy, binding technical authority on scientific issues, and a panopticon-like capacity to monitor the vital granular elements of our emerging world: fresh water, carbon emissions, climate refugees, and so on.»1Le Léviathan climatique est défini par le rêve d’un souverain planétaire. Il s’agit d’une autorité de régulation dotée d’une légitimité démocratique, d’une autorité technique contraignante sur les questions scientifiques et d’une capacité de type panoptique pour surveiller les éléments granulaires vitaux de notre monde émergent : l’eau douce, les émissions de carbone, les réfugiés climatiques, etc. Mais les forces «antisouveraineté planétaire» du Behemoth (capitalisme sauvage, nationalismes xénophobes — ces forces qui refusent toute légitimité à une instance internationale, surtout si elle avait le pouvoir de contraindre leur capital national) et celles du «Mao climatique» s’opposent à l’émergence d’un Léviathan hégémonique. Mais elles s’opposent aussi à l’émergence d’un «X» climatique.

À l’heure où on commence à mesurer les sacrifices qu’il faudra faire pour «sauver la planète», Climate X doit rejeter à la fois l’affirmation selon laquelle les préoccupations planétaires doivent dominer celles des nombreuses communautés et peuples qui habitent la planète et un éventuel souverain mondial qui se donnerait le droit de déterminer ces préoccupations. Mais cela signifie-t-il qu’il doit s’opposer à tous ceux qui s’arrogent le pouvoir de parler des questions planétaires? Quelle forme de vie politique, s’il y en a une, se prête à une «planétarité» qui ne semble pas intrinsèquement entraîner un gouvernement souverain? Ma traduction

Trois principes guident le «Climate X»: égalité, dignité et solidarité. Et deux trajectoires pourraient conduire à ce Climate X: la tradition anticapitaliste d’obédience marxiste et les savoirs et modes de vie des peuples indigènes qui ne sont pas surdéterminés par le capital et l’État souverain. Tout l’enjeu étant de marier ces deux trajectoires sans que l’une ou l’autre se sente trahie!

«Les luttes autochtones contre l’impérialisme capitaliste sont mieux comprises comme des luttes orientées autour de la question de la terre – des luttes non seulement pour la terre, mais aussi profondément informées par ce que la terre en tant que mode de relation réciproque (qui est elle-même informée par des pratiques basées sur le lieu et des formes associées de connaissance) doit nous apprendre à vivre nos vies en relation les uns avec les autres et avec notre environnement d’une manière respectueuse, non dominante et non exploitante.» (Coulthard, Red Skin, White Masks, cite par Wainwright et Geoff) Ma traduction.

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« à quels rêves de riche confie-t-on le soin de relancer l’économie? » – I.S.

«Mais il dépend de nous, et c’est là que peut se situer notre réponse à Gaïa, d’apprendre à expérimenter les dispositifs qui nous rendent capables de vivre ces épreuves sans basculer dans la barbarie, de créer ce qui nourrit la confiance là où menace l’impuissance panique. Cette réponse, qu’elle n’entendra pas, confère à son intrusion la force d’un appel à des vies qui valent d’être vécues.», I. Stengers. Mon emphase.

article d’abord publié sur Nous.blogue

Voir aussi article précédent écrit en marge de celui-ci…

Notes

  • 1
    Le Léviathan climatique est défini par le rêve d’un souverain planétaire. Il s’agit d’une autorité de régulation dotée d’une légitimité démocratique, d’une autorité technique contraignante sur les questions scientifiques et d’une capacité de type panoptique pour surveiller les éléments granulaires vitaux de notre monde émergent : l’eau douce, les émissions de carbone, les réfugiés climatiques, etc.

la révolution sera télévisée, finalement *

Elle ne se fera pas sans que les gens s’en aperçoivent, la Transition. La Grande transition. Nous avons « pôké » les dieux… poussé le bouchon un peu (beaucoup) trop loin et perdu d’autant notre capacité d’agir plutôt que de réagir. La présence, même maladroite et juvénile, de QS sur l’échiquier provincial donne un caractère d’urgence et de radicalité aux enjeux. Et c’est tant mieux. Mais si cette urgence reste encastrée à la marge, dans l’opposition et la minorité, elle ne pourra changer radicalement le monde. Et c’est tout un paquebot qu’il s’agit de ralentir et réorienter…

Et puis, il ne faut pas que l’implantation d’un vote proportionnel conduise à donner simplement plus de pouvoir à des négociations des partis derrière des portes closes (J-Y Thériault). Le programme d’un gouvernement de Transition s’élaborera sur plusieurs cycles électoraux et devrait viser à rallier les forces (civiles, économiques, politiques) autour d’une nécessaire et profonde réévaluation de notre régime de consommation d’un bassin de mieux en mieux connu de ressources limitées. Regardons un peu plus loin, pour une fois, que la prochaine élection, et même plus loin que la prochaine génération.

Posez-vous la question : comment votre élu local participera-t-il-elle à ce processus de ralliement ?

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* The revolution won’t be televised